"Ca arrivait quand ? Il n'y a pas de moments précis. Mon père m'appelle et c'est tout. Je m'enferme alors dans mon monde (vide), je quitte ce corps, sauf que ce n’est pas si simple. J'ai 6 ans, et il me sodomise déjà. Puis c'est fini.  "Va te laver, va te coucher". La première fois, j'ai eu très mal, je suis allée aux toilettes et je me suis dit, "je vais mourir. Tout ce qui est en toi va sortir par là"". Marie, 53 ans aujourd’hui a enduré cette ignominie plusieurs fois par semaine pendant 10 ans, de 4 à 14 ans.

À l’âge ou d’autres jouent aux Playmobil, elle a aussi subi des tortures qu’on n’imagine que dans l’univers codifié du sadomasochisme : "Il  m'a pendue par les poignets et par les chevilles comme un cochon, en prenant soin de mettre de la mousse entre mon corps et les cordes, pour éviter la marque des liens sur ma peau. Sous mes yeux il a fabriqué un godemiché avec un manche de pelle en bois et du PVC. Je suis restée là plusieurs heures." Marie a aussi enduré la sexualité de groupe, les fellations et cunnilingus forcés sur la belle-mère, la pénétration avec toutes sortes d’objets. La perversité des parents incestueux est parfois sans limite.

La première fois, j'ai eu très mal, je suis allée aux toilettes et je me suis dit, "je vais mourir".

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Deux à trois enfants par classe victimes d'inceste

Les chiffres sont effarants, glaçants. Un.e Français.e sur 10, aurait été victime d’inceste pendant son enfance ou son adolescence, - des filles très majoritairement, mais aussi des garçons, selon une enquête Ipsos de l’association Face à l’inceste. Soit 6,7 millions de personnes, "Deux à trois enfants par classe!", se désespère Isabelle Aubry, présidente de Face à l’inceste, et auteure de La première fois, j’avais 6 ans (1).

Quand, début 2021, des dizaines de milliers de tweets ont déferlé sur les réseaux sociaux, sous le hashtag #MeTooInceste, après le livre de Camille Kouchner sur le viol de son frère jumeau par leur beau-père, Olivier Duhamel (2), plusieurs projets de lois ont été déposés pour mieux protéger et défendre les mineur.es victimes de crimes sexuels et d’inceste. Et face à la pression de l’opinion publique, le gouvernement et sa majorité ont repris la main pour réécrire à l’aide de nombreux amendements, un texte issu et d’abord voté au Sénat en février 2021.

Violences sexuelles sur mineur.es : en 2021 la loi évolue enfin

Lundi 15 mars 2021, en première lecture, et à l’unanimité, les députés ont finalement fixé à 15 ans l’âge en dessous duquel un.e enfant, un.e ado, est considéré.e d’office comme non consentant.e pour une pénétration sexuelle ou un acte bucco-génital avec un adulte. Le seuil d’âge est porté à 18 ans en cas d’inceste. Dans les deux cas, il ne sera plus possible d’invoquer un quelconque consentement du mineur, comme avait pu le faire l’écrivain pédophile Gabriel Matzneff avec Vanessa Springora, 14 ans à l‘époque. La peine encourue, elle, est fixée à vingt ans de réclusion criminelle.

Ces deux seuils d’âge étaient demandés depuis longtemps par les associations de victimes et de protection de l’enfance, réunies autour du mot d’ordre "Avant 15 ans, c’est non", face aux failles des lois existantes, et au nombre infime d’affaires arrivant en justice.

Pour autant, sont-elles satisfaites du texte voté ? La réponse est clairement non. Car pour éviter de criminaliser les amours adolescentes consenties, entre par exemple, un jeune qui vient d’atteindre sa majorité et sa petite amie, âgée de 13-14 ans ans, le texte instaure une exception. Baptisée "clause Roméo et Juliette", elle prévoit que la pénétration sexuelle d’un moins de 15 ans par un majeur sera considérée automatiquement comme un viol, si la différence d’âge entre le majeur et le mineur est d’au moins cinq ans.

Sur les réseaux sociaux, des militants de la protection de l‘enfance indignés ont vite vu les conséquences de cette disposition, exemples à l’appui. Ainsi, une adolescente de 14 ans amoureuse d’un jeune majeur, 18 ans, qui l’a entrainée dans une tournante où elle a été violée en réunion, devrait prouver qu’elle n’était pas consentante, en dépit de ce nouveau texte. "Des avancées mais combien de reculs : l’impunité organisée pour les violeurs de 18 et 19 ans. Les victimes de tournantes vous remercient." tweete ainsi Michèle Créoff juriste, ex-Vice-présidente du Conseil National de Protection de l’enfance

Autre motif d’inquiétude : alors que la loi, jusqu’ici reconnaissait  implicitement le droit à un.e mineur.e d'avoir des relations sexuelles à partir de l’âge de 15 ans, âge souvent qualifié de "majorité sexuelle" le nouveau texte reconnaît donc le droit à des mineur.es de 14 ans d’avoir des relations sexuelles, du moment qu’elle sont consenties avec "Roméo", jeune majeur.

La "clause Roméo et Juliette" de 5 ans d’écart d’âge, ne marchera heureusement pas en cas de prostitution de mineur.es : tout majeur, y compris de 18 ans, ayant une relation sexuelle tarifée avec un.e moins de 15 ans encourra une peine de vingt ans de réclusion.

Pour que les enfants n'aient plus à démontrer l'absence de consentement

Concernant l’inceste, qui devient une infraction autonome et non plus une surqualification pénale, certaines dispositions interloquent également les associations de victimes : s’ils n’ont pas d’autorité de droit ou de fait sur la victime, les viols et les agressions sexuelles commises par un beau-père, (le nouveau compagnon de la mère), et les collatéraux  - un beau-frère, un oncle par alliance, le nouveau conjoint d’une grand-mère ou grand-tante -  ne seraient pas qualifiés d’incestueux. Les cousins germains ne sont pas mentionnés, un problème de"cohérence avec le code civil, qui prévoit la possibilité d’un mariage entre ces cousins", ayant  été souligné par la députée LREM Alexandra Louis, rapporteure du projet de loi.

Alors pourquoi fallait-il voter un nouveau texte pour protéger les mineurs des violences sexuelles ? Parce qu’il n’existait pas de seuil d’âge automatique de non consentement à un acte sexuel, entre un.e  mineur.e et un.e adulte. Ce qui explique, par exemple, que le tribunal de Pontoise avait pu juger en 2017, qu’une fillette de 11 ans qui avait eu une relation sexuelle avec un adulte, était présumée consentante au motif qu’elle ne s’était pas débattue. Et parce que l'inceste avec un.e mineur.e n'était toujours pas inscrit en tant qu'acte criminel dans le Code pénal.

En 2018 déjà, le projet de "loi Schiappa" devait entre autres, permettre de qualifier de viol, tout acte sexuel commis à l’encontre d’un.e jeune de moins de quinze ans. L’intérêt ? Que des enfants n’aient plus à démontrer leur absence de consentement. Ce qui est habituellement compliqué, s’il n’y a pas eu de coups et de blessures. Car il suffit le plus souvent à l’agresseur d’user de son autorité d’adulte pour forcer l’enfant sidéré, paralysé, manipulé, à obéir. Mais le projet Schiappa avait été retoqué par le Conseil d’Etat, qui l’avait jugé anticonstitutionnel en droit pénal.

Les "sérieuses objections" des "Sages"? Pour que la présomption de culpabilité soit jugée constitutionnelle, il fallait "qu’elle ne revête pas de caractère irréfragable". C’est-à-dire qu’elle n’interdise pas à un.e accusé de rapporter la preuve contraire des accusations contre lui, au nom des droits de la défense. C’était donc aux enfants de prouver qu’il n’y avait pas eu consentement de leur part.

Voilà pourquoi, le projet de loi de Marlène Schiappa avait été réécrit et avait instauré une simple présomption de contrainte pour les mineurs de 15 ans. C’est-à-dire qu’un rapport sexuel entre un majeur et un mineur de quinze ans n’était pas systématiquement considéré comme un viol

Chantage et manipulation : une parole muselée par la famille

Il fallait donc de nouveaux textes pour en finir avec l’omerta et le chantage ("Si tu parles, j’irai en prison"). Et pour que "la honte change de camp". Car ce qui verrouille aussi la parole des victimes d’inceste, c’est la culpabilité de ne pas s’être défendues, de ne pas avoir dénoncé leur agresseur, surtout s’il a usé de "douceur" et/ou de persuasion.  Et pour cause : "L’autorité, les liens affectifs leur permettent d’exercer une emprise sur l’enfant, de le manipuler, de le menacer pour le faire taire",  explique la Dr Muriel Salmona, psychiatre, spécialisée en psychotraumatologie, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie.

Et plus les victimes sont jeunes, moins, évidemment, elles comprennent ce qu’elles subissent. Avec quels mots à deux, quatre, six ans… raconter le pire ? "La plupart des enfants, du fait de leur immaturité mettent beaucoup de temps à réaliser qu’on n’avait pas le droit de leur faire cela", poursuit Muriel Salmona. Et quand les enfants violés tentent de parler, ils sont rarement entendus, voire rejetés par leurs proches, au nom de l’unité, et de l’image de la famille.

L’autorité, les liens affectifs leur permettent d’exercer une emprise sur l’enfant, de le manipuler, de le menacer pour le faire taire.

Anne Lorient, 51 ans aujourd’hui, et auteure de Mes années barbares (3) avait 6 ans quand son frère aîné, brillant élève à Sciences Po, a commencé à la violer sans répit. "Il me vendait à ses copains contre des bonbons, des places de cinéma, du matériel Hi-Fi… Quand j’essayais de me défendre, il me menaçait : "Si tu parles, je te tue!". Il se croyait tout permis." Un jour, le père d’Anne, entre dans sa chambre alors que son fils violente sa petite sœur, et referme la porte sans un mot. Quant à sa mère, elle prétendra plus tard n’être au courant de rien. "Lors de l’enquête de notre association sur l’Impact des violences sexuelles de l’enfance à l‘âge adulte, 83% des victimes ont déclaré qu’elles n’ont jamais été protégées par leurs parents", souligne Muriel Salmona.

Un traumatisme qui peut faire perdre la mémoire

Si tant d’anciens enfants violés se taisent, c’est aussi parce que pour survivre au traumatisme, il n’est pas rare qu’ils enfouissent inconsciemment leurs souvenirs insupportables : "Dans notre étude, 46 % des mineur.es au moment de l‘inceste, rapportent avoir présenté une période d’amnésie traumatique après les violences, conclut Muriel Salmona. Ces amnésies peuvent durer parfois plus de 40 ans." Et c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles, rares sont les victimes d’inceste qui portent plainte à l’âge adulte.

Parfois les victimes n’ont rien oublié, mais il leur est impossible d’en parler, et encore moins d’aller en justice. "J’ai mis beaucoup de temps à pouvoir mettre le bon mot, "Viol" sur mes souvenirs", confie Vanessa Aiffe, comédienne, 46 ans. Elle avait 9 ans et sa grand-mère était partie au marché. "Ce grand cousin, venu la visiter, a dit qu’on allait "faire un jeu". Il nous a emmenés dans la salle de bain. Il a mis mon petit frère dans la baignoire vide, tout habillé avec une serviette sur la tête, puis il a retiré mes vêtements, ma culotte, il m’a mise à quatre  pattes et il a enfoncé son sexe dans mes fesses. J’ai  hurlé : "ça fait mal !" Il m’a fallu 20 ans de psychanalyse, d’hypnothérapie, pour que je comprenne où nichait cette peur qui m’empêchait de parler."

La violence sexuelle tue à petit feu, et elle coûte cher à la société.

Avant de retrouver enfin la mémoire, les victimes auront souvent souffert de diverses pathologies liées, sans qu’elles le sachent, au traumatisme du viol. "La violence sexuelle tue à petit feu, explique le Dr Violaine Guérin, gynécologue, endocrinologue et présidente de l’association Stop aux violences sexuelles. Et elle coûte cher à la société. Dépressions, idées suicidaires, pathologies survenant à la date anniversaire des viols, eczéma, psoriasis, troubles du comportement alimentaire, addictions pour s’anesthésier psychiquement, obésité morbide..."

Le délai de prescription en question

Aujourd’hui, une victime d’inceste ou de pédocriminalité peut porter plainte jusqu’à l’âge de 48 ans. Après, il est trop tard.

Pour celles et ceux qui ont retrouvé la mémoire tardivement, l’impunité dont profite leur ancien bourreau est intolérable. Et alors qu’un certain nombre d’associations  et de personnalités demandent l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur.es, en raison de cette longue amnésie traumatique dont peuvent souffrir les victimes, les députés ont voté le 15 mars une disposition proposée par le gouvernement : une prescription "glissante", permettant d’interrompre la prescription en cas de violences sexuelles sur mineur.es multiples commises par un même auteur, en cas de découverte d’un nouveau crime non prescrit. En France en effet, seul le crime contre l’Humanité est imprescriptible.

Avec l’examen en seconde lecture du texte au Sénat le 25 mars, l'adoption définitive du projet de loi pourrait intervenir avant l’été.

1) La première fois, j’avais 6 ans. XO Editions
2) La familia grande. Editions du Seuil.
3) Mes années barbares. Co-écrit avec Minou Azoulai. Ed. La Martinière.