Il y a 41 ans, Marguerite Yourcenar devenait académicienne malgré elle

LE MONDE D’AVANT. Après 345 ans d’existence, l’Académie française se fait enfin à l’idée qu’une femme peut être un grand écrivain.

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Temps de lecture : 4 min

Imaginez le traumatisme vécu en 1980 par certains des barbons à bicorne siégeant sous la Coupole à l'idée de côtoyer une femme. Sacrilège ! Une insulte à la tradition ! Qui plus est, le jour du vote, cette « sorcière » méprisante se prélasse à bord d'un paquebot, au large des côtes de Floride.

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Certes, dans le monde d'avant, il n'était pas bon de porter jupon. Lui attribuer le grand prix de la littérature française en 1977 pour son œuvre majeure Les Mémoires d'Adrien, c'est une chose. Mais lui donner un fauteuil jamais encore pollué par un fondement féminin, c'en est une autre. D'autant que la dame est devenue américaine en 1947 et qu'elle ne montre pas un enthousiasme délirant pour sommeiller parmi ses confrères masculins. Elle préfère la douceur de son île américaine. En fait, le trublion, ce n'est pas elle. C'est le sémillant Jean d'Ormesson, ce petit jeunot de 55 ans, élu 7 ans auparavant.

Elle est aussi étrangère au féminisme qu’un Esquimau à la danse classique.

C'est lui qui est allé solliciter Yourcenar dans sa paisible retraite. C'est lui qui la convainc d'endosser l'habit vert alors qu'elle n'a jamais rien voulu de tel. Et pourquoi ? Parce que la lecture de ses œuvres l'a convaincu de son génie, et que le fait de son sexe est secondaire. Il est temps qu'une femme de talent devienne à son tour immortelle. Rien ne l'interdit dans les statuts de la noble assemblée. Sinon la traditionnelle misogynie des siècles passés. Le choix de Yourcenar n'est pas entièrement innocent car, contrairement à beaucoup de ses consœurs de l'époque, elle est aussi étrangère au féminisme qu'un Esquimau à la danse classique. Donc pas de risque qu'elle fasse de l'Académie française une tribune en faveur du girl power. Marguerite finit par céder devant l'insistance sympathique du ludion de la littérature française, ou, pour être exact, elle s'engage à ne pas refuser d'enfiler le bicorne si jamais elle vient à être élue. Mais ne comptez pas sur elle pour mener campagne ou encore pour siéger sous la Coupole.

Un champ de bataille

Il ne reste plus à d'Ormesson qu'à lever le dernier obstacle. En devenant américaine, Yourcenar n'a pas pris la peine de conserver la nationalité française qu'elle devait à son père. Or seuls les Français ont le droit d'être immortels ! Jean d'Ormesson sollicite Alain Peyrefitte, garde des Sceaux et académicien, qui parvient à la faire réintégrer dans sa nationalité d'origine. La bataille peut commencer. On n'avait pas vu un pareil affrontement depuis les Dardanelles. L'institut devient un champ de bataille. Les jeunes (de moins de 70 ans) contre les vieux. Les révolutionnaires contre les gardiens de la tradition. Au panache blanc de Jean d'Ormesson se rallient Maurice Rheims, Félicien Marceau, Maurice Schumann, Eugène Ionesco, Maurice Druon, Alain Decaux et Jean-Jacques Gautier. Leurs voix ne suffisent pas. Il faut convaincre ces vieux messieurs que le talent de la candidate surpasse son appartenance au sexe faible, que les colonnes du temple n'en seraient pas ébranlées.

Comment supporterons-nous de voir vieillir une femme ?Un académicien

D'Ormesson n'en croit pas ses oreilles en entendant certains arguments émis par les plus réfractaires : « Il est déjà très difficile de se voir vieillir entre nous, les hommes, comment supporterons-nous de voir vieillir une femme ? » ; ou encore « Nous sommes tous égaux à l'Académie et nous passons les portes dans l'ordre de notre élection. Qu'est-ce que nous ferons avec Marguerite Yourcenar ? Qui passera en premier ? » Claude Lévi-Strauss joue sur un autre registre pour expliquer son opposition. Il explique que, d'après ses travaux, tout changement fondamental dans l'organisation des tribus indiennes mène à la ruine. Ce qui devrait être le cas avec l'entrée d'une femme dans la tribu des habits verts.

Les partisans de Yourcenar se battent au corps à corps. Cependant, la rumeur prétend qu'ils doivent leur victoire à un troc peu glorieux. Le jour de l'élection opposant Yourcenar et Jean Dorst, le directeur du Muséum national d'histoire naturelle de Paris, il y a une deuxième élection à organiser pour garnir le fauteuil de Joseph Kessel. Deux hommes s'affrontent, le grand favori Robert Mallet et le sulfureux gaulliste Michel Droit. Un partisan de ce dernier aurait alors proposé un délicieux marché aux académiciens soutenant Yourcenar. Vous avez compris lequel : vous votez pour notre candidat et on votera pour le vôtre. C'est ainsi que la toute première femme entre sous la Coupole avec l'excellent score de 20 voix dès le premier tour. Quant à Michel Droit, il rassemble 19 voix.

Très flattée par cette glorieuse victoire, Marguerite Yourcenar viendra dix mois plus tard sous la Coupole pour prononcer son discours de réception. Un petit tour et puis s'en va ! Elle ne reviendra jamais plus.

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Commentaires (3)

  • marie luberon

    Je ne suis pas sure qu’on puise parler de la « douceur de son île américaine « . Mount Desert Island et Bar Harbor sont situés très haut le long des côtes du Maine et leur climat est plus proche de celui du Canada voisin que de celui de la Floride.

  • Papocroft

    À Hadrien...
    " les mémoires d'Hadrien"... : -/

  • jasonad

    Il y a un rôle de prestige, de reconnaissance, certes, mais pas seulement.
    C’est quand très surprenant et décevant que cette académicienne ne soit plus jamais revenue...