Depuis les années 1970 et jusque très récemment, les jeunes des Hautes-Noues (quartier de Villiers-sur-Marne) et du Bois l’Abbé (quartier de Champigny-sur-Marne) prenaient part à de violentes rixes inter-quartiers. Cette rivalité historique a donné lieu à de nombreuses confrontations. Face à ce phénomène, nous, acteurs de terrain issus des deux quartiers, nous sommes mobilisés afin d’apaiser les tensions avec pour but de mettre fin à cette « escalade de la violence ». Les actions menées ont pu, à terme, stopper cette rivalité.

L’élément déclencheur était souvent futile et secondaire : en réalité, l’enjeu principal était la réputation de la cité.

Entre ces deux cités du Val-de-Marne, les tensions étaient cycliques. Elles revenaient par épisode, emportant tout le quartier avec elles. Le moindre prétexte pouvait servir de détonateur à un terrible déchaînement de violences. L’élément déclencheur était souvent futile et secondaire : en réalité, l’enjeu principal était la réputation de la cité. Dans nos quartiers, ces antagonismes ont entraîné des bagarres en groupe, des lynchages d’individus, des opérations punitives à coups de couteaux voire à tirs à balles réelles. Et, comme souvent dans ces histoires, beaucoup ont été gravement blessés et/ou incarcérés de part et d’autre.

Nous avons décidé d’intervenir à un moment où la situation était devenue alarmante. Le niveau de tension était tel que les jeunes se livraient chaque semaine à des rixes qui se soldaient par des blessés graves. Certains d’entre eux ont miraculeusement échappé à la mort.

Face à cette situation chaotique, nous ne pouvions plus détourner nos regards ou nous contenter de quelques mots.

Face à cette situation chaotique, nous ne pouvions plus détourner nos regards ou nous contenter de quelques mots. Nos petits frères s’étripaient pour des raisons futiles. Il nous fallait agir. Il nous le fallait d’autant plus que nous avons, chacun à notre manière, durant notre jeunesse, participé aux conflits Hautes-noues/Bois l’Abbé.

Nous avons participé à construire, façonner et transmettre cette fâcheuse rivalité entre nos deux quartiers. Une rivalité dont les seules issues sont le handicap, la mort ou la prison. Notre inaction nous rendait indirectement responsables. On avait le devoir de rattraper notre erreur, corriger le mauvais héritage transmis, et leur offrir un autre flambeau que celui de la rivalité.

Se réunir avant, afin d’agir pour éviter le pire, plutôt que se réunir dans un cimetière pour enterrer un jeune.

En tant qu’acteurs associatifs et anciens des deux quartiers, nous avons donc pris l’initiative de nous organiser ensemble pour trouver une issue à cette problématique. Nous nous sommes réunis le 17 novembre 2017 afin d’élaborer une stratégie commune, d’établir un plan d’action, et de construire un discours cohérent auprès de nos jeunes avec des objectifs concrets.

Nous voulions éviter d’être ralentis, parasités ou détournés de notre seul et unique objectif : sauver des vies, au sens propre comme au sens figuré.

Nous avons initialement décidé d’agir en coulisse, sans informer ni institutions, ni médias car le temps institutionnel n’est pas le temps associatif. Beaucoup plus réactifs, souples et au plus proche des problématiques, nous voulions éviter d’être ralentis, parasités ou détournés de notre seul et unique objectif : sauver des vies, au sens propre comme au sens figuré.

Évaluer la place de chacun dans la cité et le rôle que chaque individu pouvait jouer dans cette mobilisation

Le premier travail s’est effectué en amont au sein de nos quartiers respectifs, de septembre 2017 à octobre 2017. Nous avons constitué une équipe fiable, solide et volontaire ; évaluer la place de chacun dans la cité et le rôle que chaque individu pouvait jouer dans cette mobilisation. En effet, il est délicat pour un adulte isolé de se lancer dans ce type d’initiative sans être court-circuité par des personnes impliquées, qui s’opposeraient à une démarche de réconciliation pour des raisons, plus ou moins légitimes. Quand l’atmosphère est tendue, il est beaucoup plus facile d’allumer le feu que de l’éteindre.

C’est pourquoi, il était indispensable de responsabiliser tout le monde sur les conséquences de chaque parole qui pourrait amener un jeune à se retrouver dans une situation dramatique à cause d’un grand qui l’aurait conforté dans sa bêtise. D’où l’importance d’inverser le rapport de force, en rendant les engraineurs inaudibles à l’intérieur de leur propre quartier, afin que l’état d’esprit collectif soit à l’apaisement et non à l’escalade.

Identifier les meneurs, les réunir pour une discussion tous ensemble

Dans un deuxième temps, nous avons identifié les meneurs de chaque quartier pour les convoquer dans la même salle, le 8 décembre 2017, afin d’avoir une vraie discussion tous ensemble. Nous avons commencé par les écouter, avant de les mettre en garde. Nous leur avons fait comprendre que les rixes n’étaient plus acceptables, qu’elles rendaient la vie impossible aux parents et qu’on ne laisserait plus passer la moindre récidive. On n’a pas hésité à mobiliser la rue et ses codes pour faire passer notre message.

Il nous a fallu du courage, de la détermination et de la résolution pour prendre le risque de se confronter directement aux jeunes. Le ton était ferme mais bienveillant. La base pour ce type d’initiative est que les acteurs soient légitimes et reconnus dans les quartiers respectifs pour nouer un dialogue avec les concernés afin d’appréhender le problème à la racine et réfléchir à des solutions sur mesure, adaptées localement. Le choix des acteurs est déterminant.

Poursuivre la mobilisation citoyenne en passant par des événements associatifs inter-quartiers

Dans un troisième temps, nous avons poursuivi notre mobilisation citoyenne par des événements associatifs inter-quartiers réguliers, menés autour du sport, de la culture en se basant sur ce que les jeunes appréciaient, principalement le foot et la boxe.

Il était important d’envoyer ce message fort : les grands des deux quartiers sont ensemble, il n’y a aucune raison que les plus jeunes fassent différemment.

Il était important d’envoyer ce message fort : les grands des deux quartiers sont ensemble, il n’y a aucune raison que les plus jeunes fassent différemment. Même si tous ne participaient pas, les plus sceptiques regardaient de loin ce qui se passait, et ressentaient notre détermination à aller au bout de notre démarche.

Les institutions se sont ralliées à la dynamique dans un quatrième temps, une fois la situation apaisée, par l’organisation d’un séjour inter-quartiers à la montagne du 23 au 28 juillet 2018 avec les clubs de prévention, les services jeunesse et de médiation des différentes municipalités. Ces activités ont été scrupuleusement choisies en programmant notamment des activités de coopération afin de limiter tout esprit de compétition, et de les amener à se retrouver ensemble dans l’épreuve.

En rentrant au quartier, les jeunes ont eu le courage d’affronter le regard des autres, de rester naturels et d’assumer ce qu’ils avaient vécu ensemble.

Dans la gestion quotidienne, l’esprit était à la détente en laissant une marge de liberté aux jeunes durant les temps libres. Nous avons fait le choix par exemple d’autoriser la chicha ainsi que la playstation car ce sont des supports de sociabilisation précieux sur lesquels on peut s’appuyer pour qu’un rapprochement s’opère. Ce voyage a permis aux jeunes de nouer des liens. En rentrant au quartier, les jeunes ont eu le courage d’affronter le regard des autres, de rester naturels et d’assumer ce qu’ils avaient vécu ensemble. Ils n’ont pas changé d’attitude, et ont même été les relais positifs au sein de leur propre groupe.

L’expérience a été une réussite telle que, lors du bilan, les jeunes ont réclamé la reproduction de ce type d’initiative en commun. Par ailleurs, ceux qui étaient jusqu’alors restés à distance se sont finalement déclarés prêts à participer.

La fraternisation pour ne jamais se reposer sur des acquis

La cinquième phase a été celle de la fraternisation. Le plus dur avait été fait, mais il ne faut jamais se reposer sur des acquis. Dans ces contextes, on sait à quel point tout reste fragile et que la moindre étincelle peut rapidement mettre le feu aux poudres. C’est pourquoi il est essentiel de rester vigilant, en continu, et de poursuivre ce travail de fond. C’est ce que nous avons fait. Nous continuons de mettre en place des initiatives inter-quartiers afin de pérenniser les liens établis. Nous nous retrouvons régulièrement. La dernière action en date est un chantier éducatif commun qui devrait déboucher sur un deuxième séjour, une fois la crise sanitaire derrière nous.

Si nous avons conscience de la fragilité du processus, les résultats sont là : depuis que nous sommes intervenus auprès des jeunes, le 8 décembre 2017 donc, il n’y a plus eu aucun affrontement. Le travail collectif mené ces quatre dernières années porte ses fruits. Et il semblerait même que les jeunes n’aient plus besoin de nous : désormais, ils s’auto-organisent et mettent en place, en toute autonomie, des matchs de foot inter-quartiers. Aucun incident n’a été signalé…chose inimaginable il y a encore peu de temps.

Notre travail sera définitivement terminé le jour où, on aura formé une relève qui gérera ce type de conflits, et aura la capacité de rendre aux plus jeunes ce qu’on leur a donné.

Aujourd’hui, aucune initiative ne se fait dans un quartier sans que l’autre ne reçoive une invitation et vice versa. Au-delà du rapprochement entre les jeunes, ce projet a également créé des liens solides entre tous les acteurs associatifs qui l’ont porté. Finalement, ils nous ont autant appris et apporté que nous avons essayé de le faire avec et pour eux.

Notre travail sera définitivement terminé le jour où, on aura formé une relève qui gérera ce type de conflits, et aura la capacité de rendre aux plus jeunes ce qu’on leur a donné. Et c’est en bonne voie.

Si nous faisons le choix aujourd’hui de diffuser notre action c’est d’une part, parce que nous avons le recul nécessaire pour dresser un bilan de notre action, d’autre part, parce que nous estimons modestement que notre méthode, qui a porté ses fruits dans nos villes, peut être une source d’inspiration pour nombreux acteurs de terrain volontaires confrontés à ce type de problématiques sur leur territoire.

Beaucoup de choses se disent sur les rixes inter-quartiers, souvent pour criminaliser davantage encore leurs habitants avec des réponses totalement à côté de la plaque du type ‘il faut plus de police’ ou ‘c’est la faute des parents’.

Pour conclure, beaucoup de choses se disent sur les rixes inter-quartiers, souvent pour criminaliser davantage encore leurs habitants avec des réponses totalement à côté de la plaque du type « il faut plus de police » ou « c’est la faute des parents ». Nous sommes convaincus que pour cette problématique, il faudrait des choix politiques forts par des moyens budgétaires en faveur de la jeunesse, et par le renforcement du tissu associatif. Il faut plus de moyens pour l’éducation pas pour la police.

Ce que nous attendons des institutions c’est qu’ils soutiennent, sans entraves ni obstacles, toutes initiatives en faveur de l’éducation et de la jeunesse. Qu’ils s’inscrivent dans la durée, et pas seulement lorsque la situation se tend. Qu’ils accompagnent les projets sans mauvais calculs, qu’ils osent prendre des risques en faisant confiance aux acteurs de terrain, et qu’ils ne se perdent pas dans des rivalités malvenues avec les associations.

Serge Adien (Champigny), Adel Amara (Villiers), Mamadou Diabira (Villiers), Koula Kanamakasy (Champigny), Amadou Kebe (Villiers), Moussa Konaté (Villiers), Mamadou Sy (Champigny), Sago Sissoko (Champigny) et d’autres acteurs précieux préférant rester dans l’ombre.

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