RÉCIT

Quand Niki de Saint Phalle faisait pénétrer le public à l’intérieur d’une Nana

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En 1966, Niki de Saint Phalle présente au Moderna Museet de Stockholm Elle – une cathédrale, une gigantesque Nana enceinte et allongée sur le dos, à l’intérieur de laquelle les visiteurs sont invités à pénétrer, grâce à une ouverture située entre ses jambes ! Un projet immersif unique pour l’époque, au succès retentissant. Arrêt sur image.
Visiteurs découvrant “Elle – une cathédrale” au Moderna Museet de Stockholm
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Visiteurs découvrant “Elle – une cathédrale” au Moderna Museet de Stockholm, 1966

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Métal, grillage, tissu, peinture, toile encollée • 23 × 13 × 14 m • © Niki Charitable Art Foundation / ADAGP, Paris, 2021 / © Hans Hammarskiöld / © Moderna Museet / © Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Per Olof Ultvedt

Imaginez le corps allongé d’une femme enceinte de 23 mètres de large et 6 mètres de haut, érigé en cathédrale multicolore au sein d’un musée suédois. Imaginez maintenant y pénétrer par une ouverture béante sise entre les jambes écartées de cette femme aux allures de monument. C’est l’expérience audacieuse qui fut proposée il y a près de 60 ans aux visiteurs du Moderna Museet de Stockholm.

Créée par Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et l’artiste finlandais Per Olof Ultvedt, « Elle – une cathédrale » fut présentée du 4 juin au 4 septembre 1966, et devint l’une des expositions les plus visitées et commentées de l’histoire du musée. C’est Pontus Hultén, alors directeur de l’institution, qui eut l’idée de ce projet délirant pour l’époque. Cela faisait quatre ans qu’il rêvait d’une installation in situ quand il invita les trois artistes à Stockholm au printemps de cette même année.

Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt posant devant « Elle – une cathédrale »
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Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt posant devant « Elle – une cathédrale », 1966

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Métal, grillage, tissu, peinture, toile encollée • 23 × 13 × 14 m • © SCANPIX SWEDEN / © AFP / © Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Per Olof Ultvedt / © Niki Charitable Art Foundation / ADAGP, Paris, 2021

Niki de Saint Phalle, déjà connue pour ses Nanas, femmes girondes à la sensualité colorée, était alors fascinée par le Palais Idéal imaginé par Ferdinand Cheval au début du XXe siècle. Ce facteur de la Drôme avait consacré 33 années de sa vie à la construction de cet édifice monumental, chef-d’œuvre de l’architecture naïve. Et l’artiste franco-américaine rêvait de bâtir à son tour un château à l’intérieur d’un musée ! Deux jours après son arrivée à Stockholm, en compagnie de son partenaire l’artiste suisse Jean Tinguely, Hultén leur suggéra la création d’une Nana gigantesque au cœur du Moderna Museet ; le projet était né !

Elle (« hon » en suédois) – une cathédrale, telle que la nomma Ultvedt, fut ainsi dessinée et construite en 40 jours à peine. L’équipe qui entourait les trois artistes travailla jour et nuit pour donner corps à ce monument de six tonnes, fait d’une armature en acier recouverte de grillage et de tissu, et peinte à la main. La réalisation de cette folle entreprise fut échelonnée en quatre étapes : d’abord la création de la carcasse de fer, reproduisant le dessin original de Saint Phalle à l’identique, et l’assemblage d’une immense surface de grillage pour former le corps de la déesse. Puis le collage du tissu à l’aide de marmites de « colle de peau de lapin puante », comme le raconte Saint Phalle, cuite sur de petits réchauds électriques. Ensuite la peinture de l’ensemble, à l’aide de couleurs vives à l’extérieur et intégralement en noir à l’intérieur, afin de créer un contraste saisissant. Et enfin l’aménagement de cette galerie unique.

Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et Per Olof Ultved, Croquis de « Elle – une cathédrale »
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Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et Per Olof Ultved, Croquis de « Elle – une cathédrale », 1966

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© Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Per Olof Ultvedt / © Moderna Museet / © Niki Charitable Art Foundation / ADAGP, Paris, 2021

 Pour Saint Phalle, cette cathédrale ô combien féminine « était un peu comme un temple […], c’était une kermesse, c’était la joie, c’était le retour à la mère, c’était la plus grande putain du monde, je ne sais pas combien de milliers de spectateurs sont passés entre ses portes ! » Mais elle se défendait pour autant de toute intention pornographique. Dans l’une des cuisses de la sculpture, on pouvait visiter une galerie miniature aux murs entièrement peuplés de reproductions d’œuvres de maîtres tels Paul Klee ou Jean Dubuffet, des « fakes » créés par l’artiste suédois Ulf Linde. Les visiteurs pouvaient aussi passer la tête dans un trou formé au sommet du ventre et observer l’ensemble de l’exposition. On trouvait également à l’intérieur un cinéma qui projetait un film muet avec Greta Garbo, un aquarium rempli de poissons rouges, un « banc des amoureux », un toboggan, ou encore un « milk bar » dans le sein droit de la déesse et un planétarium dans le gauche. Les verres utilisés au bar étaient ensuite broyés par une machine pensée par Jean Tinguely, donnant l’impression qu’Elle digérait tout ce et ceux qui la visitaient.

Gargantuesque, pharaonique, colossale, déesse de la fertilité, baleine, parc d’attractions, tour de Babel, Bibendum… Le monument inédit se vit affubler de toutes sortes de qualificatifs et déclencha des réactions de tout bord auprès du public et de la presse. Certains étaient dithyrambiques, d’autres d’une agressivité rare, d’autres encore étaient incapables de se prononcer. Quoi qu’il en soit, elle ne laissa personne indifférent. À la fin de l’exposition, Elle fut intégralement détruite ; cette démolition faisait partie du concept. L’ensemble du projet, de sa conception à sa destruction fut heureusement documenté en photo et vidéo, et le Moderna Museet y consacra une exposition commémorative en 2018. Les plus nostalgiques peuvent encore admirer la tête de la sculpture, exposée dans le hall principal de l’ancien bâtiment du musée qui abrite désormais ArkDes, le Centre National Suédois pour l’Architecture et le Design.

Retrouvez dans l’Encyclo : Niki de Saint Phalle Jean Tinguely

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