France Soir : grandeur et déliquescence d'un journal devenu anti-journalistique

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France Soir : grandeur et déliquescence d'un journal devenu anti-journalistique

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Un vendeur ambulant distribue la première édition quotidienne de France Soir le 15 janvier 1947 à Paris. Dans les années 50, le journal tirait à plus d'un million d'exemplaires avec parfois jusqu'à sept éditions par jour.
Un vendeur ambulant distribue la première édition quotidienne de France Soir le 15 janvier 1947 à Paris. Dans les années 50, le journal tirait à plus d'un million d'exemplaires avec parfois jusqu'à sept éditions par jour.
© AFP - AFP

Du plus grand quotidien d'après-guerre à un média complotiste sans journaliste, l'histoire de France Soir est le triste récit d'une descente aux enfers. Le site vient aussi de perdre sa chaîne YouTube et voit son statut de média d'information remis en question, avec à la clef ses subventions.

De l'héritage de France Soir, il ne reste guère plus aujourd'hui que le nom. Celui d'un site internet qui se présente comme un "média libre et indépendant" mais sans rédaction depuis le licenciement économique de ses quatre derniers journalistes en 2019. France Soir continue d'exister par la volonté de son propriétaire depuis 2014, Xavier Azalbert, mais en publiant régulièrement des contenus considérés comme complotistes depuis le début de la pandémie de Covid-19. Le site a aussi publié le 22 janvier une tribune de Francis Lalanne, "J'appelle", dans laquelle ce dernier demandait à l'armée de renverser Emmanuel Macron : l'initiative a valu au chanteur l'ouverture d'une enquête préliminaire du parquet de Paris pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, notamment. Francis Lalanne et le patron du site France Soir ont tous deux été convoqués par la police judiciaire début février et, à l'heure de la publication de cet article, la tribune était toujours en ligne.

Le 29 janvier 2021, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot a demandé le réexamen du statut de média d'information politique et générale (IPG) attribué à France Soir : un certificat qui permet à la presse de toucher des aides publiques de l'État. Par ailleurs le 11 mars, YouTube a décidé de clôturer la chaîne de France Soir pour non respect des conditions d'utilisation : la plateforme, qui indique lutter contre la désinformation médicale, avait déjà retiré deux vidéos du compte.

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Issu de la résistance, France Soir invente l'info en continu

France Soir est l'héritier de l'un des plus grands journaux publiés par la résistance : Défense de la France, qui fut le plus gros tirage de la presse clandestine, avec 450 000 exemplaires quotidiens en 1944 lors des derniers mois de l'occupation allemande. En novembre de la même année, France Soir est créé par Robert Salmon et Philippe Viannay (fondateur aussi du CFJ, prestigieuse école de journalisme), qui avaient tous deux participé au lancement du journal résistant. Quand le nom du quotidien est choisi, l'ancien titre est d'ailleurs associé : France-soir Défense de la France.

Le 8 novembre 1944, le premier numéro de France Soir affiche en Une sa filiation avec le journal résistant "Défense de la France".
Le 8 novembre 1944, le premier numéro de France Soir affiche en Une sa filiation avec le journal résistant "Défense de la France".
- gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Le paysage de la presse est alors un champ de ruines : la plupart des journaux se sont sabordés au moment de l'invasion allemande de 1940 ou se sont discrédités en collaborant avec l'occupant et disparaissent à la Libération. Lorsque France Soir est créé en 44, le titre se veut l'héritier de la presse populaire d'avant-guerre et tente de reproduire la méthode de Paris Soir (disparu avec la Seconde Guerre mondiale). Un homme est alors associé au succès du journal naissant : Pierre Lazareff, directeur de la rédaction de Paris Soir dans les années 30 puis réfugié aux États-Unis. Il y dirige notamment les émissions pour l'Europe occupée réalisées par l'Office of war information.

Surnommé "Pierrot les Bretelles", il fait de France Soir le plus grand quotidien populaire d'après-guerre. Le journal est racheté par Hachette en 1949 et Pierre Lazareff en devient alors le directeur tout-puissant : le tirage dépasse le million d'exemplaires en 1953 et s'y maintient jusqu'en 1966. Le bandeau "seul quotidien à plus d'un million d'exemplaires" est définitivement retiré de la Une en 1969 mais le numéro le plus vendu reste celui publié après la mort de Charles de Gaulle, survenue le 9 novembre 1970 : écoulé à plus de deux millions de copies. 

La Une de France Soir annonçant l'intervention américaine en Corée. Photo prise à Paris le 28 juin 1950.
La Une de France Soir annonçant l'intervention américaine en Corée. Photo prise à Paris le 28 juin 1950.
© AFP - AFP

Pierre Lazareff est le grand homme de presse de cette période, il sait faire preuve d'inventivité dans l'après-guerre, y compris sur les aspects logistiques pour acheminer du papier malgré les pénuries. Sous sa direction, France Soir devient un quotidien très ambitieux qui s'appuie sur les dernières avancées techniques pour proposer de nombreuses photos, une actualisation incessante... À sa grande époque, le quotidien compte jusqu'à 7 éditions par jour avec une rédaction de 400 journalistes, des voitures avec chauffeur prêtes à partir à tout moment. France Soir est au plus près des événements et les journaux concurrents ne peuvent pas suivre...                                                                        
Alexis Lévrier, historien du journalisme et maître de conférences à l'université de Reims.

Reportages, photos vivantes et scoops en rafale font partie de la recette gagnante appliquée par Pierre Lazareff, qui fait aussi venir de grandes signatures et lance des carrières : Joseph Kessel, Henri Troyat, Georges Simenon, Françoise Giroud, Jean Dutourd, Henri de Turenne ou encore Philippe Labro. La légende de France Soir repose également sur son siège emblématique : l'immeuble du 100, rue Réaumur, dans le 2e arrondissement de Paris où Hélène Lazareff (dont Pierre est le mari) crée l'hebdomadaire Elle en 1945. Ensemble, ils forment un couple influent et puissant, qui reçoit chez lui le Tout-Paris : les fameux "déjeuners du dimanche" dans la propriété des Lazareff à Louveciennes.

Hélène Gordon Lazareff et son mari Pierre chez eux en 1965 (avec au premier plan, la comédienne Simone Signoret).
Hélène Gordon Lazareff et son mari Pierre chez eux en 1965 (avec au premier plan, la comédienne Simone Signoret).
© Getty - Paul Schutzer / The Life Picture Collection

La télévision supplante la presse écrite

Mais la grande époque de France Soir ne dure finalement pas bien longtemps. Si le journal profite à plein des évolutions techniques pour être au plus près de l'actualité, le progrès permet aussi à de redoutables concurrents de la presse d'émerger puis de s'imposer : la radio et surtout la télévision. "L'ORTF est créé en 1964 et les années 60 sont celles qui voient les téléviseurs arriver massivement dans les foyers des Français", explique l'historien Alexis Lévrier. "Et paradoxalement, Pierre Lazareff devient lui-même un homme de télévision en lançant l'émission phare Cinq colonnes à la une".

Auparavant, lorsque se produisait un événement, les gens sortaient dans la rue pour acheter le journal, aujourd'hui, ils rentrent pour regarder la télévision.                                                                  
Pierre Lazareff

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Premier épisode de l'émission "Cinq colonnes à la une" diffusé sur la RTF (ancêtre de l'ORTF) le 9 janvier 1959 présenté notamment par "les trois Pierre" : Pierre Lazareff, Pierre Dumayet et Pierre Desgraupes / Archives de l'INA.

"La décennie 1960 marque l'amorce d'un déclin qui ne fera que s'accentuer par la suite", remarque Alexis Lévrier. "France Soir ne peut pas rivaliser avec la télévision qui donne réellement à voir l'actualité immédiate". Pierre Lazareff meurt en 1972 et le journal perd aussi l'inventivité qui avait fait son succès : les ventes se maintiennent autour des 600 000 exemplaires dans les années 70 mais le quotidien peine à se renouveler : "Au delà du contexte défavorable à la presse écrite, des raisons internes expliquent l'affaiblissement de France Soir : mauvaise gestion, instabilité chronique, incapacité à se renouveler", poursuit Alexis Lévrier. Le quotidien perd son hégémonie sur la presse populaire avec l'émergence de concurrents, Le Parisien surtout, qui lance aussi une édition nationale, Aujourd'hui en France, en 1994.

Un vendeur de rue propose à un automobiliste France-Soir annonçant la mort du général Charles de Gaulle, le 10 novembre 1970, rue Réaumur à Paris (devant le siège du journal).
Un vendeur de rue propose à un automobiliste France-Soir annonçant la mort du général Charles de Gaulle, le 10 novembre 1970, rue Réaumur à Paris (devant le siège du journal).
© AFP - AFP

En 1976, Hachette revend France Soir à la société Presse-Alliance, dominée par le magnat Robert Hersant, qui a racheté le Figaro un an plus tôt : sur les 200 journalistes, 80 décident de quitter France Soir, faisant jouer leur clause de conscience. À la fin des années 80, le propriétaire n'a pas réussi à relancer le titre, dont le tirage tombe à 300 000 exemplaires : Robert Hersant envisage de le revendre mais opte finalement pour un plan de redressement : licenciements et vente de l'immeuble de la rue Réaumur. À la mort de l'homme d'affaires en 1996, le groupe Hersant est lourdement endetté et le quotidien est revendu en 1999.

S'ensuivent une série de rachats, de restructurations manquées et un faux pas : en mars 2005, France Soir annonce la libération imminente de l'otage Florence Aubenas, qui ne sera réellement libérée qu'en juin. La nouvelle direction décide la même année de réorienter la ligne éditoriale vers une formule proche des tabloïds britanniques, mais sans succès. 

Manifestation de salariés de France Soir devant le ministère de la Culture en avril 2006 contre le rachat du titre et le licenciement de 80 personnes.
Manifestation de salariés de France Soir devant le ministère de la Culture en avril 2006 contre le rachat du titre et le licenciement de 80 personnes.
© Getty - Thomas Samson / Gamma-Rapho

En 2009, le quotidien est racheté par le milliardaire russe Alexandre Pougatchev qui investit 50 millions d'euros pour le relancer : la version papier est malgré tout arrêtée en 2011 et la société éditrice est liquidée en 2012. 

Reportage sur France 3 diffusé en 2011 sur la fin de l'édition papier de France Soir.

Virage complotiste et conspirationniste

France Soir n'est alors plus qu'un site internet, relancé en 2014 avec son rachat par Xavier Azalbert, qui s'est fait connaître en créant ou reprenant des entreprises dans la banque en ligne, le BTP ou la dépollution des sols. Le site ne compte alors plus que quatre journalistes mais ils sont licenciés pour motif économique en 2019 après une grève de près de deux mois : ces derniers dénonçaient la volonté de la direction de produire des contenus promotionnels. L'un des salariés est cité dans l'Obs

Le projet de Xavier Azalbert pour France Soir n'a rien à voir avec le journalisme.

Depuis 2020, le coronavirus est devenu l'un des principaux sujets du site, qui défend les positions du professeur Raoult et vante les mérites de l'hydroxychloroquine. "Les articles sont simplement signés 'FranceSoir' et la rubrique 'Mentions légales' n’évoque que son directeur de publication, Xavier Azalbert", précise Le Monde dans sa rubrique Decodex, qui vérifie la fiabilité des sites d'information : francesoir.fr "diffuse un nombre significatif de fausses informations et/ou d’articles trompeurs". "Dérive complotiste", écrit aussi l'observatoire du conspirationnisme Conspiracy Watch... Xavier Azalbert est par ailleurs l'un des principaux intervenants de la vidéo "Hold-up" mise en ligne en novembre évoquant "une manipulation globale" autour de la pandémie : "une vidéo truffée de fausses informations", écrit le service de fact-checking de l'AFP, AFP Factuel. "Ceci n'est plus un journal", écrit encore Libération dans sa rubrique Checknews le 10 novembre.

France Soir est une triste histoire : ce journal a symbolisé le meilleur du journalisme dans l'après Seconde Guerre mondiale - un succès populaire et une publication de qualité avec des informations vérifiées, de vrais scoops - et son déclin est représentatif, mais pour le pire, de ce qui est arrivé à la presse écrite à partir du moment où elle a commencé son déclin dans les années 60. Il s'agit désormais d'un média anti-journalistique dans son fonctionnement, qui se pose contre le reste de la presse, et qui ne respecte absolument plus la véracité des faits.                                                
Alexis Lévrier, historien du journalisme et maître de conférences à l'université de Reims.

Fin janvier dernier, la ministre de la Culture annonce sur Twitter avoir demandé "que soit réexaminé le certificat d’IPG (information politique et générale) délivré au service de presse en ligne #Francesoir, dont le terme est en principe septembre 2022, afin de vérifier dès maintenant que ses conditions d’octroi sont bien toujours respectées". Ce certificat IPG précisé dans un décret de 2009 ouvre droit, pour les publications en ligne, à certains avantages fiscaux et aux aides potentielles du Fonds stratégique pour le développement de la presse (FSDP). 

Une menace alors qu' une pétition d'anciens membres de la rédaction, soutenue par le SNJ (principal syndicat de la profession), a été lancée "Pour que France-Soir retrouve son honneur et sa déontologie journalistique".

Précision. Monsieur Xavier Azalbert tient à préciser qu’il conteste les propos retranscrits dans l’article "France Soir : grandeur et déliquescence d'un journal devenu anti-journalistique" du 14 mars 2021, qu’il ne cautionne pas de thèses complotistes ou conspirationnistes dans le cadre de l’exploitation du site internet France Soir, et qu’il travaille avec des journalistes et contributeurs qui vérifient l’ensemble des informations qui y sont publiées.