Billy Wilder, mode d'emploi

Hélène Lacolomberie - 2 janvier 2019

Vingt-sept films en tant que réalisateur, et bien davantage comme scénariste pour Lubitsch ou Hawks. Quatre Oscars, des répliques parmi les plus célèbres du cinéma (Nobody’s perfect !), des scènes tout aussi mythiques (Marilyn Monroe sur la grille de métro)…
Billy Wilder est incontestablement l’un des génies d’Hollywood grande période, aussi vif avec sa plume acérée que derrière la caméra, aussi doué pour le Film Noir qu’il façonne que pour les drames mélancoliques ou les comédies grinçantes. Avec lui, l’humour trempe toujours dans l’acide, la société et tous ses travers en prennent pour leur grade, les comédiens sont grandioses et les répliques ciselées. Voici cinq films choisis avec gourmandise, pour découvrir l’œuvre d’un grand, qui déclarait avec malice : « Je me contente de faire les films que j’aimerais voir »…


Double Indemnity/Assurance sur la mort (1943) : la référence

Assurance Sur La Mort

« I did it for the money. I did it for a woman. I didn’t get the money. I didn’t get the woman ». En deux lignes de dialogue, Raymond Chandler et Billy Wilder ont défini le Film Noir. Rétifs à travailler ensemble, les deux hommes cosignent pourtant en 1944, d’après un polar de James Cain, le scénario d’un film qui constitue encore aujourd’hui l’une des références du genre.

L’audace d’utiliser la star Barbara Stanwyck à contre-emploi, dans un rôle de meurtrière délicieusement vulgaire, qui entre en scène à demi-vêtue en haut d’un escalier, fascinante avec son bracelet de cheville… L’idée de faire se confesser Fred McMurray en voix off… Le jeu impeccable d’Edward G. Robinson dont les tirades, et tout particulièrement celle où il énumère toutes les formes possibles de suicide, sont des morceaux de roi… Des dialogues à double sens, de la poésie et de la classe… Et surtout une photographie brillante et ingénieuse… Tout ceci fait de Double Indemnity un petit chef-d’œuvre.

L’intrigue est habile. Forme, structure et mise en scènes sont parfaites. Le ton est pessimiste au possible, mais les spectateurs américains ont perdu leur innocence, ils sont prêts à plonger dans une atmosphère pesante, à déguster une histoire où l’ambition efface la morale. Prêts à savourer le génie du chef opérateur John Seitz qui le premier a l’idée, depuis maintes fois reprise, de jouer sur l’ombre des stores vénitiens. Ses éclairages renforcent le sinistre de lieux on ne peut plus quotidiens. Avec lui, l’obscurité dévore le jour, la lumière se transforme en matière vivante.

Et aux manettes, il y a donc Wilder, coupable d’un travail sur le hors champ jubilatoire. En trois coups de klaxon, glas biblique impitoyable, et un long plan sur le visage de Barbara Stanwyck, il a réglé l’un des scènes de meurtres les plus efficaces du cinéma, laissant même le spécialiste Hitchcock déclarer avec admiration : « Depuis Double Indemnity, les deux mots les plus importants à Hollywood sont Billy Wilder ». Tout est dit.


Le Poison (1944) : le drame réaliste

Le Poison

En 1945, aidé par son complice Charles Brackett au scénario, Billy Wilder réalise Le Poison. Avec un brio grinçant mais lucide, implacable et parfois sévère, le film dépeint la descente aux enfers d’un alcoolique, la lutte contre cette maladie, et la solitude qu’elle engendre. À Hollywood, c’est la première fois que le sujet est abordé de front. Tentation, faiblesse, mensonge, efforts, honte, roublardise, humiliation, Wilder brise net le tabou, au point que l’industrie des spiritueux tentera – en vain – de faire censurer le film.

Wilder multiplie les trouvailles de génie : les traces laissées par des verres sur un comptoir figurent les whiskies enchaînés par Don Birman, comme autant de cercles vicieux, une scène de delirium tremens est filmée avec des accents expressionnistes. Il choisit une partition glaçante, et apporte un soin particulier à la photographie, où le noir domine toujours le blanc, où le clair-obscur penche du côté de l’ombre, tantôt refuge, tantôt menace et source d’angoisse.

Bien sûr, l’humour reste présent, au détour d’une scène ou d’un dialogue, mais il se fait noir encre, comme la nuit où plonge petit à petit le héros. Ou ironie mordante, comme lorsqu’il assiste, Tantale moderne, à une représentation de La Traviata, pendant laquelle les solistes ne cessent de trinquer. Mais la majorité des plans reste sobre, efficace, Wilder tourne en décors naturels dans les rues et les bars de New York, et Le Poison flirte avec le réalisme social. Sacré meilleur film aux Oscars, Grand prix au festival de Cannes, avant l’ère des Palmes d’or, Le Poison offre à Ray Milland, totalement habité par le rôle, un Oscar et un prix d’interprétation à Cannes. Quant à Wilder, il reçoit les statuettes de meilleur scénariste et meilleur réalisateur. La consécration.


La Garçonnière (1959) : le bonbon acidulé

La Gar Onni Re

Lorsque Billy Wilder assiste à la projection de Brève rencontre, de David Lean, il se demande ce qu’il advient de l’ami complice qui prête sa chambre aux deux amants. Il lui faut prolonger l’histoire, et le scénario de La Garçonnière va doucement germer dans son esprit, le temps que la censure se fasse un peu moins rude. Au travail avec son double d’écriture Izzy Diamond, il tord le drame originel vers une comédie douce-amère.

Le dindon de la farce sera Jack Lemmon, acteur caméléon que Wilder adore et admire. Dans le rôle du couple illégitime, le séduisant Fred MacMurray et la pétillante Shirley MacLaine. L’alchimie est parfaite, et Wilder tisse sur la toile l’une de ses comédies les plus brillantes et enlevées. L’utilisation de l’espace et les astuces du grand Alexandre Trauner aux décors renforcent l’impression de solitude de Lemmon/Baxter, les dialogues sont piquants à souhait, et les quiproquos s’enchaînent avec classe et dynamisme.

Conte lucide, conte cruel, conte social, et conte de fées, La Garçonnière a le parfum des bonbons acidulés. C’est le magnifique et follement moderne portrait d’une femme tenace et courageuse, une peinture cynique du monde de l’entreprise… et un triplé gagnant meilleur scénario/meilleur réalisateur/meilleur film aux Oscars 1961.


Certains l’aiment chaud (1959) : la comédie parfaite

Certains L Aiment Chaud

Marilyn se trompe dans ses répliques, Wilder s’agace, refait parfois jusqu’à quatre-vingts prises d’une même scène. Oui, mais sa présence est extraordinaire, « Monroe était là et ça vous coupait le souffle » s’extasiera Wilder avec une tendresse indulgente dans chacune de ses déclarations, des années plus tard. La star fatiguée tangue entre vie privée et états d’âme, mais bouge et chante comme une déesse et offre deux de ses plus célèbres titres, I Wanna Be Loved By You et I’m Through With Love. Le tournage de Certains l’aiment chaud est chaotique, mais le duo Tony Curtis/Jack Lemmon est délicieux, et la magie opère.

Wilder plante des aiguillons partout, ici l’Amérique hypocrite de la Prohibition, là le ridicule de la grande famille de la Mafia, l’ingéniosité des gangsters dans une scène mémorable de poursuite en corbillard, l’obstination et la duplicité du FBI. Quiproquos, comique de situations, gestuelle, dialogues enlevés, et un génial sens du raccourci font de Certains l’aiment chaud un joyau de comédie. Wilder manie l’art du faux semblant avec dextérité et surtout une délectation communicative : variation légère sur le travestissement, le jeu des apparences, et de loin sur l’homosexualité, Certains l’aiment chaud est aussi une réflexion plus profonde sur le machisme et sur la sexualité, d’une totale modernité.

Tout le monde cabotine, Tony Curtis pérore avec un accent incongru, on fond pour Jack Lemmon et ses mollets ingrats, Marilyn, sexy à tomber, tangue encore et encore. Personne n’est parfait, peut-être, mais certains films, si.


Fedora (1977) : l'introspection mélancolique

Fedora

« Les choses ont changé. Les jeunes barbus ont la cote ». Sous la plume de Billy Wilder, et énoncée par William Holden, la réplique est lourde de sens. Detweiler, producteur hollywoodien ruiné, tente de convaincre l’ancienne star Fedora, désormais retirée, d’accepter un dernier rôle au cinéma.

Épaulé par le fidèle Izzy Diamond au scénario, Wilder a conçu un film étrange, kaléidoscopique, parfois bancal. Aux séquences brumeuses, presque oniriques, succèdent des flashbacks au charme fragile. À travers la vedette, enfermée sur son île et dans sa quête fatalement vaine de jeunesse, c’est tout un monde ancien, dépassé, que raconte Wilder. Ça sent la poussière, mais une poussière dorée. Réflexion sur la vieillesse, sur l’image, et sur le thème de la seconde chance, Fedora, pour peu qu’on se penche sur ce film avec toute la tendresse que l’on a pour Wilder, dégage une grâce envoûtante.

Wilder met en scène son propre décalage avec l’époque en une métaphore profondément mélancolique, offre sur grand écran au propre comme au figuré un enterrement de première classe à l’idée qu’il se fait de son art. Si les habituels traits acides et bien sentis viennent parfois ponctuer le récit, cette fois le réalisateur se met à nu, et nous laisse avec une impression de tristesse infinie. Par la voix de ses personnages, il nous livre sa recette : « Il faut savoir soigner sa sortie, c’est ce dont les gens se souviennent. Il faut entretenir la légende. Il ne s’agit que d’effets spéciaux, de décors et de larmes de glycérine », déclare Fedora. « C’est ça, la magie » répond Detweiler…
L’élégance de Wilder est éternelle.


Hélène Lacolomberie est rédactrice web à la Cinémathèque française.