« Hommes blancs non musulmans » : réponse à mon collègue de Sciences Po Grenoble

TRIBUNE. Vincent Tournier est maître de conférences de sciences politiques à l’IEP de Grenoble. Il met en garde contre la « spirale régressive » des identitaires.

Vincent Tournier*

Temps de lecture : 4 min

Cette formule « deux hommes blancs non musulmans », je ne l'ai pas inventée : elle est utilisée en toutes lettres sur son compte Twitter par Gilles Bastin, professeur de sociologie à l'IEP de Grenoble, un collègue que je côtoie depuis une quinzaine d'années. La phrase exacte est : « J'ajoute un point vraiment important et qui n'a pas été soulevé jusque-là : le cadre “liberté d'expression” autorise aussi dans cette affaire deux hommes blancs non musulmans à dire dans l'espace public, sans que rien ne les arrête, que l'islamophobie n'existe pas. »

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Gilles Bastin fait ici référence à la controverse interne qui a eu lieu en décembre dernier à l'IEP de Grenoble dans le cadre d'un groupe de travail qui préparait un cycle de débats autour du racisme (la Semaine de l'égalité). Avec mon collègue Klaus Kinzler, professeur d'allemand, nous nous étions alors vigoureusement opposés à l'utilisation du terme “islamophobie” dans l'intitulé officiel de cet événement. Nous ne comprenions pas comment on pouvait sérieusement envisager d'utiliser un concept aussi problématique et connoté, surtout dans le contexte de la mort de Samuel Paty et du procès des attentats contre Charlie Hebdo. Mon ami Klaus s'est expliqué longuement sur ce refus, d'abord dans ses messages internes, puis dans les médias ; j'en ai fait de même un peu plus tard à l'occasion d'un entretien dans Le Point. »

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Pourquoi cette formule « deux hommes blancs non musulmans » est-elle particulièrement choquante, terrifiante même ?

Tout simplement parce que, en se situant sur ce terrain, Gilles Bastin nous dénie le droit de participer à quelque controverse que ce soit en raison de nos spécificités personnelles. Il reprend ici la vieille tactique qui visait, dans les années 1970, à discréditer son adversaire à partir de la question « d'où parles-tu ? ». À l'époque, cette interpellation se situait essentiellement sur le terrain social (en gros : l'origine bourgeoise, qui était supposée disqualifiante) ; désormais, l'oukase s'affranchit des logiques de classes sociales pour s'étendre à des critères qui concernent les caractères physiques et religieux des personnes.

Pourquoi donc Gilles Bastin nous réduit-il à ces caractéristiques ? Pourquoi considère-t-il que le sexe, la race et la religion sont des obstacles rédhibitoires pour exprimer sa pensée ? En quoi ces caractéristiques nous empêcheraient-elles de raisonner, de discuter, de polémiquer, d'avoir droit au chapitre ? Cette manière de nous catégoriser est d'autant plus problématique que Gilles ne sait rien de nous : il ne connaît ni nos origines, ni notre généalogie, ni même nos convictions religieuses.

Le principe même d'un espace civique ouvert à l'échange argumenté se trouve remis en cause

Plus encore : Gilles possède manifestement les mêmes caractéristiques. Jusqu'à preuve du contraire, il n'est ni une femme, ni une personne de couleur, ni un musulman. Son parcours et son statut sont du reste très proches des nôtres. Ne lui en déplaise, nous avons donc beaucoup de points en commun, ce qui ne l'empêche pas de s'attribuer sans vergogne le droit d'avoir un avis tranché sur l'islamophobie. Pourquoi ? Qu'est-ce qui lui permet, à lui, d'échapper à cette malédiction qui est censée nous frapper ?

Le cas de Gilles Bastin n'est pas isolé. L'irruption de cette grille identitariste a des racines profondes et constitue sans doute l'un des traits les plus saillants de notre époque. Elle explique pourquoi le débat argumenté devient si difficile, si passionnel, et souvent même impossible. Le fait que des universitaires participent à cette spirale régressive doit interpeller et être regardé avec beaucoup d'inquiétude.

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Car il ne faut pas se leurrer : la logique à laquelle nous invitent des gens comme Gilles Bastin constitue un péril majeur pour notre société démocratique. Si on suit un tel raisonnement, cela signifie que les identités doivent être vues comme délimitant étroitement le champ des opinions légitimes sur lesquelles chacun peut s'exprimer. Le principe même d'un espace civique ouvert à l'échange argumenté s'en trouve remis en cause, pulvérisé à coups d'enfermements identitaires : à quoi bon débattre puisque chacun ne fera qu'exprimer les idées qui sont liées à son essence, à sa nature. Du reste, pourquoi s'arrêter à des critères tels que le sexe, la race ou la religion ? Pourquoi ne pas élargir la liste et inclure, par exemple, l'âge, la résidence, la profession, les sensibilités, les traumatismes, le poids, la taille, ou que sais-je encore ?

Le défi qui est aujourd'hui lancé aux démocrates est très sérieux. Si nous acceptons cette logique, c'en sera fini de l'idée même d'un espace public ouvert de la discussion, d'un espace unifié et universel auquel tout le monde peut participer, quelles que soient ses origines et sa situation : il faudra au contraire se résoudre à considérer que l'espace civique est segmenté en autant de groupes qui composent la société, chaque groupe s'autorisant à réglementer ce qui peut être dit, et par qui. Nous aurions alors rompu avec l'un des acquis les plus précieux de notre modernité, à savoir la rupture avec les sociétés d'ordres et de castes qui prévalaient autrefois.

* Maître de conférences de sciences politiques à l'IEP de Grenoble

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Commentaires (75)

  • Timéo Danaos

    Les coupables responsables s’étonneront candidement en disant « mais nous n’avons pas voulu ça » ; il faut dire que le vide d’initiatives politiques en haut lieu, par opportunisme électoral, par lâcheté, par absence de sens civique, fait le lit de toutes les dérives anti-démocratiques et surtout anti françaises.
    Caveant consules …

  • Penseur13

    Les delires racialistes que brandissent la plupart des formations de gauche aboutiront a la destruction de la cohesion nationale. Ni les Francais de souche -qui sont la depuis 1000 ans et plus- ni les immigres Europeens issus du meme milieu civilisationnel ni les autres immigres issus pour la pupart d'Afrique ne seront heureux dans une societe morcelee qui a perdu ses reperes et qui se comporterait comme un contenu vide ouvert a tous vents, incapable de se rattacher a une civilisation particuliere. La theorie de la deconstruction aboutira a la desintegration de notre pays

  • Aveltan

    1°) "Tout anti-communiste est un salaud".
    (Le sartrophile BHL ne se vante pas beaucoup de cette saillie, au passage... )

    Maintenant, c'est devenu :
    "Tout anti-islam est un salaud".
    (Faudrait d'abord savoir de quel islam on parle, vu qu'y'en a une bonne douzaine minimum... )

    Les mêmes, très gauchistes en général, diront-ils aussi :
    "Tout anti-clérical est un salaud ? "

    2°) EN FAIT : Si l'individu peut argumenter sur des données et des textes objectifs et reconnus par tous, ...
    ... Il a entièrement le droit d'être opposé à telle ou telle idéologie.
    * Qu'elle soit théiste ou athée.
    * Qu'elle soit de droite ou de gauche.
    * Qu'elle soit orientale ou occidentale.
    * Etc. ...

    Du moment qu'on ne s'adonne pas aux attaques "ad hominem"...
    ... Hélas très en vogue sur la Méditerranée.