Bourg-en-Bresse

Femmes artistes au tournant du XXe siècle : l’art de l’émancipation

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Une centaine de peintures et de sculptures d’artistes femmes sont réunies dans l’ancien réfectoire du monastère royal de Brou, à Bourg-en-Bresse, pour nous raconter l’émancipation féminine entre 1880 et 1940 avec, comme fil conducteur, la figure de Suzanne Valadon. La suite en quelque sorte de l’exposition « Peintres femmes, 1780–1830. Naissance d’un combat », présentée simultanément au musée du Luxembourg, à Paris. Une histoire faite de courage et d’aplomb, de talent et d’audace, mais aussi de solidarité et de sororité.
Suzanne Valadon, La Chambre bleue
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Suzanne Valadon, La Chambre bleue, 1923

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huile sur toile • 90 cm × 116 cm • Coll. Musée des Beaux Arts, Limoges • © Centre Pompidou, MNAM CCI, RMN Grand Palais Centre Pompidou

Suzanne Valadon est moins connue pour son œuvre que pour ses frasques et sa vie sentimentale mouvementée. Femme libre et libérée, elle aima passionnément Henri de Toulouse-Lautrec, entre autres, rendit fou d’amour Erik Satie, entre autres, avant de partager les trente dernières années de sa vie avec le peintre André Utter, un ami de son fils, Maurice Utrillo, de vingt-et-un ans son cadet…. Modèle et muse, artiste autodidacte formée auprès des peintres de Montmartre, Valadon s’est vite imposée comme une icône de l’émancipation féminine. Dessinatrice avide, peintre inimitable, elle a frayé son chemin à travers la modernité, imposant son style fait de cernes, de couleurs vives, de vigueur et d’humanité. Elle n’a pourtant encore jamais fait l’objet d’une rétrospective…

«  Nous voulons sortir toutes ces femmes de l’oubli, de l’amnésie collective de l’histoire d’art. »

Magali Philippe-Briat

« Elle n’a jamais été montrée pour elle-même », explique Magali Briat-Philippe, conservatrice à Brou et commissaire de l’exposition. « Il est grand temps de réparer cette injustice et de la sortir de la tutelle masculine Utrillo-Utter. Dans l’exposition, Valadon a sa section à elle, mais on la retrouve tout au long de l’accrochage, c’est en quelque sorte un fil rouge ! Nous montrons qu’elle est l’arbre qui cache la forêt. Son parcours a beau être exceptionnel, il est celui d’une femme artiste qui a œuvré dans les années 1880–1940, tout comme Camille Claudel, à peu de choses près – mais cette dernière a passé la fin de sa vie abandonnée dans un asile… Nous voulons sortir toutes ces femmes de l’oubli, de l’amnésie collective de l’histoire d’art, d’autant plus qu’elles ont bénéficié d’un réel succès de leur vivant. » Les œuvres de quarante-et-une d’entre elles sont ainsi mises en lumière et remises en perspective dans l’ancien réfectoire du monastère de Brou. Déterminées, ces femmes se sont donné les moyens d’être reconnues comme artistes à part entière.

Camille Claudel, La Valse
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Camille Claudel, La Valse, 1883–1905

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bronze • 42,5 × 39 × 18 cm • Coll. musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine • © Musée Camille Claudel, Nogent sur Seine / Marco Illuminati

Il n’est pas inutile de rappeler qu’à la fin du XIXe siècle, les femmes sont dénuées de tout droit civique et sont priées de se cantonner à la sphère domestique. Pour travailler, elles seront dépendantes de l’autorisation de leur mari jusqu’en 1965… Certaines cependant ne l’entendent pas de cette manière et veulent faire profession d’artistes. Ce qu’elles arriveront à être, à force d’effort, de travail et d’entraide. « Les années 1880 se sont avérées un moment clé, où l’on passe de trajectoires personnelles à des luttes plus collectives, ce qui suit une évolution de la société » précise Magali Philippe-Briat. La première manifestation féministe est en effet organisée à Paris, en 1881, par Hubertine Auclert. « Jusque là le fait d’être artiste pour une femme était accepté comme un hobby pour les femmes de la bonne société. N’étaient considérées comme « professionnelles » que les femmes issues de familles d’artistes, via leur père ou leur mari. »

Hélène Bertaux, Jeune fille au bain
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Hélène Bertaux, Jeune fille au bain, 1876

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Terre cuite • h: 53 cm • Coll. musée Denon, Chalon sur Sâone • © Musée Denon / Philip Bernard

Une telle transformation passe notamment par la création de lieux de formation. Ce sont d’abord des académies privées, Julian ou Colarossi (la Grande Chaumière), l’atelier d’Auguste Rodin… Mais elles entendent bien accéder à l’École nationale des Beaux-Arts, raison pour laquelle la sculptrice Hélène Bertaux fonde, en 1881, l’Union des femmes peintres et sculpteurs. Il leur faudra attendre dix-sept ans, et 1903 pour accéder au Prix de Rome, à un moment où ce dernier est sur le déclin… Les femmes elles-mêmes contribuent activement à la formation de leurs homologues, que ce soit Élisa Blondel – qu’il serait temps de sortir des oubliettes, avis aux amateurs ! – ou Marie Vassilieff, élève d’Henri Matisse qui ouvre une académie à son nom en 1911 à Montparnasse, vite devenu un lieu incontournable de la vie artistique et intellectuelle. Magali Philippe-Briat le répète : « il faut insister sur la dimension collective de ce mouvement, sur la sororité, qui se traduit par de véritables réseaux de solidarité féminine. »

Marie Vassilieff, Scipion le noir
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Marie Vassilieff, Scipion le noir, 1916

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huile sur toile • 100 x 120 cm • Coll. particulière • © Galerie Françoise Livinec, Paris

Mais l’accession des femmes au statut d’artiste, à la professionnalisation, passe également par la diffusion. Leur travail doit être connu, voire même reconnu, et leurs œuvres montrées dans des expositions. Et là encore, l’entraide et les réseaux de sociabilité se sont avérés essentiels. Ainsi, en 1893, un groupe d’artistes françaises expose à l’Exposition universelle de Chicago tandis qu’au même moment, plusieurs Américaines séjournent à Paris, en quête de liberté, à l’instar de Mary Cassatt ou Romaine Brooks. « Nous avons voulu mettre en avant le côté cosmopolite de cette féminisation du métier d’artiste. Paris était la capitale artistique du monde et nombreuses sont les peintres et sculptrices qui sont venues y séjourner, toutes nationalités confondues ! Nous nous sommes fixé comme limite de ne choisir que des artistes qui ont passé une partie significative de leur carrière en France », précise la commissaire, soit Leonor Fini venue d’Argentine, Louise Breslau et Marguerite Peltzer d’Allemagne, Rita Kernn-Larsen et Gerda Wegener du Danemark, Irène Codréano de Roumanie, Tamara de Lempicka et Sonia Lewitska de Pologne, Chana Orloff et Sonia Delaunay d’Ukraine, Nadia Léger-Khodossiévitch de Biélorussie et enfin Marie Vassilieff de Russie.

Emilie Charmy, Portrait de Berthe Weill
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Emilie Charmy, Portrait de Berthe Weill, 1910–1920

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huile sur toile • 90 × 65 cm • Coll. Bouche, Paris • © Alberto Ricci

Autre élément clé dans la diffusion : les galeristes, qui ont parfois été des marchandes à l’instar de Berthe Weil, pionnière des avant-gardes. Au masculin : elle a été la première à vendre des toiles de Picasso et de Matisse dans sa petite boutique de Montmartre, puis à dédier une exposition à Modigliani de son vivant. Et bien sûr au féminin, ayant montré et défendu Suzanne Valadon, Émilie Charmy, Marie Laurencin, Jacqueline Marval et Valentine Prax, comme elle le raconte dans ses mémoires Pan !.. dans l’œil ! Ou trente ans dans les coulisses de la peinture contemporaine 1900–1930 (réédité en 2009 par L’Échelle de Jacob).

La grande majorité de ces femmes artistes ont en commun la défense de leur liberté, leur affranchissement des conventions. Ce qui se traduit autant sur le plan artistique – nombre d’entre elles participent aux avant-gardes dans leurs différentes déclinaisons : impressionnisme, fauvisme, cubisme, surréalisme… – que du point de vue de la sociabilité et des mœurs. Les amours libres sont légion et celles féminines ne sont pas rares. Parmi les couples de femmes assumés et affichés : Louise Abbéma et Sarah Bernhardt ou encore Louise Breslau et Madeleine Zillhardt, qui puisent leur inspiration dans la culture lesbienne, partagée notamment au sein du « Temple de l’amitié », salon de l’écrivaine Natalie Clifford Barney et de sa compagne peintre Romaine Brooks.

L’iconographie fait naturellement écho à cette liberté gagnée et à cette sororité. Les créatrices n’ont en effet pas manqué de multiplier les portraits et les autoportraits : une excellente manière de se faire connaître et reconnaître ! Particulièrement émouvant, Lily (1922) par Gerda Wegener, une effigie du mari de la peintre danoise, premier homme à avoir été opéré pour devenir femme. En toute logique, les créatrices n’ont pas hésité non plus à proposer de nouvelles images des femmes, nues ou vêtues, affranchies du regard des hommes et des conventions sociales.

Gerda Wegener, Lily
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Gerda Wegener, Lily, 1922

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huile sur toile • 73,2 × 60 cm • Coll. centre Pompidou, Mnam, Paris • © Centre Pompidou, MNAM CCI Dist. RMN Grand Palais / Bertrand Prévos

Parmi les quarante-et-une peintres et sculptrices exposées à Brou, certaines sont déjà très connues du grand public : Camille Claudel, Berthe Morisot, Mary Cassatt, Marie Laurencin, Séraphine de Senlis, Tamara de Lempicka, Sonia Delaunay ou Sophie Taeuber-Arp. D’autres moins voire pas du tout… Auxquelles s’ajoutent des créatrices régionales à découvrir ou à redécouvrir : les Lyonnaises Jeanne Bardey, Germaine de Roton, Henriette Morel et Marguerite Miraillet, la Stéphanoise Émilie Charmy ou la Grenobloise Henriette Deloras. « Il y a plein de recherches à mener, de monographies à écrire », s’enthousiasme Magali Philippe-Briat, qui précise aussitôt qu’un parcours spécial au féminin est également proposé au sein des collections du musée. « Nous n’avons pas la prétention d’être exhaustifs, nous avons choisi des axes, des thèmes, mais tant de choses restent à faire, d’artistes à redécouvrir et d’histoires à écrire… »

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Valadon et ses contemporaines. Peintres et sculptrices, 1880-1940

Du 19 mai 2021 au 5 septembre 2021

www.monastere-de-brou.fr

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À voir

En attendant sa réouverture, le monastère royal de Brou propose une visite virtuelle de l’exposition pour une immersion au plus près des œuvres.

Plus d’informations :

http://bit.ly/actualitesvisitevirutellevaladon

http://bit.ly/expositionvisitevirtuellevaladon

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