“Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités”
« Je pense que, comme dirait Spider-Man, un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » : c’est ainsi que Marlène Schiappa a réagi à la suspension momentanée du compte Twitter de la jeune Mila par la plateforme américaine pour « violation des règles contre le harcèlement » – motif surprenant pour une adolescente victime depuis des mois d’une campagne de haine en ligne. Afin d’inciter la plateforme à adopter une politique de modération plus pertinente, la ministre de la Citoyenneté n’a pas hésité à citer l’un des plus célèbres super-héros de l’univers Marvel… s’attirant au passage les moqueries des internautes .
Devenue une sorte de proverbe consensuel qui n’engage à rien, la formule circule en effet de bouche en bouche sans que l’on se soucie de son sens. Le détour par l’histoire et par la philosophie, de la Bible à Hans Jonas, révèle qu’elle est plus riche qu’il n’y paraît.
- Si la formule est associée, quasi immédiatement, à Spider-Man, elle n’est pourtant pas prononcée par le superhéros mais par son oncle Ben, alors qu’il agonise. Tout du moins dans le film de 2002 de Sam Raimi. En réalité, dans Amazing Fantasy n° 15, le comics de 1962 qui voit la première apparition de l’Homme-araignée, l’expression apparait hors dialogue, dans un commentaire narratif de Stan Lee, le cocréateur du personnage. Lui-même n’est pas, d’ailleurs, le père de la phrase : celle-ci se trouve déjà en 1948 dans… une aventure radiophonique de Superman, le plus célèbre des héros DC – et concurrent direct de Marvel.
L’extrait (en anglais) du film Spider-Man de Sam Raimi (2002) où l’oncle Ben prononce la célèbre phrase « With great power comes great responsabilities ».
- Remontons encore le temps. On découvre, alors, que la formule est déjà employée sous différentes formes par de nombreux hommes politiques tout au long des XIXe et XXe siècles. Par Franklin D. Roosevelt, en 1945. Par Winston Churchill, en 1906 : « Là où l’on trouve un grand pouvoir, on trouve une grande responsabilité. » Signe, s’il en fallait, que la formule est tout ce qu’il y a de plus consensuelle.
- Est-elle vraiment si évidente, cependant ? Pas tant que ça, si l’on tient compte du contexte de la plus vieille occurrence connue de la phrase – un décret de 1793 de la Convention républicaine : « Les Représentans (sic) du peuple […] doivent envisager qu’une grande responsabilité est la suite inséparable d’un grand pouvoir. » Les révolutionnaires français entendaient ainsi rompre avec l’idée d’un pouvoir politique – monarchique – profondément arbitraire qui n’aurait jamais à répondre de ses actions devant le peuple, mais seulement devant sa propre conscience.
- La formule est moins étonnante qu’il n’y paraît pour une deuxième raison : notre responsabilité est à la mesure de nos capacités. Les devoirs ne sont pas uniformément répartis entre les hommes. Plus un être est capable de faire le mal, plus ses actions ont de conséquences sur d’autres, et plus il est responsable de ce qu’il fait. Ce que l’on peut lire, déjà, dans la Bible (Luc, 12:48) : « De ceux qui ont beaucoup reçu, on demandera beaucoup ; et à celui à qui on a confié beaucoup, on demandera beaucoup plus. »
- De retour à notre époque, le philosophe Hans Jonas fit sienne cette conviction, dans son livre Le Principe responsabilité (1979), en déplaçant le problème de l’individu à l’espèce, humaine en l’occurrence. Jonas y souligne que le progrès technique – « le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l'économie son impulsion effrénée » – nous rend capables d’affecter la Terre et les vivants dans des proportions inédites. Il est urgent de penser « les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau ».
- Marlene Schiappa n’a pas donc pas totalement tort lorsqu’elle cite la formule dans la polémique opposant Mila à Twitter : le gigantisme inédit d’un réseau social comme Twitter implique de nouvelles exigences morales.
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