Médias : Les coulisses chaotiques de la publication du « manifeste des 343 salopes »

Le 5 avril 1971, « Le Nouvel Observateur » fait paraître un manifeste réclamant le droit à l’avortement libre. 343 femmes, célébrités ou anonymes, l’ont signé, revendiquant toutes avoir eu recours à une interruption volontaire de grossesse clandestine. Ce texte, écrit par Simone de Beauvoir, et porté par Catherine Deneuve, Agnès Varda ou encore Gisèle Halimi, est entré dans l’Histoire.
Simone de Beauvoir au Comit international du droit des femmes en 1979 huit ans après la publication du manifeste.
Daniel SIMON/Gamma-Rapho via Getty Images

En 1975, au lendemain du vote de la loi Veil, relative à l'interruption volontaire de grossesse, Simone de Beauvoir, fer de lance du féminisme, est amenée à réagir à la télévision : « C’est une chose dont nous, les féministes, pouvont être assez fières, car finalement, je me demande si cette loi aurait eu lieu, si on n’avait pas commencé par signer le “manifeste des 343” – qu’on a appelé quelques fois des “343 salopes”. Le manifeste où nous disions que dans notre vie, nous nous étions toutes fait avorter, des femmes connues, des femmes moins connues. » Une véritable victoire donc, pour un combat de longue haleine. L’auteure du Deuxième Sexe ne peut pas oublier que, quatre ans plus tôt, la publication de ce manifeste dans les pages du Nouvel Observateur s’était soldée par une guérilla médiatique et sociale. Les conservateurs avaient crié au scandale. Sur Radio Vatican, des commentateurs avaient assuré que la France était « sur le chemin du génocide et du four crématoire. » L’hebdomadaire avait, quant à lui, été noyé sous les lettres de lecteurs outrés. Dans un numéro spécial, paru le 1er avril 2021, L’Obs republie d’ailleurs quelques-uns des courriers reçus à l’époque : dans l’un d’eux, un médecin dénonçait ces « 343 culs de gauche, ensanglantés » à « l’odeur de charnier ». Marguerite Duras, l’une des signataires, avait, elle, reçu à son domicile une enveloppe remplie de merde…

Quelques jours avant la parution de ce manifeste, le 5 avril 1971, Le Nouvel Observateur avait été menacé d’une saisie. Le directeur de l’époque, Jean Daniel, n’avait pas été convaincu dès le départ par cette initiative – une idée de la journaliste Nicole Muchnik –, mais avait finalement flairé le potentiel du coup éditorial. Des années plus tard, sur le plateau d’Apostrophes, il s’en félicitera : « C'est vrai que ce jour-là nous avons eu l'impression de déclencher quelque chose, d'être au cœur de quelque chose. »

Même dans les cercles de militantes, notamment au MLF (Mouvement de Libération des Femmes), certains voix s’élevaient contre ce « féminisme de bourgeoises ». Des activistes de la première heure ne voulaient pas être reléguées au second plan derrière les signatures de stars, comme Catherine Deneuve ou Françoise Sagan. C’est pourtant là la force de ce texte : mêler les expériences – pas exactement similaires mais toujours traumatisantes – de comédiennes, écrivaines, chanteuses, ouvrières, enseignantes, etc. Ces dernières, plus modestes, pouvaient même être rassurées par la présence de vedettes. En 1971, déclarer que l’on a avorté, c’est être hors la loi. Mais qui oserait mettre derrière les barreaux des femmes qui se tiennent aux côtés de Jeanne Moreau ou de la puissante avocate Gisèle Halimi ?

L’idée de ce manifeste est donc née de la rencontre de toutes ces femmes, mais surtout de la persévérance de la journaliste Nicole Muchnik, qui ne supportait plus de lire chaque jour les récits d’avortements toujours plus glauques. À l’époque, entre 800 000 et un million de femmes, chaque année, avaient recours à une interruption de grossesse clandestine. Sur une toile cirée, dans une cuisine, avec une aiguille à tricoter le plus souvent, ou un fémur de poulet. « Tout ce qui pique, perce, embroche, perfore a été utilisé », explique l’auteure Xavière Gauthier dans le numéro spécial de L’Obs.

Nicole Muchnik fréquente un groupe d’engagées qui se réunit tous les dimanches autour de Simone de Beauvoir. S’y retrouvent Delphine Seyrig, Anne Zelensky, Christiane Rochefort ou encore Gisèle Halimi.

Toutes vont alors passer de nombreux coups de téléphone pour convaincre d’autres camarades d’apposer leur signature. Ariane Mnouckine, Marie-France Pisier ou encore Agnès Varda répondront présentes. Le texte final sera rédigé par Simone de Beauvoir elle-même : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elle le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. » La couverture du Nouvel Observateur, datée du 5 avril 1971, est tout aussi sobre. Un fond complètement noir, avec juste ces mots en couleurs : « La listes des 343 françaises qui ont le courage de signer le manifeste “je me suis fait avorter”. » Petite précision : elles ne sont en fait que 342, puisque le nom de l’écrivaine Liliane Siegel apparaît à deux reprises.

La semaine suivant la parution, l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo en fait son dessin de une. Sous la plume de Cabu, on peut lire « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? », à côté d’une caricature de Michel Debré, ministre de la Défense nationale de Georges Pompidou, qui répond : « C’était pour la France ! » Après cela, l’expression restera : le manifeste deviendra celui des « 343 salopes » dans tous les esprits. Pour autant, aucune d’entre elles ne jugera avoir perdu ce combat, bien au contraire. Oubliées durant Mai-68, les femmes vivent enfin, en 1971, leur révolution.