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Rencontre avec la dessinatrice Coco, rescapée de Charlie Hebdo : "Il ne faut pas nier le problème de l’islam politique"
Coco
Philippe Quaisse

Rencontre avec la dessinatrice Coco, rescapée de Charlie Hebdo : "Il ne faut pas nier le problème de l’islam politique"

Témoignage

Propos recueillis par

Publié le

Six ans après l'attentat qui a frappé la rédaction de « Charlie Hebdo », la dessinatrice Coco tisse le récit de sa reconstruction dans « Dessiner encore », roman graphique qui paraît ce jeudi 11 mars. « Marianne » l'a rencontrée. Seconde partie de notre entretien.

Le 7 janvier 2015, Corinne Rey croise la route des frères Kouachi au bas des locaux de Charlie Hebdo. Armés de leurs kalachnikovs, ils la forcent à les mener à la rédaction et à composer le digicode. Dans Dessiner encore, roman graphique hybride qui paraît ce jeudi 11 mars, Coco, de son nom de dessinatrice, raconte sa reconstruction. Marianne l'a rencontrée.

Dans la première partie de notre entretien, elle retrace son cheminement intérieur depuis le 7 janvier. Ici, elle évoque le quotidien des dessinateurs de presse actuels et les enjeux politiques qui se polarisent autour de Charlie Hebdo.

Première partie de l'entretien : Rencontre avec la dessinatrice Coco, rescapée de Charlie Hebdo : "J'ai perdu l'insouciance"

Quelle vision portez-vous sur le dessin de presse aujourd’hui ? Avez-vous le sentiment que l'on est moins libre désormais lorsque l’on est dessinateur de presse, notamment sous la pression des réseaux sociaux ?

Je crois qu’on accorde trop d’importance aux réseaux sociaux qui sont des lieux de censure, de moralisation permanente et de violence. Sous couvert d’anonymat des gens se prennent à dire tout et n’importe quoi. On l’a vu avec la jeune Mila qui s’est permise simplement de dire qu’elle emmerdait la religion, ce qui est quelque chose d’assez censé pour moi. A l’origine, cela avait un potentiel, c’était un outil de communication formidable, de partage. Mais il y a une dérive inquiétante.

Y compris au niveau de la société ?

Il faut savoir dans quelle société on a envie de vivre. Je souhaite évoluer dans une société libre et utiliser mon droit à la caricature et au blasphème. Ce qui borne notre travail, ce sont les lois de la liberté de la presse de 1881. On ne doit pas diffamer, injurier, mais on peut critiquer des mythes. Cela fait un peu pompeux de le rappeler, mais les gens devraient l'avoir à l’esprit, car certains se sont battus pour que l’on ait ces droits là. Le mieux qu’on puisse faire c’est de les utiliser. En tant que dessinatrice, en particulier à Charlie, j’ai toujours trouvé qu’on était très libre, j’ai rarement vu un journal où on était aussi libre en France que Charlie.

Comment expliquez-vous la tendance à ce que les gens se sentent très vite choqués, offensés ?

Je pense qu’il y a beaucoup de méconnaissance. Il y a une espèce de société de la victimisation permanente qui est insupportable. Quand j’ai fait ce livre je ne voulais justement pas paraître comme une victime mais comme quelqu’un qui se relève. Je voulais parler de la réalité du traumatisme et de la violence du 7 janvier. Mais je voulais aussi donner des clés pour que l’on puisse entrevoir comment on se relève de ça, ce qui nous anime, ce qui nous porte.

"Il y a une gauche qui cherche à trouver d’autres coupables que ceux qu’elle a sous le nez"

La société d’aujourd’hui est trop fragmentée. Il faut penser le monde d’une manière beaucoup plus universaliste, universelle et arrêter de se fragmenter dans l’idée d’avoir des individus qui ne peuvent que se parler entre communautés. En fait, ça me dépasse un peu tout ça.

Vous évoquez dans le livre les critiques dont Charlie a été l’objet, avant et après l’attentat. Avez-vous l’impression que Charlie est isolé, que le combat que vous menez est moins considéré ?

J’ai l’impression que nous sommes tout de même un peu plus soutenus qu’avant. Ceci dit les problèmes n’ont pas changé, il y aura toujours des gens pour retourner les choses, dire que le problème vient des dessins et pas de l’obscurantisme. Cela reflète beaucoup la situation de la gauche actuelle. Il y a une gauche qui est républicaine, qui adhère et défend les valeurs de la République, dont la liberté d’expression. Et une autre qui cherche à trouver d’autres coupables que ceux qu’elle a sous le nez. Nous avons essayé de le dire au procès, de parler de la partie de la gauche qui ferme les yeux sur le problème de l’islam politique et qui s’en accommode. Ce sont ces fameux accommodements raisonnables. C’est parfois plus facile de s’en prendre à de simples dessinateurs qu’à un réel problème dans la société.

Il ne faut pas voir des islamistes partout, il y a des millions de croyants qui vivent paisiblement tous ensemble. Mais il ne faut pas nier le problème de l’islam politique en France. C’est ce qu’on essaie de faire dans nos dessins. Ça fait plutôt du bien de critiquer les religions quelles qu’elles soient ou les intégrismes religieux.

Quel est votre rapport à la religion ?

Je suis athée depuis toujours. Je crois en la possibilité d’avoir une société de croyants et de non croyants qui vivent ensemble. C’est cette loi de 1905 qui nous protège tous, qui est un socle pour nous tous.

C’est la définition que vous donneriez de la laïcité ?

C’est la neutralité de l’Etat et le fait que la laicité protège les croyants, les non croyants. C’est une protection et la possibilité, en tous cas pour le dessin, de mettre tout le monde sur le même pied d’égalité en ce qui concerne les critiques. On peut critiquer la religion, tous les dogmes, on n’a pas à se sentir offensés, c’est une société égalitaire.

A quoi ressemble aujourd’hui le quotidien d’un dessinateur chez Charlie ?

Ça ressemble à une rédaction animée. Riss n’aime pas trop le télétravail, donc on est assez présents à la rédaction, même si on est un peu nombreux autour de la table ! C’est vrai qu’il y a des mesures sanitaires mais c’est un espace où on a pris nos marques. C’est une ambiance de travail, on essaie de se concentrer sur ça.

Vous dites à un moment du livre, « tous ceux qu’on a perdus, tout ce qu’on a perdu ». Quel est ce « ce » que vous avez perdu ?

C’est quelque chose d’intime qui relève de cette légèreté, de tout ce qu’on a perdu en temps. L’après, ça a été beaucoup de blanc. Quand on vit un choc traumatique comme celui-ci, la mémoire se focalise seulement sur l’événement et occulte beaucoup de choses. J’étais absorbée par le 7, ça a été très long de s’extirper de ça. Avec le psy on a essayé de mettre de l’espace entre le 7 janvier et moi car après quelque chose comme ça on est immergés. Heureusement que j’ai eu le dessin car ça a été une bouée de sauvetage. Il n’y a que là-dedans que j’ai pu me sauver.

"Les Kouachi, c’est un crime politique, qui consiste à dire qu’on ne veut pas de notre mode de vie, de notre liberté."

Immédiatement, je me suis plongée dans le travail comme quelque chose qui m’occupait l’esprit et qui ne me faisait pas penser à la barbarie des Frères Kouachi. Je travaillais jusqu’à 3, 4 heures du matin. On avait beaucoup de travail, on n’était pas nombreux, j’essayais de progresser, j’essayais de repousser le maximum le moment du sommeil. On se retrouve très facilement seul avec le 7 janvier quand on n’a pas l’esprit occupé. Ça a été une lutte contre soi et le traumatisme.

Le procès vous a-t-il aidé ?

Faire le livre m’a aidé à mettre des mots sur ce que j’avais traversé. Je l’ai commencé en novembre 2019 et j’ai mis à peu près un an à le faire. Le procès s’est arrêté en décembre 2020. J’ai fait ce livre pour me préparer au procès et aussi parce que je me suis rendu compte qu’il était temps que je prenne ma part dans l’histoire collective du 7.

Quand je suis arrivée à la barre à la cour d’assises je ne savais plus ce que j’avais fait. Il y a eu un moment de vide puis c’est comme si j’étais retournée rue Nicolas-Appert le 7. J’ai été dévorée de raconter tout ça mais je me suis forcée à me tenir droite pour pouvoir le dire et trouver la force d’être précise sur les mots. C’était important d’être précis sur chaque événement. J’ai même oublié des choses, des petits détails. Quand j’ai fini mon témoignage, j’étais tellement pressée, ça m’avait tellement coûté qu’à la fin j’ai fini par dire « bon bah voilà on est sorti de la rédac puis on est allés au théâtre et puis voilà ». J’avais donné beaucoup et je voulais sortir du récit. J’ai donné tout ce que je pouvais pour le témoignage.

Comment interprétez-vous le geste de ces deux terroristes ?

J’en ai appris pas mal sur les frères Kouachi quand je suis allée à l’audition de Farid Benyettou pendant le procès. Ils ont adhéré à une idéologie et à une haine qui les ont amenés à ce projet. Certains intellectuels ont pointé l’enfance misérable des Kouachi mais il y a beaucoup de gens qui vivent dans la pauvreté, la misère et qui ne sombrent pas dans une haine, dans un totalitarisme et qui au contraire décident de s’en sortir. Je crois qu’en France l’Etat aide plutôt, c’est un pays où on est chanceux d’être. Les Kouachi, c’est un crime politique, qui consiste à dire qu’on ne veut pas de notre mode de vie, de notre liberté. On la tue, on annihile tout, c’est totalitaire.

Comment voyez-vous la suite ?

Je ne projette rien, juste de continuer à dessiner. Dessiner encore, c’est le titre du livre. C’est presque aussi une philosophie.

Depuis notre entretien, « Libération » a annoncé que Coco allait prendre la suite de Willem comme dessinatrice attitrée du quotidien, tout en continuant à officier à « Charlie Hebdo ».

Dessiner encore de Coco paraît aux éditions Les Arènes BD ce jeudi 11 mars.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne