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Influenceuse sexualité sur Instagram : de la pédagogie au biz du cul

Depuis trois ans, des femmes ont investi Instagram pour parler de sexe. A partir de leurs expériences, elles sont venues combler un manque de connaissance cruel sur la sexualité. Mais le succès de ces contenus a également son mauvais versant. Enquête chez les “influenceuses sexualité”. Tout a commencé alors que je discutais avec mon amie Charlotte.…

Depuis trois ans, des femmes ont investi Instagram pour parler de sexe. A partir de leurs expériences, elles sont venues combler un manque de connaissance cruel sur la sexualité. Mais le succès de ces contenus a également son mauvais versant. Enquête chez les “influenceuses sexualité”.

Tout a commencé alors que je discutais avec mon amie Charlotte. Entre deux phrases sur l’épilation du sillon interfessier, elle me dit : “Avec Raoul, on a acheté le Jouissance Club, le bouquin de la dessinatrice Jüne Plä. Tu vois ce que c’est ?” Elle a l’air ravie : “C’est hy-per bien fait. On l’a lu à deux, ça nous a permis de repenser à certaines choses, découvrir des nouvelles façons de le faire et partager nos envies respectives“. Un peu plus tard en embuscade dans la librairie de mon quartier, je découvre Jouissance Club classé entre deux livres sur l’allaitement et la maternité. Je me sens comme Kevin d’American Pie quand il découvre la “bible du cul”. À grand renforts de dessins, Jüne Plä détaille les techniques pour devenir le roi ou la reine de la pipe, du massage prostatique et du cunnilingus. Des conseils pour se masturber si on n’y arrive pas, après quelques pages qui traitent rapidement de santé sexuelle et de consentement. 

L’illustratrice, qui ne ressent aucune gêne à dire qu’elle “adore le sexe”, propose avec son Jouissance Club une sorte de mix entre manuel d’inclusivité et conseils sexuels très explicites. Je sonde mes potes, ils ont entre 25 et 35 ans et ils sont plusieurs à avoir investi dans le bouquin. Ils sont tous conquis, surtout par les dessins qui représentent des vulves, des vagins, des pénis, des langues dans des chattes, ou des doigts, des nez… Si l’effet de découverte des dessins retombe chez moi comme un soufflé, nous sommes unanimes pour dire qu’on y a appris des trucs, sexuels ou anatomiques. Je repense à la première fois où j’ai vraiment découvert à quoi ressemblait ma vulve, c’était en 2014, j’avais 20 ans, et je venais d’assister aux Monologues du vagin (1996).

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Extrait du livre Jouissance Club

Sorti en janvier 2020 aux éditions Marabout, le Jouissance Club est un véritable carton de librairie : 200 000 exemplaires vendus, traduit en 11 langues, tout comme la récente réédition sous forme “luxe”, m’indique ravie, la maison Hachette. Mais avant de devenir un succès d’édition, Jouissance Club est d’abord un compte Instagram que Jüne Plä a créé en 2018. Aujourd’hui, 800 000 abonnés suivent ses publications dans lesquelles elle parle de sexe, oui, mais aussi d’inclusion, de consentement et de féminisme. La dessinatrice a donc pu éditer un livre grâce à Instagram et sa communauté, et grâce à son livre, elle a gagné un paquet de followers. Le fameux cercle vertueux 2.0.

A partir de la sortie de son livre, en janvier 2020, le nombre d’abonnés de Jüne Plä a rapidement augmenté (source Socialblade.com)

50 nuances d’influenceuses du cul

En France, d’autres femmes que Jüne Plä ont choisi Instagram pour y déverser moult conseils de sexe des plus directs : mets-lui un doigt là pour qu’elle squirte, achète ce gode-là pour jouir en trente secondes… Mais pas que. Consentement, body positive, inclusion, féminismes… Un sujet vaste qui ne se limite donc pas à “parler de cul pour parler de cul”. On y trouve d’abord celles qui parlent (beaucoup) des pratiques et du plaisir : Charline d’@Orgasme_et_moi (400 000 abonnés), @Mercibeaucul_ (149 000 abonnés), @Mashasexplique (51 200 abonnés) @Aventures_en_orgasmie (31 000 abonnés)… Mais d’autres s’intéressent à l’approche historique et sociale, comme Manon Lu de @Lecul_nu (64 000 abonnés), au féminisme et au militantisme comme Elvire Duvelle-Charles et son @Clitrevolution (118 000 abonnés), Camille de @Jemenbatsleclito (727 000 abonnés)… D’autres encore vont surtout parler de santé sexuelle, comme @Charline.sagefemme (31 000 abonnés), ou des règles et du syndrome prémenstruel, comme @Spmtamère (92 000 abonnés).

Dès lors que j’ai voulu comprendre pourquoi les comptes sexo ont autant de succès sur les réseaux sociaux, plusieurs constats se sont imposés à moi :

  1. D’une part, les hommes sont absents de ce genre de création de contenus. Est-ce parce que la sexualité relève de l’intime et que les hommes n’ont pas été éduqués pour parler d’eux ? Qu’ils ne sont pas conditionnés pour verbaliser leur intimité ou dire ce qu’il ne leur convient pas ? J’ai trouvé une exception qui confirme la règle : sur YouTube, Ben Névert a lancé sa série “Entre mecs”, dans laquelle il convoque régulièrement ses potes autour d’une table pour parler de virilité, de sexe ou encore de ruptures.

2. J’ai constaté aussi que la plupart des propos de ces influenceuses, concernent des relations hétérosexuelles et monogames. On observe, ceci dit, une différence entre leurs anciens post et les plus récents, et un effort d’inclusion et de “déconstruction”. Pour n’oublier personne, Jüne Plä a d’ailleurs choisi de nommer les partenaires sexuels “Bidule” ou “Truc-Muche”. Dans un entretien à Brut Charline, 37 ans, qui tient le compte @Orgasme_et_moi, confirme le phénomène : “Le sujet sur lequel j’ai le plus appris et le plus déconstruit, c’est l’inclusivité, le fait que les identités de genre c’est beaucoup plus complexe qu’une simple binarité homme/femme”.

3. Enfin, j’ai vite compris que ça allait être très compliqué de mettre tout ce beau monde dans des cases. C’est pour cela que j’ai choisi de les réunir pêle-mêle sous le terme “influenceuses sexualité”. “Influenceuses” parce qu’elles s’adressent à un nombre important d’abonnés – au moins 20 000 personnes. “Sexualité” car leurs contenus ont tous comme objectif commun parler de sexe et de corps. Mais ce n’est pas parce que l’une parle un jour de 69, qu’elle ne parlera pas d’acné hormonale le lendemain, ou de MST le jour d’après.

Bientôt trois ans après le lancement de @TasJoui, premier compte du genre en France lancé par la journaliste Dora Moutot dont la ligne édito se situe entre approche féministe et influence du cul, la limite est désormais bien floue. Comme c’est le cas pour tout autre type de contenus, les marques n’hésitent pas à proposer à des femmes qui parlent de sexe, des partenariats et des collaborations rémunérées. Je me suis donc demandé “en quoi parler d’un sextoy ou d’un baume hydratant pour une vulve, étant différent que de parler d’une bougie ou d’un thé détox, si on est payé pour ?”.

Lacune du cul

Pour comprendre l’engouement de ces comptes, une donnée a fait tilt dans mon cerveau :  un quart des filles de 15 ans ne savent pas qu’elles possèdent un clitoris et 83 % ignorent sa fonction érogène. Puis une autre : la première image anatomique du clitoris date de 1998. J’ai repensé à mes cours d’éducation sexuelle au collège, absolument outrée de ce que j’y ai entendu (“les acteurs pornos éjaculent pour de faux, c’est du lait concentré!”), au sexe dont on n’a jamais parlé avec mes parents, à Jeune & Jolie comme seule source d’information sur le cul. Aux films porno, que regarde un adolescent sur deux. Je repense à tout ça et à mes lacunes, la fois où j’ai googlé “c’est quoi une femme fontaine”, celle où j’ai découvert dans une vidéo, en 2019, à quoi ressemblait vraiment un clitoris. Le dîner, le mois dernier, où avec mes copines, on a échangé sur comment on lavait notre vulve.

Informer sur le sexe, faire tomber les tabous, aider à mieux connaître son corps, voilà  la genèse même de la création de ces dizaines de comptes. Mais, en s’intéressant de plus près à leur contenu, on se rend vite compte que si certaines ont compris l’enjeu éducatif de parler de sexe, d’autres se sont peu à peu transformées en vitrine pour sextoy et produits en tout genre.

Militante féministe et documentariste, Elvire Duvelle-Charles, de @Clitrevolution, a vu en Instagram “une porte d’entrée vers la lutte” :

A la création de @Clitrevolution, on s’est dit, ‘viens on parle de cul, tout le monde aime parler de cul.’ Parler de chatte, de porno, puis petit à petit de féminisme… L’intime est aussi politique, et se questionner sur sa sexualité, c’est également se questionner sur les rapports que l’on a avec les autres”

Capture d’écran du compte @clitrevolution

Pour Patrick Pruvot, fondateur et PDG de Passage du désir, entreprise de vente de sextoys et de produits “bien-être”, ces influenceuses viennent “répondre à une demande, liée à une lacune sur la sexualité” :

“Elles comblent un vide et proposent un contenu interactif où chacun peut s’exprimer”. 

C’est vrai. Quand on a reçu une éducation sexuelle aussi insuffisante que la mienne, par exemple, c’est difficile de fournir à son esprit critique toutes les clés pour apprivoiser son corps et le respecter. Tout cela nécessite quelques années d’expériences, et passe aussi par beaucoup de moments problématiques que j’aurais pu éviter, si j’avais à ce moment-là, été informée sur la zone grise, les formes de consentement, etc. 

Autre point : l’inclusion dans la pop-culture de pratiques sexuelles qui s’éloignent des standards, comme le soft-BDSM à la Cinquante Nuances de Grey (quoi que), a éveillé des interrogations auprès du grand public sur les différentes façons d’avoir des rapports sexuels. L’influenceuse viendrait répondre à un besoin d’information sur le sexe et corriger des lacunes, comme nous le confirme Elvire Duvelle-Charles :

“Les gens sont curieux. Je ne parle jamais des pratiques sexuelles mais il m’arrive de parler de masturbation, et mes vidéos Instagram les plus regardées sont celles qui parlent de sextoy.”

Au lancement de ces comptes, “chacune d’entre nous se posait de réelles questions et interrogeait sa communauté. Ça ouvrait le débat, c’était une relation où on apprenait tous les uns des autres”, explique Elvire Duvelle-Charles. Mais au bout d’un moment, les marques ont commencé à les approcher :

“On est plusieurs à s’être mises aux placements de produits. Quand tu as des marques que tu aimes bien, tu es contente de pouvoir essayer des produits, d’en parler parce que ça te plaît et être rémunérée pour ça. Je fais ça pour les culottes de règles par exemple. Mais petit à petit, on a vu des marques tenter de créer des nouveaux besoins, comme des box, des baumes de chattes, de tétons…”

En 2020, Passage du désir décide d’augmenter largement son nombre de collaborations avec des influenceuses. Une forme de publicité qu’il privilégie désormais : “On ne peut pas ne pas accompagner cette mouvance. C’est aussi une question d’image”, explique Patrick Pruvot. Un contrat de partenariat avec une marque peut inclure un droit de regard et de modification sur les placements de produits. Mais “Passage du désir n’impose rien à personne”, affirme t-il, ce que me confirment ensuite des influenceuses. Le PDG précise :

“Au début, je ne trouvais pas ça normal de faire appel à des créatrices de contenus, de les payer… Je craignais que ça biaise leur avis. Finalement, je me sens plus dans une situation de soutien que de simple marchand”

Un soutien qui rapporte : un partenariat sur Instagram, c’est une augmentation “de 15 à 20% du trafic sur le site“, selon le chef d’entreprise.

Passage du désir n’est pas la seule marque à s’intéresser aux influenceurs : Corcorde, Strap on me, Godenight, ou encore Love city…ont également investi le marché des influenceuses sexo pour se faire connaître. Et face à l’argent facile que procure un placement de produit, certaines créatrices de contenus se sont mises à promouvoir un peu tout et n’importe quoi

Capitalisme du cul

Sur son compte Instagram @Inside.woman, Amal, qui s’est longtemps présentée comme étudiante sage-femme, est affiliée à une marque de cosmétiques dont elle épingle les placements de produits sur son profil : “Beaucoup de femmes se rendent compte que les tampons et serviettes abiment leur partie intime. La solution pour rétablir votre flore, c’est ça“, explique-t-elle face caméra, flacon de probiotiques à la main.

“Mais pas seulement pour ça, c’est la solution pour les femmes qui ont de l’acné, qui ont des mycoses à répétition, pour les femmes constipées, qui ont des cystites, des sécheresses vaginales”, ajoute-t-elle. Probiotiques, mais aussi compléments alimentaires qui l’ont “aidée à lutter contre les imperfections suite à l’arrêt de la contraception hormonale“, tisane “contre les douleurs de règles“, crème visage qu’elle “met pendant les menstruations”, magnésium, huiles essentielles etc. Et avec ça, vous reprendriez bien un peu de codes promos ?

En deux ans, beaucoup de choses ont évolué“, constate Laura Berlingo, gynécologue et autrice d’Une sexualité à soi :

On a vu des comptes exploser. Certaines sont devenues plus politiques et inclusives, d’autres, plus capitalistes.”

La professionnelle de santé a d’abord vu d’un très bon œil l’arrivée de ces comptes : “Ces femmes ont comblé un espace vide. Le phénomène explose car il intéresse les gens. Je trouve ça aussi très fort, l’idée de mettre en commun les choses. C’est super important que ces comptes soient là. La personnification est nécessaire“. Mais elle émet de vives inquiétudes quant au business généré :

“Ils peuvent créer en substance une vraie injonction au plaisir. Il ne faut pas centrer le débat actuel autour du sexe, uniquement sur le plaisir, on passerait à côté des enjeux majeurs. Celui sur les violences sexuelles et des rapports de domination au sein des partenaires.”

Et d’ajouter :

“On voit désormais à la vente des sextoys pour avoir des orgasmes en quelques minutes. Le plaisir n’est pourtant pas l’enjeu majeur. Attention à la course à l’orgasme. C’est tout le contraire de la libération de la sexualité : c’est renouveler une forme de performance, au risque de créer chez certaines personnes des complexes. Est-ce que si je n’arrive pas à avoir des orgasmes, je suis déficient(e) ou inadapté(e) ?”

“Le marketing du cul est dégueulasse”, s’agace de son côté Manon Lu, de @Lecul_nu. En 2019, elle se lance sur Instagram pour parler de santé sexuelle, de lectures ou d’anecdotes liées à l’histoire : “Ça permet de dédramatiser le sujet. Ça a changé ma vision du sexe“. Mais le virage des placements de produits massifs passe mal :

On voit de tout passer désormais : des crèmes qui soignent le vaginisme, des baumes, des lubrifiants qui disent aider à l’excitation, des savons pour se nettoyer le vagin. Ça me révolte. On est tombé dans le lifestyle des boissons détox et des crèmes, on compte sur la non-connaissance des gens pour qu’ils achètent“.

Raison pour laquelle, selon Laura Berlingo, les professionnels de santé et de l’éducation ne doivent surtout pas passer à côté de la mouvance qui opère sur les réseaux sociaux : “Notre enjeu majeur, c’est de donner des clés aux plus jeunes pour exercer leurs esprits critiques… En tant que soignant, on doit leur expliquer qu’ils vont être assaillis de publicité, de représentations toxiques, de pornographie dégueulasse, qu’ils n’y échapperont pas. Leur dire que regarder un porno ou suivre un compte Instagram, c’est ok, si on sait qu’il ne s’agit pas d’un éducateur à la sexualité, mais d’un influenceur comme il y en a partout.”

Les influenceuses sexo ne sont pas des influenceuses comme les autres. Parce qu’elles parlent de corps et de sexe, elles se sont très rapidement retrouvées dans le viseur d’Instagram et sa politique intransigeante de “limitation de contenu pornographique”. 

En 2019, ce dernier décide de “mettre dans l’ombre” une dizaine de comptes sexo, et notamment de désactiver à plusieurs reprises @Jouissance.club. Une décision qui génère l’incompréhension et qui sera dénoncée en story Instagram par des personnalités publiques, comme Angèle. De nombreux utilisateurs d’Instagram s’abonnent en soutien à ces comptes “victimes de censure”.

Cette mise à l’écart par Instagram a totalement découragé Manon Lu. Ce shadow ban, dispositif mis en place pour limiter les contenus “pornographiques”, pèse énormément sur la visibilité de son travail. Ses publications sont passées “de 75 à 25% de visibilité”, explique-t-elle. Pourtant, son contenu n’a rien de pornographique. 

Elle n’est pas la seule à être encore régulièrement visée par le shadow ban : une quinzaine de féministes qui tiennent des comptes Instagram régulièrement impactés par des suppressions de publications ont déposé, mardi 9 mars, une plainte en ce sens. 

Face à ce soudain intérêt pour leurs contenus, certaines influenceuses, comme @Orgasme_et_moi, ont pris la décision de surfer sur la vague et de se consacrer davantage, voire pleinement, à leur compte Instagram. Mais l’impact du shadow ban sur ces comptes, les incitent très certainement à produire davantage de contenus, plus explicites : des guides de sextoy, des tutos masturbation ou sodomie… En clair : produire des contenus qui auront un fort taux d’engagement (équation entre le nombre d’abonnés et d’interactions avec les posts et story publiées). Les études de marketing estiment que le taux d’engagement moyen pour les influenceurs entre 20 000 et 100 000 followers et plus est de 2,15%. Quand on est sous le coup d’un shadow ban, il faut donc redoubler d’efforts pour capter l’attention de sa communauté. 

Manon Lu, dont le taux d’engagement est d’environ de 3%, n’a pas voulu se lancer là-dedans :

“Quand j’avais mon vaginisme, il y a quelques années, je suis tombée sur des magazines qui m’ont enfermés dans la solitude, je ne comprenais pas ce qu’on m’imposait. Si je fais ça avec d’autres pratiques je reproduis ce schéma, c’est pas ce que je veux (…) Par exemple, on sait que le clitoris aime la chaleur. Pourquoi ne pas se contenter de dire ça plutôt que de dire ‘faite ça, faite ça?’ Ces publications suscitent plus de likes, mais bon“.

L’extimité de l’influenceur et sa capacité à interagir avec sa communauté, la multiplication des posts, des concours et autres, permettent un fort taux d’engagement de leur communauté. Plus le taux d’engagement est élevé, plus les marques proposent des partenariats, et donc de l’argent. Mais comment fidéliser une communauté quand les algorithmes sont contre vous ? En faisant en sorte que les abonnés reviennent d’eux mêmes… Et quoi de mieux que de proposer du contenu, qu’au fond, ils côtoient depuis trèèès longtemps : des récits qui frôlent la pornographie mais aussi et surtout du consumérisme à outrance via les concours… On n’a rien inventé ici : le porno et le capitalisme s’accordent très bien.

Charline, d’@Orgasme_et_moi, par exemple, publie régulièrement des hot stories et propose régulièrement des concours ou des codes promos.  “Elle, c’est vraiment le téléachat“, se moque une influenceuse contactée en message privé.

En 2020, Charline annonce qu’elle quitte son travail pour se concentrer sur son activité, et lance une opération de crowdfunding sur Kiss Kiss Bang Bang qui lui permettrait de vivre pleinement de son activité 2.0. “Je vis sur mes économies, et cela n’est pas tenable pour continuer à vous proposer la qualité de contenu et d’interaction que vous connaissez“, explique t-elle. Sa communauté répond présente, et lui donne 79 000 euros. Charline, qui a désormais plus de 400 000 abonnés, continue aussi les partenariats. Contactée par mail, elle n’a pas répondu à ma demande d’interview.

Masha de @MashaSexplique (21 ans), qui s’est faite connaître sur Instagram pour avoir parlé de sa dépression post-partum, s’est mise à multiplier sur son compte les placements de produits. Sextoy, lubrifiant au silicone ou à l’eau, douche pour couple, baume “pour la vulve”, jeux érotiques et j’en passe… Son taux d’engagement est largement supérieur à la moyenne : 10%.

Elle propose également des vidéos sponsorisées dans lesquelles elle donne des conseils pour des fellations, des sodomies, ou des soirées en couple réussies; par exemple, si vous voulez sucer votre partenaire, n’hésitez pas à utiliser des lubrifiants, celui là, à la fraise par exemple, oh, un code promo !

Le baume “pour la vulve” dont Masha vante les mérites dans ses storys est commercialisé par la marque Baûbo et coûte le prix exorbitant de 45 euros. D’autant plus quand on regarde composition des ingrédients (peu coûteux) :  huile de coco, d’avocat, jojoba, calendula, et cire d’abeille. Un coup d’œil sur la page de la marque et il ne m’en faut pas plus pour vriller devant mon ordinateur : “Baûbo se dit féministe car, au-delà de vouloir une égalité de traitement et de droits entre les femmes et les hommes, en faisant un baume pour la vulve, nous avons bien conscience de s’attaquer à un sujet tabou qui peut parfois gêner, voire déranger.” On parle de quoi exactement ? D’un baume à la cire d’abeille et à l’huile de coco, à 45 euros, non ? C’est ça le féminisme qui dérange ? 

En scrollant le profil de Masha, je suis interpellée, face au virage “radical” qu’a pris son contenu. Au fil du temps, les citations de départ ont disparu, pour faire place à des placements de produits de plus en plus nombreux. 

Qu’est-ce-qui pousse donc des femmes à multiplier les concours et les placements de produits ? L’argent, uniquement l’argent ? “Je ne crois pas, tempère Patrick Pruvot de Passage du désir. Les influenceuses qui parlent de sexe sont sincères dans leur démarche. Leur démarche est altruiste et très pédagogique”. Laura Berlingo renchérit : “Je connais quelques personnes derrière ces comptes. Il y a des personnes sincères, des filles super, une folle histoire de vie et une vraie volonté de faire de l’éducation“.

Elvire Duvelle-Charles, qui a analysé et étudié les comportements des autres influenceuses, estime qu’il est primordial de “garder une éthique” quand on parle de sexe sur Instagram. Exercice périlleux quand l’argent des placements de produits semble tomber du ciel :

C’est le plus difficile, une fois que ton compte a vraiment décollé, c’est très facile de te faire 5000 euros.

Charge mentale et burn-out

En écrivant cette enquête, j’ai voulu prendre des nouvelles de Jüne Plä. Fin février,  face au succès de son ouvrage et les nombreuses sollicitations sur les réseaux sociaux, la dessinatrice a choisi de désactiver son compte Instagram le temps de quelques jours de congés : “Le seul moyen de débrancher pour elle, c’est de désactiver temporairement son compte, mais tout va bien“, me rassure son agent. Désactiver les notifications ne suffirait pas ? Je repense à la vidéo de la série Dopamine d’Arte :

“Tu ne peux pas te retenir de checker ton fil d’actualités et c’est normal car l’appli est basée sur la comparaison sociale, un processus automatique et inconscient… Ils vont tout faire pour te rendre complètement accros.” 

Charge mentale, obsession du like, perte de la concentration, sensations de burn-out… on a beau savoir qu’Instagram et les réseaux sociaux créent des addictions, personne n’y échappe vraiment. Elvire Duvelle-Charles (@Clitrevolution) en a eu marre :

“Pendant le premier confinement, j’ai décidé de me lancer à fond dans Instagram, mais en fait j’ai très rapidement changé d’avis. Je continue à publier dessus mais ne vivre que de ça, jamais. Le rapport aux marques me questionne beaucoup. Je n’ai pas envie de dépendre d’elles.”

La militante féministe, pour qui Instagram est une belle vitrine pour parler de ses activités et des luttes (120 000 abonnés) cherche désormais d’autres moyens de diffusion. Dans son dernier post publié, elle annonce le lancement d’une newsletter :  “Parce que ça serait vraiment beaucoup trop con de se prendre une fessée d’Instagram et de perdre contact avec vous”, explique t-elle.

Sans en dire plus, Manon Lu me dit réfléchir, elle aussi, à de nouvelles plateformes pour continuer à parler de culture et d’histoire du cul sans shadow ban ou invasion de produits marketing.

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