Qui se cache vraiment derrière Plantu, le dessinateur génial du Journal Le Monde, qui tire sa révérence après presque 50 ans de carrière

Plantu, Jean Plantureux de son vrai nom, est Docteur honoris Causa de l'Université de Liège.

© Nicolas Lambert

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Par RTBF

À 70 ans, Plantu range le crayon. Vous ne verrez plus ses dessins en première page du journal Le Monde. Son dernier dessin a été publié dans l’édition de ce mercredi (mais datée de jeudi). Dessinateur de presse de génie, Jean Plantureux de son vrai nom, a toujours gardé une place particulière dans son cœur pour la Belgique, pays de la BD. Pendant quelques mois c’est d’ailleurs à l’Institut Saint-Luc, à Bruxelles, qu’il a fait ses classes, avant d’être engagé par le prestigieux journal Le Monde, à 21 ans. C’était en 1972.

C’est un boulot d’artisan

Presque 50 ans plus tard, le rideau s’apprête à tomber. Et alors que tout le monde se demandait quel serait son dernier dessin en Une du Monde, lui préférait en parler à sa manière, tout en subtilité, sans empressement, comme il l’a confié à notre collègue François Heureux :" Je viens d’avoir le directeur du journal pour ce mercredi. C’est un boulot d’artisan, c’est-à-dire que l’actualité du jour est telle, et comme un artisan qui ferait des chaises, et le dernier jour avant de prendre sa retraite, le gars qui fait des chaises fait une chaise le dernier jour. Ce mercredi, je ferai donc le dessin du jour. Il y aura peut-être dans un coin une petite souris qui dit au revoir. Je le fais au dernier moment. Mais je ne rangerai pas mes crayons, j’ai encore tous mes crayons parce que je ne vais pas m’arrêter de dessiner." 
Le jour est venu et la petite souris est effectivement là, plusieurs fois même. L'une salue, l'autre lit. La colombe porteuse de paix et d'espoir brandit un crayon. Marianne est là elle aussi, comme la figure du Président de la République. 

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Enfant de Charlie Hebdo

Tout débute réellement en 1968. Il a alors 17 ans. Mais tandis que ses compagnons de banc du prestigieux lycée Henri IV, "si sages habituellement" descendent dans la rue, lui se "méfie de la violence et de l’esbroufe". Au plus fort de la contestation, ce fils de directeur de bureau d’études à la SNCF préfère d’ailleurs rester seul dans l’atelier de dessin dont le professeur lui avait laissé la clé.

Lecteur assidu de Charlie Hebdo à qui il reconnaît volontiers devoir une grande partie de son éducation politique et sexuelle, le petit Jean a d’abord rêvé de faire du théâtre. Ses parents ne l’entendent pas de cette oreille. Pareil pour le dessin, hors de question. Ce sera médecine. Bac en poche, il entre donc en fac de médecine. Il y restera deux ans, le temps de trouver le courage de dire à ses parents qu’il part à Bruxelles, pour apprendre la Bande Dessinée. Dans la foulée, il leur annonce qu’il a décidé de se marier, et pas à l’église. Nous sommes en 1971. À St-Luc, Jean Plantureux est un élève assidu et intéressé, apprécié par ses professeurs parmi lesquels le dessinateur Eddy Paape.

Vendeur de meubles

Si la tête se remplit, les poches beaucoup moins. Après quelques mois seulement, l’inconfort financier contraint l’apprenti dessinateur à s’incliner. C’est le retour à Paris, comme vendeur de meubles aux Galeries Lafayettes d’abord. Armé de son culot et de quelques dessins, l’amène et discret ex-étudiant décide de tenter sa chance au journal Le Monde. Sans prévenir, à l’improviste. Il se retrouve face au rédacteur en chef de l’époque, Bernard Lauzanne. Ce dernier, fidèle à sa réputation de grand "canardier" façonneur de jeunes talents, décide de lui donner sa chance. Et après une trentaine de jours passés à produire des dessins d’actualité "à blanc", Plantu naît, son premier dessin est publié. Celui qui rêvait de faire de la Bande Dessinée a trouvé où donner de la voix, dans la caricature de presse, plus sociale, plus politique, plus "à chaud".

Premier dessin de Plantu paru dans Le Monde en octobre 1972.
Premier dessin de Plantu paru dans Le Monde en octobre 1972. © Plantu

Ses coups de crayons ne quitteront plus le quotidien fondé par Hubert Beuve-Méry. Petit à petit le rêveur s’installe dans les pages du journal du soir de centre gauche. Première Une en janvier 1978. Il y exprime sa perception du monde, suit l’ascension de Mitterrand et couche ses désenchantements sur papier. Lui, qui n’a de cesse de répéter qu’il croyait que le premier président socialiste était de gauche, ne l’a jamais vraiment rencontré. Même si le Président français avait l’un de ses dessins sur son bureau.

Premier dessin de Plantu publié en Une du Monde le 14 janvier 1978, "Oncle Sam brandit le masque de Jimmy Carter".
Premier dessin de Plantu publié en Une du Monde le 14 janvier 1978, "Oncle Sam brandit le masque de Jimmy Carter". © Plantu / Le Monde

Dépassé par le pouvoir

À partir de 1985, les dessins de Plantu se retrouvent quotidiennement en une du journal. Reconnaissance, pression, honneur, responsabilité mais aussi pouvoir déboulent sur ses épaules. Lui-même reconnaît d’ailleurs avoir été dépassé par ce pouvoir que certains lui ont prêté : "C’est un pouvoir, c’est une force, mais que j’ai découvert en dessinant et en voyant l’attitude des femmes ou des hommes politiques qui me croisaient. Là, la grande chance que j’ai eue aussi, et c’est pour ça que j’ai créé Cartooning for Peace avec Kofi Annan, c’est que Kofi Annan voyait mes dessins à la une du Monde. Il m’a dit : 'Ecoute, réunis des dessinateurs chrétiens, juifs, musulmans à New York, aux Nations unies '. Et pourquoi je les ai connus ? C’est grâce à tous les circuits diplomatiques. J’ai beaucoup travaillé avec les ambassades belges et françaises, et s’il n’y avait pas eu ce dessin à la Une du Monde, je n’aurais pas eu la grande chance de rencontrer des dessinateurs d’un peu partout sur la planète."

Ou comme en 1991 lorsqu’en voyage à Tunis il est réveillé en pleine nuit. Arafat (qu’il a déjà rencontré par le passé) veut le voir, tout de suite, à 4 heures du matin, pour l’engueuler.

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L'ère Plenel-Colombani

Au fil des ans, les directions passent, Plantu reste. Chaque jour qui passe le renforce dans son rôle de pilier du journal, de vitrine, de porte-drapeau. Sa vignette est la première chose que voit le lecteur. Un statut qui lui permet de s’opposer ouvertement à la gestion prônée par le duo Edwy Plenel / Jean-Marie Colombani à la fin des années 1990. Obligé de dessiner en rapport avec la Une "pour des raisons de format", le choix du sujet à dessiner appartient désormais au directeur de la rédaction. Le tandem le haït. Il s’en fout. Au pire il se fera engueuler, une fois de plus. Mais Plantu n’a rien à craindre, il aime son journal et c’est l’essentiel.

Sa vengeance est d’ailleurs à son image, délicate et malicieuse. Sur son site personnel, un jour il dessine une souris bâillonnée en train de lire "La face cachée du Monde", l’ouvrage polémique de Pierre Péan et Philippe Cohen sur les coulisses peu reluisantes de l’institution française dirigée par Colombani. Un autre, la parole de la souris est libérée, mais menacée par deux congénères, l’un corse (Colombani), l’autre moustachu (Plenel). Quant à la vignette parue dans le quotidien, on y voit sa souris acheter un livre.

Je suis porté par mon journal

Avec plus de 30.000 dessins à son actif, cet éditorialiste en image a dû également essuyer quelques tempêtes judiciaires et médiatiques. Comme lors de la publication de la vignette intitulée "Pédophilie : le pape prend position" dans le Monde Magazine du 3 avril 2010.

Un épisode parmi d’autres où le dessinateur a pu compter sur le soutien de son journal : a va parce que je suis protégé quand même. J’ai des rédacteurs en chef qui regardent les dessins et qui connaissent la culture des lectrices et des lecteurs. Je sais bien que quand un dessin est publié, je ne suis pas en terrain découvert sous les bombes, il ne faut pas exagérer. Je suis porté par mon journal et ça, c’est la grande chance que j’ai connue, et j’en ai bien profité, parce que souvent, même quand j’ai des ennuis, je me sens privilégié. Quand j’ai eu des ennuis judiciaires, que je me suis retrouvé devant les juges, à chaque fois j’avais le directeur du journal qui était là et les avocats. Ce n’est pas un moment facile, je me passerais des procès. À chaque fois, j’ai été relaxé. Mais c’est normal, c’est une équipe et je me sens comme une équipe de foot, je me sens aidé par mon équipe."

Celui qui pense en images a néanmoins celles qui lui tiennent à cœur plus que d’autres. " Il y en a plusieurs. Il y a dessin sur l’Afrique que j’ai fait dans les années 80. Il est repris dans les livres scolaires tout le temps. Ça représente le visage de l’Afrique qui ressemble à un visage d’un Africain qui attend sa petite goutte d’eau."

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Très engagé contre les fondamentalismes, Plantu n’a jamais hésité à prendre le feutre et le crayon afin de dénoncer ces comportements qu’il exècre sans détour : " La chance de travailler à la une du Monde, c’est aussi quand on en a marre de tous ces connards de fondamentalistes qui nous empêchent de penser librement et qui veulent imposer la charia. Je fais donc un gars avec son haut-parleur qui dit : 'ceux qui sont contre la charia, levez la main'. Alors, il y en a un qui lève la main, mais la main est coupée. Ça, c’est des dessins que, heureusement, j’ai la grande chance d’avoir pu publier dans le journal Le Monde, des dessins qui parcourent la planète", précise le dessinateur.

© Plantu / Le Monde

Et puis, il y a ce dessin fait en 2006, lors des fatwas contre les dessinateurs danois dont Plantu est très fier : "Je ne dois pas dessiner, je ne dois pas dessiner Mahomet. Mais à la fin, on voit un gars en turban avec une petite barbe. Il y a même des lecteurs qui m’ont dit : 'il ressemble beaucoup à Léonard de Vinci'. J’ai dit : ' si vous voyez Léonard de Vinci, ça m’arrange'."

© Plantu / Le Monde

Qui pour lui succéder ?

À partir du 1er avril c’est donc un nouveau coup de crayon qui viendra illustrer l’actualité en première page du prestigieux journal français. Ou plutôt plusieurs coups de crayons différents. Car si Xavier Gorce et ses pingouins ont longtemps été pressentis pour reprendre le flambeau, la démission de ce dernier il y a quelques semaines suite à la polémique créée par un dessin sur l’inceste en pleine affaire Duhamel a modifié la donne. "La liberté ne se négocie pas", avait déclaré Xavier Gorce après que le quotidien eut publiquement qualifié d'"erreur" la publication dudit dessin. "Ce dessin peut en effet être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres", avait souligné la directrice du Monde, Caroline Monnot, dans un message publié sur le site du quotidien.

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Les Belges ont beaucoup plus d’humour

C’est donc le collectif Cartooning for peace, créé par Plantu il y a 15 ans, rassemblant des dessinateurs de 52 pays qui aura la lourde tâche de perpétuer ce qui est désormais une tradition bien ancrée dans le patrimoine journalistique. "Une solution arrêtée d’un commun accord avec le directeur actuel du Monde, Jérôme Fénoglio et permettant d’avoir chaque jour un dessinateur d’un pays différent, avec son approche propre", explique Plantu.

Et parmi ceux-ci, des Belges. Kroll, Vadot, et Cécile Bertrand. Un regard, celui de nos compatriotes qu’apprécie particulièrement Plantu : " Il y a un truc que je dis souvent à Kroll : ' Comment tu fais pour ne pas avoir d’ennuis ? ' Parce qu’il a de temps en temps des ennuis, c’est vrai, mais c’est beaucoup plus frileux du côté de la France. Et je vois que vous vous permettez des choses complètement surréalistes, et des fois je dis : ' Mais attends, le dessin que tu as fait sur le Proche-Orient, tu as eu des ennuis ? ' Et il me regarde d’un air de dire non. Il ne voit pas où est le problème, alors que moi, je connais les problèmes qu’on peut rencontrer en France. Les Belges ont beaucoup plus d’humour. La Belgique, c’est le pays du second degré."

La majorité silencieuse

En presque 50 ans de carrière, ce fin observateur a vu la société évoluer et changer, en profondeur. Les publics sont devenus plus sensibles, plus susceptibles et irritables aussi. Un phénomène en constante accélération selon le dessinateur et en grand partie imputable à Internet et aux réseaux sociaux.

" Les réseaux sociaux, comme Internet, sont un outil génial, mais à la fois qui s’est retourné contre la liberté d’expression, parce que c’est une poignée à chaque fois, une toute petite minorité, qui fait soi-disant le buzz, mais en réalité ils ne sont que 50 à faire le buzz. Moi, par exemple, quand des fois il y a un buzz, qu’ils ne sont pas contents du dessin de Plantu, d’abord ils ont le droit, et deuxièmement il faut faire la part des choses entre la grande majorité qui est ravie et qui se connecte sur les dessins et cette petite poignée qui sont des procureurs et qui ne représentent rien du tout. Vous savez, comme on dit, les journalistes ne parlent que des trains qui arrivent en retard et jamais des trains qui arrivent à l’heure. Aujourd’hui, si on ne fait pas un enseignement — et c’est pour ça que je vais beaucoup dans les écoles, y compris à Molenbeek ou à Verviers — on ne pourra pas avancer. Il faut absolument revenir sur l’anonymat des réseaux sociaux."

À partir du 1er avril, celui qui a exposé gratuitement ses dessins dans les hôpitaux de France pendant cette crise du coronavirus se consacrera à d’autres activités dont sa fondation pour les jeunes active également en Belgique et un projet avec son ami photographe Reza.

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Sujet du JT 31/03/2021

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