Chronique

La Commune de Paris honorée à Berlin et Vienne

le 23/03/2021 par Jean-Numa Ducange
le 16/03/2021 par Jean-Numa Ducange - modifié le 23/03/2021
Images de la Révolution spartakiste allemande publiées dans le Queenslander Pictorial, 1919 – source : WikiCommons
Images de la Révolution spartakiste allemande publiées dans le Queenslander Pictorial, 1919 – source : WikiCommons

Au début du XXe siècle, le souvenir de la Commune traverse les gauches internationales et particulièrement dans les pays germanophones, où les partis sociaux-démocrates ont renversé les empires. Ainsi, « Vienne la rouge » se voit comme une « Commune réalisée ».

Il peut sembler paradoxal d’évoquer les pays germanophones lorsque l’on aborde l’expérience de la Commune de Paris. En effet, nombre d’historiens ont bien souligné que les Communards étaient animés par des convictions socialistes, communistes, ou encore anarchistes (les mots n’ont pas alors de sens aussi définis qu’au XXe siècle) mais leurs engagements étaient aussi patriotiques, dans un contexte de débâcle militaire et d’occupation par l’armée allemande.

Pourtant la Commune fut traversée aussi par des sentiments internationalistes et quelques figures comme August Bebel et Wilhelm Liebknecht, fondateurs d’un parti ouvrier allemand en 1869, n’ont pas hésité à se solidariser de l’expérience parisienne – ce qui leur vaudra des « procès pour haute trahison ».

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Quelques décennies plus tard, après la Première Guerre mondiale, la solidarité entre les ouvriers allemands et français, est de nouveau mise à l’épreuve. Pourtant, là encore, la Commune est l’occasion de célébrer une certaine solidarité franco-allemande contre les classes dominantes.

En effet, le journal socialiste Le Populaire dirigé par Jean Longuet (le petit-fils de Marx) titre le 19 Mars 1920 sur trois 18 mars, d’hier et d’aujourd’hui : « 18 mars 1848 – 18 mars 1871 – 18 mars 1920 ». Il faut célébrer la Commune, bien sûr, mais aussi se souvenir du 18 mars 1848, marqué par l’insurrection de Berlin et la révolution allemande. Heureux hasard du calendrier en effet, ces deux révolutions furent déclenchées un 18 mars… Et en 1920, alors que la révolution amorcée en 1918 avec la naissance de la première République allemande n’est pas terminée, un tel rapprochement apparaît d’autant plus nécessaire :

« Le prolétariat en armes a commémoré aujourd’hui, en préparant sa Révolution, le 18 mars 1848, où le peuple de Berlin gagna sa première victoire en forçant le roi de Prusse à saluer les cadavres des insurgés, et le 18 mars 1871, date de notre glorieuse Commune de Paris. »

Alors que les destinées de l’Allemagne sont alors incertaines, on n’hésite pas à évoquer une « seconde révolution allemande » (la première était celle de 1918-début 1919) : « c’est bien la seconde révolution allemande qui est maintenant déchaînée (…) ». L’occasion de développer des comparaisons entre les multiples processus révolutionnaires :

« A chaque période de l’histoire, il y a, en dépit des différences de lieu et de tempérament, comme une loi, une règle unique des mouvements. »

Un an plus tard, le contexte est toujours à l’insurrection en Allemagne. Le contexte a quelque peu changé en France avec la création de la « SFIC » (Section française de l’Internationale communiste) : la majorité du Parti socialiste a choisi de fonder un Parti communiste en solidarité avec la révolution russe. Le Populaire, contrairement à L’Humanité, est resté du côté des socialistes « maintenus » (la « vieille maison » de Léon Blum).

Or ces derniers sont désormais à la recherche d’une troisième voie entre la révolution communiste, qu’ils refusent, et la social-démocratie européenne, trop modérée pour eux. Un de leurs espoirs se situe alors à Vienne, où la social-démocratie tente d’organiser une nouvelle Internationale. L’espoir est éphémère (il s’agit de la « Deuxième Internationale et demi », rapidement dissoute), mais significatif. Et là encore les anniversaires des révolutions du mois de mars offrent un éclairage sur les recompositions politiques en cours.

Le 19 mars 1921, la Une du Populaire honore la Commune. Le lendemain, le 20 mars, Le Populaire célèbre les exploits des « camarades » autrichiens à Vienne qui viennent de reconstruire une nouvelle Internationale : « Nos ouvriers viennois se sentent un peu les champions de la nouvelle Internationale reconstruite dans leur ville ». En ce mois de mars, l’actualité croise de nouveau les commémorations :

« Le 13 mars, à Vienne, est d’une importance historique : c’est l’anniversaire d’une révolution, le jour où, en 1848 a éclaté la rébellion des étudiants et des ouvriers qui, alors les uns à côté des autres, chassèrent le Metternich de l’empereur. »

Outre cette Internationale, la ville de Vienne représente désormais un espoir pour nombre de socialistes français. Depuis mai 1919 Vienne est en effet devenue « Vienne la rouge » (dirigée par une majorité sociale-démocrate) avec une ambitieuse politique sociale, unique en Europe entre-deux-guerres. Pour certains Autrichiens, Vienne réalise enfin dans les années 1920 les espoirs de la Commune de Paris de 1871. Cette fois, le pouvoir s’inscrit dans la durée, validé démocratiquement, tout en réalisant les promesses de la Commune.

Un des plus célèbres théoriciens socialiste du monde germanophone, Karl Kautsky (qui fournit régulièrement des articles au Populaire), célèbre ainsi dans l’Arbeiter-Zeitung, le quotidien du parti autrichien, « Les Communes de Paris et Vienne » le 24 avril 1927, alors que le parti vient de nouveau de remporter les élections municipales. Un mois plus tôt, les Autrichiens célébraient la Commune de Paris, comme le rappelle Kautsky :

« Nous avons fêté le 18 mars, ce premier gouvernement des travailleurs dans le monde. »

L’inspiration de 1871 est longuement revendiquée. Côté français, le 27 avril, Le Populaire s’enthousiasme en Une pour « La Victoire du Socialisme en Autriche » :

« Quelle déconvenue ! Quelle tristesse ! Notre presse réactionnaire avait bien promis à ses lecteurs que, à Vienne même, la ‘ville rouge’, le péril révolutionnaire reculerait, comme dans le reste de l’Europe centrale.

Les résultats des élections autrichiennes sont tels qu’il faut renoncer à de si chères illusions. Le socialisme est plus fort que le fascisme ; il survivra à toutes les entreprises qui menacent son développement, et c’est la grande leçon qui nous vient d’Autriche. »

L’optimisme est de rigueur. Kautsky voit en « Vienne la rouge » le nouveau modèle à suivre : la force d’organisation que représente le Parti social-démocrate empêchera selon lui les échecs futurs et, comme en mai 1871, de nouvelles semaines sanglantes.

Pourtant celles-ci ne purent être évitées : la montée inexorable du fascisme mènera en février 1934 à une guerre civile entre austro-fascistes et sociaux-démocrates, dont les premiers sortiront vainqueurs. « Vienne la Rouge » devra ensuite attendre 1945 pour se reconstruire. Il n’en demeure pas moins que la politique sociale de Vienne, qui a ses prolongements jusqu’à nos jours, doit bien quelque chose à l’expérience parisienne de 1871.

Jean-Numa Ducange est historien, professeur des Universités à l’université Rouen-Normandie, membre junior de l'Institut Universitaire de France. Il vient de publier Quand la gauche pensait la nation. Socialismes et nationalités à la Belle époque aux éditions Fayard.