Et si la perte d'odorat et la perte de goût, cette manifestation fréquente du coronavirus, était une métaphore de ce qu'il nous arrive ? s'interroge Nathalie. Un peu comme si la pandémie produisait le même effet sur nos existences que l'étouffoir sur des braises. Avec la distance imposée, les gestes barrières entravent les sens.

Même la vision est escamotée, le masque nous prive des sourires, la buée sur les lunettes cache les regards… Les plaisirs sont rabotés, plus de grandes tablées. Et comment flirter ? D'ailleurs, en a-t-on seulement envie ?

Vidéo du jour

Vertiges d'une vie rétrécie, flétrie. Ce quotidien fade, avec l'incertitude comme seul horizon, fait déprimer ou angoisser nombre d'entre nous. "Quand j'ai compris que le deuxième confinement nous pendait au nez, j'ai ressorti une vieille ordonnance de Prozac et j'en ai pris directement, raconte une magistrate. J'ai pris les devants pour rester debout. Autant il y avait une énergie lors du premier parce que c'était complètement dingo, autant là, on est dans un truc triste. Plus personne ne s'éclate à écrire dessus sur les réseaux sociaux."

Les effets de la pandémie et du confinement sur la santé mentale sont de mieux en mieux documentés : insomnie, angoisse, perte de confiance en soi, stress… le tableau général est sombre. La proportion d'adultes se déclarant dépressifs a ainsi doublé entre septembre et novembre, selon une enquête de Santé Publique France. Un sur cinq serait touché. 

Le manque des autres

"Le manque de contacts sociaux affecte la santé mentale. Cette situation crée de l'anxiété, de l'abandon car nous avons besoin d'exister dans le regard des autres. C'est inscrit dans nos gènes", précise Christine Barois, psychiatre, qui a constaté une dégradation de l'état psychique de nombre de ses patient·es.

Pour ne rien arranger, voir le côté négatif d'un fait relève de l'instinct de survie. La vision optimiste permet pourtant de considérer le positif de l'épreuve, explique la spécialiste : "En un an, l'humanité a été capable de trouver un vaccin. Comme pour la polio en son temps, une immunité collective va être acquise grâce à un vaccin. La recherche a été positive, c'est admirable."

Le jour où il ne restera que les activités vitales dans la société, on crèvera d'ennui. C'est inhumain !

Mais l'épidémie et son cortège de menaces diffuses activent nos réflexes primitifs. "Attention danger", clignote dans nos cerveaux. Agnès vit ainsi cette période de restrictions plus difficilement. Dans sa maison au milieu des champs, elle a l'impression d'être "en prison. Ici, personne ne sort, tout le monde a la trouille". Ses interventions dans les associations sont suspendues. "Je donne des cours de cartonnage et d'encadrement. Les gens me manquent et je leur manque."

Les remarques de sa fille aînée, sage-femme, lui laissent un petit goût "dévalorisant". "Elle m'a dit : 'Qu'est-ce que tu croyais ? Ce que tu fais n'est pas essentiel'. Je le sais bien mais le jour où il ne restera que les activités vitales dans la société, on crèvera d'ennui. C'est inhumain."

Sa vie sociale entravée la met dans une humeur massacrante. "L'autre jour, j'ai cru que j'allais étrangler mon mari ! Le pauvre, il n'y est pour rien. Mais il ne souffre pas de la situation : il est maire du village, dirige un master à l'université. C'était de la frustration de ma part de ne plus rien avoir à raconter, de la jalousie pure."

Le célibat et l'isolement

Les célibataires font, sans surprise, partie des catégories les plus affectées. Alia est en télétravail depuis octobre. Les mois de solitude la minent. "Je n'ai même pas de chat. Quand je sors dans la rue, je leur saute dessus", blague-t-elle. En "pro des sites de rencontres", elle faisait "énormément de rencards. Maintenant, j'ai l'impression d'être au couvent. La période a tué mon désir, alors que pour mes copines, j'étais Samantha dans Sex and the City".

Dernièrement, elle a bien tenté de pimenter une soirée en fantasmant sur un acteur : "En temps normal, il m'aurait fait de l'effet. Là, non seulement rien, mais j'ai eu une mimique de dégoût. Comme si mon cerveau disait : 'Toucher quelqu'un, c'est mal, et tu es d'accord avec ça'"

Comme beaucoup, pour passer le temps, elle enchaîne les séries. Mais elle fait le lien entre les scénarios anxiogènes de Dark ou Ozark et les cauchemars qui la réveillent depuis quelques nuits. Elle rêve que le chat de sa sœur est égorgé, qu'elle se retrouve en Syrie, avec ordre de tuer. "On dirait que j'ai été contaminée par la noirceur de ce que je regarde."

Depuis le début de l'épidémie, "notre cerveau est mis à rude épreuve", confirme Christine Barois. Les zones dédiées au raisonnement et à la volonté sont sollicitées pour s'adapter. Celles qui régulent les émotions aussi. Anaïs, 33 ans, explique d'ailleurs comme un contrecoup du premier confinement, et "l'ascenseur émotionnel" qui s'en est suivi, sa rechute dans la cocaïne. Cette professeure de danse avait pourtant décroché depuis longtemps et n'est pas du genre à se laisser abattre. "Mais là, je voulais juste me défoncer, tout oublier. C'était une façon de dire : “Laissez-moi tranquille.” Heureusement, je me suis fait peur, j'ai arrêté au bout d'une semaine."

Hausse des psychotropes et des risques suicidaires

Autres béquilles révélatrices de nos maux, les psychotropes ont connu une forte hausse de prescriptions de mars à septembre, selon les dernières données de l'Assurance maladie. Plus préoccupant, les psychiatres redoutent une hausse des suicides à long terme. "Le lien entre risque suicidaire et crises économiques et sociales est connu" et "il y a toujours un décalage" dans le temps entre celles-ci et le passage à l'acte, rappelle la fondation Jean-Jaurès. Dans une enquête, le think tank a repéré une hausse des pensées suicidaires significatives et s'inquiète du fait que nous commencions à peine à entrer dans la zone de turbulences économiques.

Ce quotidien fade, avec l'incertitude comme seul horizon, fait déprimer ou angoisser nombre d'entre nous. La plupart du temps, Claire, "heureuse de (s)a vie" parvient "à mettre de côté l'angoisse". Mais "elle est là. Rien que d'en parler, mon ventre se serre".

Le premier confinement a accéléré la fin de la société de marketing pour dispositifs médicaux qu'elle avait créée il y a deux ans. Dans quelques semaines, cette mère qui élève seule ses deux jeunes enfants sera au RSA. Entourée par sa famille, elle sait qu'elle "ne se retrouvera jamais à la rue. Quand je compare avec toutes les mères solos, au bord du gouffre, je relativise".

Normalement, quand j'amène un de mes enfants chez un copain, je reste un peu, il y a un moment de partage. Et là, plus rien.

C'est l'effet d'accumulation qui la "révolte". Pandémie, crise climatique, vacillement de l'économie… "En ce moment, je regarde L'autre côté*. Troisième guerre mondiale, virus… Bien sûr, la fiction force le trait mais ce futur est presque là, en fait. On arrive à cette séparation de la société entre riches et pauvres ; nos libertés sont mangées. Et c'est moi qui vous dis ça alors que politiquement je n'ai rien d'une extrême."

Après la solidarité du premier confinement, la période met à l'épreuve la cohésion collective. Les personnes qui en ont une conscience aiguë scrutent avec inquiétude les fissures du vivre ensemble et les désordres du monde. Le quotidien offre peu de soupapes de décompression. Le sens des responsabilités de Claire l'empêche de faire fi des consignes sanitaires : "Normalement, quand j'amène un de mes enfants chez un copain, je reste un peu, il y a un moment de partage. Et là, plus rien. Toutes mes soirées sont les mêmes, je parle “caca-prout”."

Un peu gênée, elle confesse avoir cédé une fois à "une soirée clandestine"… avec deux copines et leurs enfants. Il y a pire comme transgression.

Rêver à l'après, pour tenir maintenant

Tenir, se dire que ces chamboulements sont provisoires. Voilà le ressort des âmes optimistes.

Avec des spectacles de danse à l'arrêt, Anaïs ne peut plus payer son loyer en colocation à Paris. Elle a eu beau rogner sur tout ce qu'elle pouvait, les 1300 € d'indemnités de Pôle emploi ne suffisent pas à couvrir ses dépenses contraintes. "Je retourne chez ma petite maman, en province, dit-elle avec un léger sourire. Ce n'est pas l'idéal mais heureusement qu'elle est là. Je n'ai aucune visibilité, je ne sais même pas si je pourrais faire de l'animation dans un camping cet été pour renflouer les caisses. Sera-t-il seulement ouvert ? Malgré tout, je suis persuadée que je vais ressortir avec plus de cartouches de cette expérience, je m'ouvre à plein de choses nouvelles, je pourrai même ajouter “langue des signes” sur mon CV."

De son côté, Alia sait que sa libido n'est qu'en "mode pause". Esthéticienne, exercices musculaires, footing tous les deux jours… "J'ai besoin que mon corps soit prêt, je ne veux pas être en trop mauvais état quand je referai des rencontres." Et d'ici là, elle a remplacé les séries angoissantes par des histoires "feel good".

*Série espagnole de Daniel Écija, avec Unax Ugalde, Olivia Molina… 

Article publié dans le Magazine Marie Claire, janvier 2021