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Dans les archives de Match - Tibhirine, requiem pour les martyrs

Tibhirine
“Depuis cette photo en 1989, aucun n'avait fui les menaces islamistes. Six des sept trappistes enlevés (de gauche à droite) : le père prieur dom Christian de Chergé, 59 ans ; frère Michel Fleury, 52 ans ; le père Bruno Lemarchand, 66 ans ; le père Célestin Ringeard, 62 ans ; le père Christophe Lebreton, 45 ans ; frère Luc Dochier, médecin, 82 ans. Le frère Pau Favre Miville, 57 ans, n'est arrivé en Algérie qu'en 1992.” - Paris Match n°2454, 6 juin 1996. Frère Jean-Pierre et frère Amédée, qui dormaient dans une autre partie du monastère, ont échappé aux ravisseurs. © Gamma-Rapho via Getty Images
Clément Mathieu , Mis à jour le

Il y a 25 ans, les sept moines martyrs de Tibhirine étaient enlevés. Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers la légende de Paris Match.

Il y a d'abord eu l'incertitude et l'angoisse, pour les pères Bruno, Célestin, Christian, Christophe et les frères Luc, Michel et Paul. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept moines de l'abbaye Notre-Dame de l'Atlas, à Tibhirine en Algérie, étaient tirés de leur sommeil par une vingtaine d'hommes armés, avant d'être emmenés et de disparaître dans la nuit.

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« Pitié pour les trappistes », implorait Match au lendemain de l'enlèvement : « Ces justes avaient choisi de ne pas quitter Notre-Dame de l’Atlas, en Algérie. Aux recommandations pressantes du gouvernement français et aux propositions de leurs autorités, ils ont opposé leur foi et la nécessité de maintenir leur présence auprès des populations ». Notre magazine publiait alors un appel du cardinal Mgr Lustiger, ami du prieur, le père Christian. 

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Dix jours avant leur enlèvement, douze ouvriers croates chrétiens avaient été assassinés sur un chantier proche. « Je ne saurais souhaiter une telle mort », avait écrit le père Christian dans un « testament », dans lequel il refusait que l'on blâmat l’islam pour son éventuel assassinat, et pardonnait même d'avance le sicaire. « Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple (algérien) que j'aime soit indistinctement accusé de mon meurtre ».

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Fin mai, l'assassinat, revendiqué par le Groupe islamique armé (GIA), était confirmé par une macabre découverte : les têtes des moines étaient retrouvées par l'armée algérienne sur une route près de Médéa, mais pas les corps. Paris Match avait rendu un vibrant hommage aux martyrs. 

La thèse officielle sur la mort des moines de Tibhirine a été remise en cause par des témoignages soutenant d'autres versions : bavure de l'armée ou manipulation des services secrets algériens pour discréditer les islamistes. En 2004, le parquet de Paris, saisi par les proches des victimes, a ouvert une information judiciaire. La procédure est toujours en cours en 2021. 

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Consacrés dans le lumineux et bouleversant “Des hommes et des dieux”, immense succès populaire et Grand Prix de Cannes 2010, les sept martyrs ont été béatifiés en décembre 2018.

Voici l’appel du Cardinal Jean-Marie Lustiger pour la libération des moines de Tibhirine suivi de l'hommage aux martyrs, tels que publiés dans Match en 1996.

Découvrez Rétro Match, l'actualité à travers les archives de Match...


Paris Match n°2446, 11 avril 1996

Mgr Lustiger : « Mon ami, le prieur »

Par le Cardinal Jean-Marie Lustiger, de l'Académie française

Père Christian de Chergé, 59 ans, prieur, en Algérie depuis 1969.
Père Christian de Chergé, 59 ans, prieur, en Algérie depuis 1969. © Gamma-Rapho via Getty Images

Le prieur du monastère de Tibhirine, au sud d'Alger, fait partie de mes amis de jeunesse. Les trappistes consacrent leur vie à la prière dans le silence et le travail des champs. Ils partagent la vie ordinaire des paysans. Rythmée par le chant de l'office, leur existence est entièrement vouée à l'amour de Dieu et du prochain. Cette trappe a été fondée en Algérie en 1934. Parmi toutes les présences non musulmanes au sein du monde arabe, la présence chrétienne, et surtout celle des contemplatifs, est particulièrement significative. Il est impossible de suspecter une intention intéressée. L'existence d'un monastère trappiste ne vise aucun profit matériel, il n'a aucune visée de propagande. S'ils sont venus en ce pays, c'est pour vivre en hommes de Dieu. Dans leur solitude, ils sont la présence respectueuse des chrétiens parmi les musulmans. Car nous croyons au dialogue entre les êtres humains, particulièrement s'ils ont en commun le sens de Dieu. Et pour que le dialogue existe, il faut d'abord être là, reconnaître l'autre et être reconnu de lui. Ces hommes ont refusé de partir d'Algérie malgré les appels pressants du gouvernement français. Les gens du pays les connaissent, les respectent et les aiment. Les menaces qui les visent frappent aussi des musulmans. Au nom même de leur foi, ces moines n'ont pas voulu abandonner ceux qui les avaient reconnus et adoptés. Cet enlèvement dévoile à nouveau la cruauté du terrorisme et du fanatisme. Il met à nouveau en question la dérive de certains mouvements islamiques qui sont en train de refermer sur un pauvre peuple la porte d'une prison. Dialoguer, communiquer, c'est ce qui fait la grandeur des hommes. Pour cela, il ne suffit pas d'échanger par-dessus un mur. Dialoguer, c'est accepter la possibilité de partager, de se laisser mutuellement convaincre par l'estime et le respect de l'autre.

Frère Luc Dochier, médecin, 82 ans, en Algérie depuis 1946.
Frère Luc Dochier, médecin, 82 ans, en Algérie depuis 1946. © Gamma-Rapho via Getty Images

Dans les pays musulmans, des gens simples, comme les amis du voisinage des moines de Tibhirine, des intellectuels, des gens religieux en sont convaincus. Mais la culture islamique risque d'encourager des tendances à élever des barrières. Seuls des responsables de l'islam peuvent faire face à cette tentation.

C'est donc un devoir majeur de soutenir - non d'une façon intéressée qui risquerait de les desservir au lieu de les aider - tous ceux qui, dans cette culture, sont disposés au dialogue, désirent le poursuivre, ouvrir les portes pour que ce monde évolue, selon sa logique propre, certes, mais en participant au concert des nations autrement que par des rapports de force ou des conquêtes financières. Ceux-là doivent être aidés, car si leur univers n'évolue pas de l'intérieur, nous nous dirigeons inévitablement vers des heurts et des drames dont nous n'avons guère idée.

L'enlèvement de ces pauvres moines me paraît un symbole de fermeture, car ces hommes, parfaitement innocents, désintéressés, humbles, ont d'avance offert leur existence. Ils ont d'avance donné leur vie, comme tous les prêtres, religieux et religieuses qui demeurent sur place, non par bravade, ni par goût du risque. Ils ne sont pas non plus suicidaires. Ils sont là comme témoins de l'amour désintéressé qu'ils ont reçu de leur Seigneur.

La providence les prend au mot, mais ce peut être un tragique présage pour l'avenir de cette partie de l'humanité. A moins que leur sacrifice ne change les coeurs, n'éclaire les esprits.

Frère Michel Fleury, 52 ans, préposé à la cuisine, en Algérie depuis 1985.
Frère Michel Fleury, 52 ans, préposé à la cuisine, en Algérie depuis 1985. © Gamma-Rapho via Getty Images

Voici le récit consacré à la mort des moines de Tibhirine par Paris Match, en juin 1996...

Paris Match n°2454, 6 juin 1996

Requiem pour les martyrs

Par Robert Serrou (Reportage Bruno Bachelet, enquête Victor Guitard)

Pour la Pentecôte, toute la France a sonné le glas en souvenir des sept trappistes égorgés en Algérie.

Jamais dimanche de Pentecôte, où pourtant l'Eglise commémore la descente du Saint-Esprit sur les apôtres sous la forme de langues de feu, n'a paru aussi triste, ne fut-ce que par ce glas macabre résonnant dans tous les clochers de France. Où, en ce jour liturgiquement festif, le cardinal Lustiger, revêtu des ornements rouges, couleur du Saint-Esprit, rallume une à une, en signe d'espérance et de résurrection, les sept bougies symbolisant les sept trappistes enlevés dans leur monastère, après les avoir éteintes trois jours plus tôt. Dès qu'il avait appris la nouvelle de leur exécution, en effet, l'archevêque de Paris, qui a le sens de l'Histoire et des symboles, s'en était allé, à l'heure du crépuscule, dans sa cathédrale à ce moment déserte, revêtu cette fois de la chape violette en signe de deuil, pour éteindre lentement, et visiblement bouleversé, ces flammes vacillantes allumées un mois plus tôt, entouré alors de sept moines cisterciens en coule blanche. Pour la mémoire. Pour que ne soient pas oubliés ces sept hommes au martyre annoncé.

Père Bruno Lemarchand, 66 ans, en Algérie depuis 1990.
Père Bruno Lemarchand, 66 ans, en Algérie depuis 1990. © Gamma-Rapho via Getty Images

Notre-Dame de l'Atlas, cette abbaye fondée en 1933 par des moines venus de Slovénie, avait été reprise, voici tout juste quarante ans, par celle d'Aiguebelle, dans la Drôme. Elle a été conçue pour accueillir trois cents personnes, et une douzaine de moines y vivaient jusqu'à ce que sept d'entre eux soient enlevés, une nuit de mars. Figure tutélaire de ce monastère, le médecin, frère Luc Dochier, 82 ans, qui, lui, n'est pas prêtre. La population adorait ce barbu au grand coeur, plié sur sa canne, usé, mais si volontiers blagueur et toujours prompt à répondre au moindre appel, d'où qu'il vienne. Christian de Chergé, 59 ans, en était le prieur. Avant de venir en Afrique, il avait exercé son ministère à Montparnasse. Au séminaire des Cannes, il avait connu un certain Jean-Marie Lustiger. La dernière fois que les deux hommes s'étaient rencontrés, le moine avait pris congé de son ami cardinal en ces termes que l'archevêque de Paris n'a jamais oubliés : «Je te dis adieu car je pense que nous ne nous reverrons jamais.» Paul Favre Miville, 57 ans, un Savoyard fils de forgeron, était plombier avant de découvrir, à 45 ans, la vie mystique. C'est lui qui avait la charge des travaux du monastère. Célestin Ringeard, 62 ans, un ancien éducateur, vivait parmi les alcooliques, les prostituées et les homosexuels avant d'entrer à la Trappe. Bruno Lemarchand, 66 ans, c'est l'homme à pas de chance. Il se trouvait là par hasard, venu du Maroc pour participer à une élection au sein de la communauté ; assassiné lui aussi.

Frère Paul Favre Miville, 57 ans, n'est arrivé en Algérie qu'en 1992.
Frère Paul Favre Miville, 57 ans, n'est arrivé en Algérie qu'en 1992. © Gamma-Rapho via Getty Images
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Les voix courent de voûte en voûte. Puis, c'est le grand silence de la Trappe. Celui du tombeau.

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Tous ces hommes menaient la vie ordinaire de l'ordre cistercien de la stricte observance, sous la règle de saint Benoît, revue et corrigée par saint Bernard, le fondateur de Clairvaux, puis par l'abbé de Rancé, filleul de Richelieu, converti à 36 ans, grand réformateur de l'ordre au XVIIe siècle. Une vie partagée entre la prière et le travail, sans esprit de profit ni de propagande, comme la vivent les quatre à cinq mille moines des seize abbayes françaises et de la centaine répartie dans le monde. Un havre de silence et de paix où quiconque sonnait à leur porte s'estimait en sécurité. Au fil des ans, les moines de l'Atlas s'étaient débarrassés des propriétés dont ils avaient hérité, vivant des produits de leur jardin et de leurs ruches. Ils avaient même offert une part de leur terrain pour y construire une mosquée. C'est dire combien ils étaient intégrés à la population autochtone, qui les vénérait comme des hommes de Dieu, des hommes de prière. Une population qui, aujourd'hui, ne comprend pas ce qui est arrivé et pleure ceux qu'elle considère comme ses martyrs.

Père Célestin Ringeard, 62 ans, en Algérie depuis 1987.
Père Célestin Ringeard, 62 ans, en Algérie depuis 1987. © Gamma-Rapho via Getty Images

Ce soir de Pentecôte à Aiguebelle, comme tous les soirs dans toutes les Trappes - Tamié, Timadeuc, Bellefontaine, notamment, lieux d'origine, avec Aiguebelle, des moines de l'Atlas -, dans leur église plongée dans l'obscurité, les cisterciens, fils de saint Bernard, chantent les complies, dernière des heures canoniales de la journée, la première étant chantée à 4 heures du matin, avant le chant du coq. Debout dans leurs stalles, ils psalmodient psaumes, hymnes et cantiques. «Pitié pour moi, Seigneur, l'oppression est sur moi; les pleurs me rongent les yeux, la gorge et les entrailles. Délivre-moi des mains hostiles qui s'acharnent. Silence aux menteurs, eux qui parlent de justice insolemment, avec superbe et mépris.» Soudain, dans la nuit totale, voici que s'élève, aérien, sublime, ce chant qui a tant impressionné Huysmans, le « Salve Regina », le célèbre « Salve Regina» de la Trappe, une imploration à la Vierge dans laquelle est inscrite, depuis des siècles, l'histoire du monde, tout le poids de la terre alourdi par les ans du fardeau accablant de la Rédemption. Au soir d'une longue journée, enfin un moment de tendresse : « Salut, ô Reine...» Dans l'abbatiale aux trois travées romanes, aux bas-côtés voûtés d'ogives par des arcades en plein cintre, les voix courent de voûte en voûte. Puis c'est le silence. Le grand silence de la Trappe. Ce soir, à Notre-Dame de l'Atlas, ce grand silence est celui du tombeau. « Il faut que cela soit bien clair entre nous, écrivait récemment d'une façon prémonitoire le père Christian de Chergé à des amis. Je suis à Lui et sur Ses pas je vais vers ma pleine vérité pascale. Nous sommes les témoins obscurs d'une espérance. Mais témoin, en grec, se dit martyr.»

Père Christophe Lebreton, 45 ans, en Algérie depuis 1987.
Père Christophe Lebreton, 45 ans, en Algérie depuis 1987. © Stephane Ruet/Sygma via Getty Images

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