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Bruxelles : Bahar Kimyongür, Belge d'origine turque et opposant au régime d'Erdogan, menacé de mort
Une manifestation de soutien à Bahar Kimyongür, en 2013.
© OLIVIER VIN / BELGA / AFP

Bruxelles : Bahar Kimyongür, Belge d'origine turque et opposant au régime d'Erdogan, menacé de mort

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Journaliste, activiste, traducteur, très actif sur les réseaux sociaux, il vient de se retirer de Twitter à la suite de menaces répétées. Un de ceux qui le poursuivent, proche du pouvoir d'Ankara, lui a fait passer le message par un intermédiaire. Il fera bientôt connaissance avec lui, "en tête à tête".

Pas tout à fait à l'aise, c'est le moins que l'on puisse dire. Il faut reconnaître que les menaces que reçoit Bahar Kimyongür, journaliste belge d'origine turco-syrienne, opposant notoire au régime d'Erdogan, n'aident pas à passer de bonnes nuits. « Et pourtant ce n'est pas quelqu'un qui se stresse facilement » note la députée européenne Marie Arena, présidente de la sous-commission « Droits de l'homme » à Bruxelles, un de ses soutiens les plus attentifs.

L'homme qui le menace n'est pas un enfant de chœur, et il a des appuis au plus haut de l'appareil d'État. Emrah Celik, membre de l'AKP, dont il a été vice-président pour la jeunesse à Kapakli, dans la province de Terkidag, aurait combattu en Syrie au sein de la 2e division côtière de l'armée syrienne libre. Un groupe composé pour l'essentiel de « Loups gris », ce mouvement nationaliste turc d'extrême droite réputé pour sa violence, dissous en France à la suite de descentes dans les quartiers arméniens de Lyon durant le conflit au Haut Karabakh. Sur des vidéos circulant sur le net, on le voit brandissant la tête d'un soldat syrien, un doigt pointé vers le ciel : « Cette division qui tient le mont Turkmène, où elle combat les YPG kurdes et l'armée syrienne, est une sorte de convergence d'intérêts entre l'extrême droite et les islamistes » explique Bahar Kimyongür. Très actif sur les réseaux sociaux, il vient de quitter Twitter et a déposé une plainte pour menaces de mort, la dernière ayant été envoyée à un journaliste turc exilé à Berlin, ami de Kimyongür, sous forme de message à transmettre : « Connais-tu Bahar Kimyonger (sic) de près ? » « Oui » « Il force sa chance. Peux-tu lui adresser mes salutations ? Dis-lui : « Il t'envoie beaucoup de salutations. Et il fera prochainement connaissance avec toi en tête à tête. Je veux sérieusement que tu lui transmettes ce message. » « Je lui transmettrai. »

"Wanted list"

Une menace explicite, qui fait suite à plusieurs autres, encore plus explicites, reçues sur Twitter au cours de l'année 2020, de la part du même Emrah Celik, et qui ont fait l'objet d'un premier dépôt de plainte, via un cabinet d'avocat turc, à Istanbul le 4 mai 2020. Les craintes de Bahar Kimyongür sont d'autant plus fondées qu'il figure depuis février 2018 sur la « Wanted list » émise par le ministère de l'Intérieur turc. Une liste de terroristes les plus recherchés, établie à l'initiative du ministre Suleyman Solyu, en compagnie duquel Emrah Celik figure sur une photo, ce qui donne une idée des relations et appuis de ce dernier. Consultable sur Internet, elle mêle, par catégories de couleurs (rouge, bleue, verte, orange et grise) correspondant à l'importance des « cibles », des djihadistes de Daech et d'Al-Qaïda, des Kurdes du PKK et des militants d'extrême-gauche. Et à chaque couleur correspond une récompense. Pour la capture du journaliste belge, sur la verte, elle est de deux millions de livres turques, soit deux cent vingt mille euros.

Que reproche le gouvernement turc à Bahar Kimyongür ? Outre ses multiples engagements, depuis son adolescence (il a aujourd'hui 46 ans) en faveur de mouvements pacifistes et d'opposition à la politique d'Ankara, c'est sa supposée appartenance au DHKP-C, un mouvement terroriste d'extrême-gauche marxiste-léniniste, qui fut notamment accusé du meurtre de l'homme d'affaires Ozdemir Sabanci et de deux de ses collaborateurs à Istanbul en 1996. Pour ce meurtre, une femme qui travaillait comme hôtesse d'accueil dans la tour propriété du milliardaire, Fehriye Erdal, membre du DHKP-C, a fui en Belgique, où elle a été arrêtée, avant de réussir à s'échapper de la résidence où elle était assignée à la veille de son procès. Elle est toujours en fuite aujourd'hui, sous le coup d'un mandat d'arrêt international. « Supposée appartenance » car aujourd'hui encore, Bahar Kimyongür s'en défend, expliquant qu'il n'a joué avec les militants en fuite de ce mouvement, qu'un rôle d' « interprête-traducteur ».

Sa fiche Wikipedia, « truffée d'erreurs et de calomnies », dit-il, le présente comme porte-parole du mouvement et animateur de son bureau d'information, ce qu'il nie. « J"étais le mister Bean de la révolution » dit-il, « je suis trop naïf, j'aide les gens en difficulté et je ne me préoccupe pas de leur obédience. Je suis là pour défendre leurs droits et comme je parle leur langue, je fais l'intermédiaire avec la justice belge. » Une naïveté dont il est difficile de savoir si elle est réelle ou feinte, mais qui l'a en tout cas mené en prison et plongé au cœur d'un des plus incroyables imbroglios politico-judiciaires belges des années 2000. Dans le même temps, la Turquie qui ne l'a jamais lâché, avait sollicité Interpol dans le cadre d'un mandat d'arrêt international. Inculpé à la suite de la découverte de photocopies de papiers d'identité dans une cache de l'organisation à Knokke-Heist en 1999, il sera jugé et condamné deux fois : en février et en novembre 2006. Et incarcéré à plusieurs reprises. Jusqu'à ce que sa bataille judiciaire l'amène au 23 décembre 2009, jour où la cour d'appel de Bruxelles anéantit ses condamnations et l'acquitte définitivement du chef d'accusation d'appartenance à un groupe terroriste.

Scandale d'État

Son arrestation en 2006 aux Pays Bas crée un scandale en Belgique, lorsqu'on apprend qu'elle a été orchestrée par les services de sécurité belges : « À l’époque, j'étais sénateur » raconte Josy Dubié, légende du grand reportage de la RTBF, entré en politique sur le tard au sein du parti « Écolo » et devenu ami de Bahar Kimyongür, « j'ai interpellé le ministre de l'Intérieur, et nous avons violemment combattu ce que nous considérions comme un scandale d'État, avec l'appui du journaliste du Soir Marc Metdepenningen. Un citoyen belge était livré par la Hollande, dans le cadre d'une demande de la Turquie, c'était totalement illégal. »

Arrêté à nouveau en Italie et en Espagne, puis libéré et retiré de la liste d'Interpol, son cas irrite particulièrement les autorités d'Ankara, qui le placent en 2018 sur sa fameuse « Wanted list ». Ses prises de position lors du conflit syrien, que certains qualifient de « pro Assad » - ce dont il se défend avec énergie en arguant que « ce n'est pas parce qu'on dit que les groupes anti-Assad sont coupables d'exactions que l'on défend celles du régime ni le régime lui-même » - et ses critiques répétées sur la situation des Droits de l'Homme en Turquie, ne font rien pour arranger les choses. « Quant à l'existence d'une telle liste, il n'y a rien ici d'illégal » explique son avocat Jan Fermon, « un pays peut rechercher des criminels. Le problème n'est pas le fond mais le contenu de cette liste, on l'utilise pour empiéter sur la liberté d'expression, et par l'attribution d'une récompense on incite à passer à l'acte, c'est en cela qu'il pourrait y avoir violation du droit. »

D'autant que si les menaces sur des activistes turcs et kurdes à l'étranger ne sont pas nouvelles, elles se retrouvent sous un éclairage nouveau et singulier depuis les déclarations récentes, sur la chaîne CNN Türk, de l'ancien chef du département des renseignements généraux de l'armée, Ismail Hakki Pekin : « …Ils (le PKK) ont aussi des éléments en Europe. Nous devons faire quelque chose contre leurs éléments en Europe. Cela a déjà été fait à Paris ». Une allusion limpide à l'assassinat à Paris, en janvier 2013, de trois militantes kurdes dans un quartier de la capitale.

"La réponse doit être politique "

« Je comprends que mon client soit plus stressé que par le passé » s'alarme de fait l'avocat Jan Fermon, « désormais on a des appels au meurtre et à l'assassinat politique. Il y a d'autres affaires en cours en ce moment, dont on ne peut pas parler en détail parce qu'elles sont à l'instruction. Mais en Allemagne on a récemment arrêté un homme qui se présentait comme journaliste et se servait de sa couverture pour approcher des représentants kurdes en Allemagne et en Belgique. Il y a une activité importante des services de renseignement turcs en Europe. »

Alors quelles réponses juridiques peut-on apporter à ces menaces ? « Constituer une association pour attenter à la vie d'autrui est un délit en soi » reprend l'avocat, « mais la question est complexe, les structures d'un État, notamment ses structures secrètes, sont par définition difficiles à atteindre. La réponse doit donc être politique. Après les conclusions du Parquet c'est au pouvoir politique belge de convoquer les responsables politiques turcs. »

"Il y a un vrai problème de communautarisme à Bruxelles et cela fait de toute évidence courir un danger à Bahar. "

Un manque de moyen juridique et judiciaire qui inquiète le premier concerné. « Aujourd'hui, je me sens particulièrement menacé » confie ainsi Bahar Kimyongür, « parce qu'il y a beaucoup de Turcs en Belgique qui adhèrent aux thèses des Loups gris et que le Ministre de l'Intérieur, Suleyman Solu, leur plaît beaucoup. Ces gens sont de plus en plus fascinés par la violence. Je vis au milieu d'eux, c'est comme si on m'avait mis une cible sur le front. »

Cette dérive identitaire, le journaliste sénateur Josy Dubié a pu également l'observer: « Il y a un vrai problème de communautarisme à Bruxelles et cela fait de toute évidence courir un danger à Bahar.Il y a des quartiers comme Saint-Josse où les Turcs sont en majorité. La plupart d'entre eux sont des sympathisants d'Erdogan, et certains ont été très violents vis-à-vis des Arméniens, ont pu incendier des locaux ou démoli des cafés. Ils tiennent le haut du pavé. »

Le Parlement européen à l'écoute

Au niveau politique, la situation du journaliste semble cependant prise au sérieux. Notamment au parlement européen. « Je suis la situation de Bahar depuis un certain temps » rappelle ainsi la députée Marie Arena, « Mais nouveau cap a été franchi avec ces menaces de mort d'un activiste. » Aussi la socialiste belge considère-t-elle que des mesures d'urgence sont à prendre. De trois ordres : « Tout d'abord j'ai demandé à ce qu'il puisse être protégé correctement. Cette récompense de deux millions de livres turques, sur une liste qui mélange les genres peut conduire à des comportements dangereux à son égard. C'est un citoyen belge, il doit être protégé. Ensuite, il faut trouver quels sont les moyens légaux vis-à-vis des réseaux sociaux et interroger les plates-formes comme twitter pour voir comment on gère ce genre de menaces. »

Mais c'est surtout une réponse politique qui doit être apportée : « Cette question des pressions sur les opposants sur le sol européen doit être systématiquement mise à l'ordre du jour des relations que l'on a avec ce pays. Aujourd'hui, la Turquie est en contradiction totale du point de vue du respect des droits humains. Il faut utiliser le levier économique. Il est assez frappant que, ceux qui sont le plus opposés à l'entrée de la Turquie dans l'UE, c’est-à-dire les gens de droite, sont dans le même temps favorables à un renforcement de l'union douanière. Dans le même temps, Erdogan fait du chantage à l'invasion migratoire, et ce sont les mêmes qui sont prêts à lui donner de l'argent pour qu'il garde les migrants sur son sol ! » Marie Arena s'étonne, sans être dupe, que les seules tensions véritables avec la Turquie soient intervenues sur fond de guerre des hydrocarbures en Méditerranée orientale, soit un motif économique : « Je suis tout à fait d'accord pour que l'on protège les eaux territoriales, mais il faut aussi protéger les droits de l'Homme. Ce qu'il se passe en ce moment, ces menaces de mort sur un citoyen belge, sur notre territoire, constitue une agression territoriale ».

En Belgique, des tribunes de soutien à Bahar Kimyongür, signées par des intellectuels, des artistes et des journalistes, sont publiées dans les journaux. Lui continue de faire attention quand il marche dans la rue. Un peu plus depuis quelques jours.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne