i l’on ne parle pas encore de vins de Biordeaux, le néologisme pourrait rapidement s’ancrer dans les usages avec la vague de conversion qui couve dans le vignoble girondin. Ne pouvant pas être précisément chiffré à date, le phénomène prend incontestablement de l’ampleur. « Je pense que dans trois ans on aura doublé la production de vin bio » se projette Laurent Cassy, le président du Syndicat des Vignerons Bio de Nouvelle Aquitaine (SVBNA).
« On parle de 300 conversions à la bio cette année » avance Patrick Vasseur, le vice-président de la Chambre d’Agriculture de Gironde. Si la Gironde était déjà le premier département viticole en conversion à la bio en 2019 (avec 769 exploitations certifiées et en conversion d’après les dernières données de l’Agence Bio), le rythme s’accélère nettement ces dernières années (en témoignent 3 808 hectares en première année de conversion en 2019, pour 1 274 ha en deuxième année et 920 ha en dernière année).
C’est bien simple, « tout le monde s’y met » résume le vigneron Philippe Carrille (certifié depuis 2008 avec le château Poupille, 23 ha en Castillon Côte de Bordeaux). L’annuaire en ligne de l’Agence Bio des exploitations engagées en témoigne, où l’on retrouve par exemple, depuis août 2020, le GAEC château de l’Enclos cogéré par Bernard Farges (le président de l’interprofession des vins de Bordeaux, CIVB, défenseur du cuivre et de la mixité conventionnel-bio) et le château Lafont-Rocher, cru classé en 1855 de Saint-Estèphe (qui avait défrayé la chronique pour ses critiques sur la bio en 2018).
Devant cet afflux de nouveaux convertis au cahier des charges bio, « on ne peut que s’en réjouir » souligne Gwénaëlle le Guillou, la directrice du SVBNA. Soulignant que le vignoble bordelais était jusque-là « à la traîne » (avec 11 % de ses surfaces engagées en bio en 2019, contre une moyenne nationale de 14 %), l’experte souligne que ce « fort taux de conversion semble répondre à la demande tout aussi importante du négoce bordelais ».
Face à une offre sous-dimensionnée, les cours du Bordeaux rouge certifié bio attestent d’une valorisation deux fois supérieure à celles des conventionnels. D'août 2020 à février 2021, les cotations des vins en vrac du CIVB enregistrent 125 300 hectolitres échangés. Sur les sept mois de la campagne, 91 % de ces volumes sont échangés en conventionnel pour un cours de 869 euros le tonneau, quand les 9 % de bio affichent un prix moyen de 1 971 €/tonneau.
« Aujourd’hui, il y a de gros écarts de prix entre le bio et le conventionnel, mais ça ne va pas durer. Il restera une plus-value méritée avec les engagements techniques et le risque couru par la production » explique Philippe Cazaux, le directeur du groupement coopératif Bordeaux Families (ex-Union de Guyenne). Regroupant les caves de Saint-Pey-Génissac et de Sauveterre-Blasimon-Espiet (à laquelle adhère le GAEC château de l’Enclos), l’union coopérative recense cette année 105 hectares certifiés bio et 551 ha en conversion.
« Au départ il s’agissait de petites surfaces qui entraient dans la démarche, progressivement celles plus importantes leur emboîtent le pas. C’est un pari technique, avec le goulot d’étranglement du travail de mai pour protéger le vignoble et gérer les sols » indique Philippe Cazaux, pour qui le vignoble bordelais doit prendre sa place sur le segment des vins bio. Bordeaux Families se donne ainsi l’objectif de convertir 20 % de ses surfaces en bio sous 5 ans, en visant 1 000 ha en 2027.
Plus pondéré, Éric Hénaux, le directeur de l’union coopérative de Tutiac attend la fin de la conversion en 2022 des 620 hectares actuellement en conversion pour se projet. « C’est déjà une grosse vague, un changement profond. Avec 12 % de notre surface en bio (sur 5 200 ha), nous sommes en avance de phase par rapport au marché (les vins bio pesant pour 5 % des ventes de vin en GD l’an passé) » note le dirigeant pour qui tout se jouera en 2022 avec l’augmentation des volumes mis en marché par Bordeaux et les autres vignoble (voir encadré).
« Nous verrons comment le marché se stabilise. L’expérience est une lanterne que l’on a accrochée dans le de dos et qui n’éclaire que le chemin parcouru » souligne Éric Hénaux, qui se souvient des déséquilibres du marché bordelais du vrac en 2009 : « beaucoup de volumes bio sont arrivés et les cours ont chuté. Il faut faire attention à ne pas produire plus de volumes qu’on n’a de capacité à les vendre. L’objectif n’est pas de vendre sur le marché spot, mais de miser au maximum sur les bouteilles et les contrats triennaux. »
« La crise de 2008 à 2012 est liée à un doublement rapide des surfaces. Si on schématise, avec +20 % de consommateurs par an, il faut cinq ans pour absorber une hausse de 100 %. Et sur ces cinq ans, les cours diminuent » confirme Laurent Cassy. Si le vigneron reconnait que le même scénario pourrait se rejouer actuellement, il veut croire en l'union des opérateurs de la bio pour maintenir la valorisation.
Reste à convaincre les nouveaux arrivants : « il est toujours compliqué pour des gens qui vendent à 700 € le tonneau de ne pas [se satisfaire] d'un doublement de leurs cours grâce au bio. Mais ils doivent prendre conscience du lien entre coût de revient et prix de vente. Un vin bio doit se situer autour de 2 000 € le tonneau. C'est un prix minimal. » Pour soutenir le commerce, le SVBNA travaille actuellement à des contrats d'achats plus « vertueux » et « responsables ».
Une fois convertis à la bio, les viticulteurs restent soumis à des coûts de production et des risques de perte de récolte sensiblement plus élevés. Bien que l’évolution actuelle de la réglementation puisse faire relativiser les différences qui existent actuellement dans l’arsenal d’entretien du vignoble (à commencer par le glyphosate pour le désherbage). En bio, « le plus gros chantier c’est l’entretien sous le cavaillon. Mais comme on perd tout un tas de matières actives… » pointe Patrick Vasseur, qui souligne qu’il en est de même pour la lutte contre le mildiou, pour laquelle la Chambre d’Agriculture conseille d’être capable de traiter tout son vignoble en un jour (si besoin le week-end et deux fois par semaine selon les pluies).
« La tendance de la conversion à la bio s’appuie sur la conscience sociale de nos adhérents » ajoute Philippe Cazaux, qui pointe qu’avec l’interdiction depuis 2020 *des phytos classés Cancérigènes Mutagènes et Reprotoxiques (CMR) et la prochaine interdiction du glyphosate, « l’écart technique se réduit alors que la rémunération du bio est forte ». Un alignement des planètes techniques et économiques encore exacerbé par les aides des coopératives à la transition. De quoi dynamiser l'élan vers un vignoble de Biordeaux alors que les acomptes des adhérents conventionnels baissent avec les cours du marché.
* : Sauf dérogations pour certains adhérents de Bordeaux Families. Ces dérogations n’existeront plus en 2021, comme les CMR n’ont pas été plus efficaces que les autres phytos face à la forte pression mildiou du millésime 2020.
« Aujourd’hui, la dynamique de conversion est importante partout en France » pointe Nicolas Richarme, le président de l’interprofession des vins bio du Languedoc-Roussillon (SudVinBio). Ayant écho des conversions massives dans le Bordelais, Nicolas Richarme souligne que les projets de conversion gagnent également en taille dans le Languedoc, avec des programmes lancés par des caves coopératives, notamment en IGP. « C’est assez nouveau, avant il s’agissait plus de domaines particuliers » indique le président de SudVinBio, qui rappelle que le vignoble occitan doit voir ses volumes de vins bio passer de 1,2 millions hl en 2020 à 2 millions hl en 2022.
Ayant en tête les déconversions massives du millésime 2015 dans la vallée-du-Rhône (entre récolte abondante 2014 faisant chuter les cours et le black-rot ravageur de la campagne 2015), Nicolas Richarme se veut aussi confiant qu’attentif : « ces vingt dernières années nous avons manqué de vins bio, et malgré ça nos ventes ont augmenté de 15 %. Nous avons quelques inquiétudes par rapport à un risque de déséquilibre comme énormément de volumes arrivent sur le marché. [Mais] ces gros volumes sont convertis en caves coop pour du vrac, ce sont plus des marchés de grande consommation. Tous ces volumes qui arrivent, c’est opportunité d’aller sur autres marchés et monter en gamme avec plus de choix qualitatif. »