Les Rotoreliefs de Marcel Duchamp

Blandine Etienne - 11 mars 2021

Dans les collections de la Cinémathèque, la série complète des hypnotiques Rotoreliefs créés par Marcel Duchamp en 1935. Une œuvre multiple et avant-gardiste vendue en boîte comme un jeu d'optique, entre pop art, op art et art cinétique.

Les Rotoreliefs de Marcel Duchamp © ADAGP

Conçus pour produire l'illusion du volume, les Rotoreliefs constituent un ensemble de six disques de carton imprimés en recto verso, dont les dessins numérotés de 1 à 12 s'intitulent Corolles, Œuf à la coque, Lanterne chinoise, Poisson japonais, Escargot, Eclipse totale ou Spirale blanche. « Divertissements visuels », selon leur auteur, d'une taille de 20 cm de diamètre pour les plus grands, ces disques colorés aux motifs psychédéliques avant l'heure s'utilisent sur un phonographe – déployant des effets de creux ou de reliefs fascinants sous l'effet de leur rotation.

Rotorelief n°3 – Lanterne Chinoise Rotorelief n°8 – Cerceaux

Rotorelief n°3 (Lanterne chinoise) et Rotorelief n°8 (Cerceaux) / Marcel Duchamp © ADAGP

Duchamp est très tôt inspiré par la représentation du mouvement – de sa série de peintures nourries des chronophotographies de Marey (Nu descendant un escalier en 1911) au premier ready-made de l'histoire de l'art contemporain (sa Roue de bicyclette exposée en 1913). Il expérimente le mouvement circulaire mécanisé de ses spirales en 1920, avec sa Rotative plaque de verre et sa Rotative demi-sphère, avant de s'interroger : « Au lieu de fabriquer une machine qui tourne, comme j'avais fait à New York, je me suis dit : pourquoi ne pas tourner un film ? ». L'artiste protéiforme décide d'immortaliser en noir et blanc ses Disques optiques dessinés en 1923, et surtout la rotation envoûtante de ces cercles excentriques, dans Anémic cinéma (1925) – film expérimental qu'il coréalise avec l'assistance technique de Man Ray et de Marc Allégret, signé de son double fictif Rrose Sélavy « experte en optiques de précision ». Dix disques optiques sont filmés en plans fixes, image par image, tournant millimètre par millimètre, le temps de 8 bonnes minutes, en alternance avec neufs disques de jeux de mots inscrits en spirales.

Près d'une décennie plus tard, Duchamp à l'idée de montrer ses rotoreliefs en mouvement en utilisant un phonographe, plutôt qu'une caméra. La technologie plus simple et accessible lui offrirait une diffusion moins confidentielle. En 1935, il écrit à Katherine Deier, artiste et mécène des dadaïstes : « Je vais faire un jeu avec les disques et les spirales que j'ai utilisés pour mon film. J'espère vendre chaque boîte pour 15 francs (...) Je l'ai montré à des scientifiques spécialistes en optique et selon eux, il s'agit d'une forme nouvelle, inconnue jusqu'ici, utilisant le procédé du volume et du relief. »

Les Rotoreliefs sont déposés en mai 1935 au Tribunal de commerce de la Seine et Duchamp présente son invention au concours Lépine dans la foulée, en août de la même année. Sur son petit stand loué porte de Versailles, les Rotoreliefs sont exposés sur les plateaux tournants de six phonographes Victrola, à la « vitesse optima de 40 à 60 tours à la minute ». L'installation produit un effet 3D, augmenté par l'usage d'un viseur tenu à distance. Les Rotoreliefs sont fournis dans une boîte avec un étui circulaire constitué de deux cercles en bakélite et accompagnés d'un mode d'emploi, imprimé en lettres majuscules :

FAIRE TOURNER LENTEMENT LES DISQUES OPTIQUES ROTORELIEF (DANS OU SANS L'ETUI) SUR LE PLATEAU D'UN PHONOGRAPHE: L'IMAGE EN RELIEF APPARAITRA AUSSITOT.
POUR OBTENIR LE RELIEF MAXIMUM, REGARDER D'UN ŒIL A TRAVERS LE VISEUR CI-JOINT, TENU A DISTANCE.
LA FACE A PETIT DIAMETRE DE L'ETUI EST DESTINE AUX PETITES IMAGES.
LE PIVOT DU PLATEAU GENANT LE PLACEMENT DES DISQUES OPTIQUES, ENTASSER QUELQUES DISQUES DE MUSIQUE JUSQU'A COMPLETE DISPARITION DE LA POINTE.

C'est Henri-Pierre Roché, futur auteur du roman Jules et Jim et ami de Duchamp, rencontré en 1916, qui finance l'édition de cette œuvre d'art en boîte, réalisée à 500 exemplaires et bel et bien vendue 15 francs, avec ses 12 images sur les 6 disques double face. Également proposé au détail, le disque (2 images) vaut 2,50 francs l'unité. L'ensemble reste moins onéreux à produire que sa série de boîtes rassemblant des reproductions de ses propres œuvres (la première Boîte de 1914, la Boîte verte en 1934 et sa Boîte-en-valise présentée en 1941). Duchamp en fait le constat dans sa correspondance avec Katherine Deier : « Si les gens trouvent ça trop bon marché, tant pis, mais le coût de fabrication ne me permet pas de faire plus de profit. »

Rotorelief n°5 – Poisson japonais Rotorelief n°12 – Spirale Blanche

Rotorelief n°5 (Poisson japonais) et Rotorelief n°12 (Spirale blanche) / Marcel Duchamp © ADAGP

 

Les Rotoreliefs reçoivent la mention honorable dans la catégorie des arts industriels au concours Lépine mais l'opération est un flop commercial complet : trois exemplaires sont vendus dont deux à des amis de l'artiste. Henri-Pierre Roché revient sur l'aventure dans un texte sans aucun espace entre les mots : Diskoptiksdemarcelduchamp (publié en 1954) : « seulemenlepublikyremarquaipasmarcelnisesdisk », « lepublikysautaidirektdelamachinakomprimerlesordureàcelleàéplucherlespomdetersansarrêter (...) moijétaizennuyépourmékapitosmaizencorbienpluspourmarcel ». Les disques optiques de Duchamp ne connaissent pas plus de succès à New York, où ils sont placés chez Macy's.

Plus de 10 ans après leur création, les Rotoreliefs réapparaissent en action et en Technicolor dans un long métrage expérimental du plasticien et cinéaste Hans Richter, Dreams That Money Can Buy (Rêves à vendre), entrepris aux États-Unis en 1942 et achevé en 1946. Financé par Peggy Guggenheim comme une anthologie du cinéma d'avant-garde et récompensé du premier prix lors de sa présentation à la biennale de Venise en 1947, le film met aussi à l'honneur les travaux de Fernand Léger, Man Ray, Alexander Calder et Max Ernst sous forme d'épisodes imaginés autour d'un héros vendeur de rêves sur mesure. Celui de Duchamp revisite son Nu descendant un escalier en alternance avec ses Rotoreliefs en mouvement, en gros plans ou démultipliés. John Cage demande à composer la musique de la séquence bien-nommée « Discs » (Music For Marcel Duchamp, interprétée sur piano préparé et reprise par Scorsese dans Shutter Island).

Snobée en 1935, la série de Rotoreliefs sera rééditée en 1953 à 1 000 exemplaires avant trois ultimes rééditions, en 1959, 1963 et 1965, qui s'appuient sur un nouveau système de suspension murale remplaçant le tourne-disque initial. La Cinémathèque conserve la précieuse série originale de 1935 en édition limitée à 500 exemplaires, dont 300 auraient disparu lors de la seconde guerre mondiale. Rien de surprenant dans cette acquisition de longue date, compte tenu de l'admiration de son fondateur pour l'artiste et de sa volonté de montrer les relations entre cinéma et arts plastiques.


Blandine Etienne est chargée de production web à la Cinémathèque française.