L'actrice, juriste et autrice Rachel Khan.

L'actrice, juriste et essayiste Rachel Khan.

@Hannah Assouline

C'est une ode à l'universalisme et à la complexité des identités. D'origine polonaise ashkénaze par sa mère et gambienne de par son père, Rachel Khan livre avec "Racée" (Editions de l'Observatoire) l'un des essais marquants de ce début d'année. L'actrice et juriste y pourfend les assignations identitaires et critique un nouvel antiracisme qui, paradoxalement, n'a plus que le mot "race" à la bouche. Estimant qu'il y a aujourd'hui une véritable bataille du langage en cours, cette amoureuse des mots y déconstruit des termes comme "racisé", "souchien" ou "afro-descendant" qui seraient autant de prisons idéologiques. Entretien.

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L'Express : Des images d'archives de l'émission Pyramide ont suscité l'indignation. Elles montraient des blagues racistes ou sexistes visant Pepita, la co-animatrice de ce jeu à succès des années 1990. Mais Pepita elle-même a dénoncé un montage à charge et expliqué n'avoir jamais "vécu la misogynie et le racisme" sur le plateau de Pyramide. Pour certains, telle Houria Bouteldja, ce serait là un "déni" ou une intériorisation du racisme. Qu'en pensez-vous ?

Rachel Khan : Lacan mettait au-dessus de tout la puissance du témoignage. Si une personne témoigne, on ne peut pas avoir pour seul argument qu'elle serait dans le déni. Le déni me semble plus du côté des indigénistes identitaires et racialistes, qui ne veulent pas voir que les Noirs peuvent aussi rigoler, avoir de l'humour à la télévision avec des Blancs. Ce faisant, on enferme Pepita dans sa couleur, en contrôlant son existence. Selon ces indigénistes, vous êtes soit une victime inconsciente du racisme, soit un "Bounty", une "négresse de maison", un "traitre à la cause"... Des arguments qui empêchent toute discussion, et qui de surcroît sont des insultes racistes. Le racisme ne va pas que dans un sens.

Avez-vous aussi reçu de telles insultes ?

On m'a dit "enfin, tu es noire, comment peux-tu penser ça?". Dans mon livre, j'essaie de montrer la complexité des identités. Certains voudraient m'imposer le fait que, vu ma couleur de peau, ma pensée ne m'appartiendrait pas, mais appartiendrait à ma communauté. Il n'y a pas d'émancipation possible au-delà de cette peau. C'est affreux. Les gens ne pensent plus par eux-mêmes.

Cela vous atteint-il ?

Cela m'a touché il y a quelques années. En 2018, quand j'ai commencé à vouloir porter ce message au sein du collectif "Noire n'est pas mon métier", cela n'a pas été facile.

En 2018, à l'initiative d'Aïssa Maïga, vous étiez seize actrices à témoigner contre les préjugés et clichés...

Cette action était géniale. C'étaient des témoignages de professionnelles se réunissant entre elles non pour évoquer une couleur de peau, mais leur jeu d'actrice. Nous venions de partout, avec des profils très différents. Nous voulions dire que les artistes noires ne pouvaient pas être enfermées dans des rôles de gazelles, de nounous ou de putes sans papier. Je pensais qu'on allait ainsi pouvoir faire progresser l'écriture. Mais nous nous sommes retrouvées prisonnières d'un dogme idéologique.

Les artistes ne sont aujourd'hui plus libres de raconter leur propre histoire. Plutôt que de donner des rôles à tout le monde, on préfère donner aux noirs des rôles revendicatifs et de colère. Désormais, on mêle les oeuvres littéraires à des tracts, et les réalisateurs doivent dénoncer les violences et les injustices.

"Le regard des enfants n'a pas à être décolonisé"

Vous récusez l'idée que puisqu'il n'y a pas assez de Noirs à la télévision, de jeunes enfants noirs ne pourraient pas s'identifier. Y a-t-il néanmoins à votre sens un problème de représentation à la télévision ou dans les fictions ?

Il y a une différence entre vouloir que la société française soit représentée dans toute sa diversité dans tous les secteurs - et pas seulement le cinéma ou la télévision -, et le fait d'affirmer qu'on ne pourrait s'identifier qu'à une personne ayant la même couleur de peau que soi. Enfant d'un couple dit "mixte", je ne ressemble ni à mon père ni à ma mère. Nous développons très tôt une capacité à nous voir en l'autre qui est physiquement complètement différent de nous. Les enfants s'identifient bien à Maya l'abeille (rires). Leur regard n'a ainsi pas à être décolonisé.

Vous vous revendiquez de l'universalisme. Pour les néo-antiracistes, cet universalisme ne serait qu'un déni, un idéal hypocrite permettant de perpétuer un système de privilèges et de discriminations... Que leur répondez-vous ?

Il ne s'agit nullement de nier que les Lumières ont été imparfaites. Il y a eu des problèmes dans la mise en oeuvre, mais l'universalisme reste la notion qui permet d'accéder à plus de justice et d'émancipation des êtres humains. Ce sont plutôt les discours indigénistes et décoloniaux qui me paraissent tellement vieux en 2021. Ils ne regardent que vers le passé, et n'ont aucune perspective d'avenir, n'apportent aucune solution. C'est quoi leur monde idéal ?

Mais ces discours semblent beaucoup plus à la mode au sein des jeunes générations que le discours universaliste, souvent porté par des figures plus âgées...

Nous avons complètement échoué dans la transmission à nos jeunes des valeurs républicaines. Au niveau des parents comme de l'Education nationale. Même si ça ne passe pas forcément par un cours d'éducation civique, il y a des règles à enseigner sur les relations aux autres. Mais je pense aussi que ces dogmes "woke" et de la "cancel culture" sont très confortables, et impliquent bien moins de travail. C'est du préfabriqué, avec des concepts que les jeunes peuvent ressortir sans effort, tandis que l'universalisme nécessite un accès à notre passé et au patrimoine des Lumières. On préfère ainsi ce courant "woke", qui est le KFC de la pensée.

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Il y a également un vrai soft power américain. Je m'occupais de l'association 1000 visages pour les jeunes qui n'ont pas d'accès à la culture. Mais les jeunes sont beaucoup plus influencés par Netflix que par le ministère de la Culture et l'idée d'exception culturelle, de soutien à la création. On en arrive ainsi à des oeuvres de fiction avec des scénarios simplistes, des histoires de banlieue avec des policiers qui sont toujours les mêmes. Il y a zéro imaginaire. On nous a dit qu'on voulait déconstruire les imaginaires, mais ce sont finalement toujours les mêmes que l'on retrouve à l'écran.

"Voir Meghan Markle être présentée comme 'racisée', ça me fait rire"

Du terme "racisé" qui s'est répandu ces dernières années sous l'influence des théories décoloniales, vous dites qu'il vous fait "froid dans le dos". Pourquoi ?

C'est la sociologue Colette Guillaumin qui, dans les années 1970, a la première employé la notion de "racialisation" dans son ouvrage L'idéologie raciste. A l'époque, il pouvait être pertinent de démontrer que si la race n'a pas d'existence biologique, des discriminations subsistent. Pourquoi n'utilise-t-on d'ailleurs pas tout simplement le terme de "discriminés" ? Mais aujourd'hui, les identitaires font appel à la notion de "racisés" en supprimant le processus de "racialisation" qui prend en compte un événement discriminatoire. Les personnes sont "racisées" de naissance, et c'est ça qui me dérange. Si dès le berceau, certains sont considérés comme étant des victimes, leurs perspectives se retrouvent très réduites. Si dès le départ, on transmet à ces enfants "racisés" la colère et qu'on leur explique que ce pays ne les aime pas, un mécanisme de prophétie auto-réalisatrice s'instaure.

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On met ainsi tout le monde dans cette case de "racisé", quel que soit le vécu des personnes. Michelle Obama est une femme "racisée" malgré sa condition sociale d'ex-Première dame de la première puissance mondiale. Voir Meghan Markle être présentée comme "racisée", pardon, mais cela me fait rire. Cette case identitaire homogénéise toutes les personnes sensées y entrer dedans. C'est un langage qui construit un rapport au réel totalement faux.

Vous critiquez aussi la notion en vogue d'"afro-descendant"...

C'est un anglicisme que l'on utilise aujourd'hui à tout bout de champ pour désigner toute personne ayant un lien de sang avec l'Afrique, en ne faisant aucune distinction entre déportation et immigration. Comme ils n'ont pas assez soufferts pour être de véritables victimes, comme ils sont nés trop tard et pas au bon endroit, des identitaires se définissant comme "afro-descendants" s'attribuent ainsi tous la même histoire victimaire et se désignent comme étant frères. Selon eux, leurs ancêtres auraient tous vécu l'esclavage, la déportation et la traite négrières. Mais c'est du pur révisionnisme ! Et c'est indécent pour les Français antillais et guyanais qui, eux, ont été effectivement coupés de leur continent d'origine et ont perdu leurs racines tout comme leur nom. Amalgamer la notion d'afro-descendance, qui marque une rupture brutale, avec l'immigration, la colonisation ou la vie en banlieue est d'une malhonnêteté rare. Et c'est profondément raciste en considérant que tous les Noirs auraient la même histoire. Cette notion ravive d'ailleurs la règle de "l'unique goutte de sang" (principe juridique de pureté raciale appliqué par les Etats sudistes esclavagistes aux Etats-Unis pour affirmer qu'il suffit d'avoir un seul ancêtre d'Afrique sub-saharienne afin d'être catégorisé comme noir, NDLR). Ces personnes se focalisent ainsi sur une seule chose, pour cacher l'ensemble de leur richesse ou de leurs morcellements identitaires.

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Je pense que cette question identitaire est intrinsèquement liée à une perte de repères. Les gens se sentent tellement perdus, entre la crise économique, environnementale et maintenant sanitaire, qu'ils se raccrochent à une identité, avec des principes très fermes qui les rassurent. Même avec une seule goutte de sang noir, on serait "racisé". C'est ôter toute idée de nuance, de mélange, de libre création.

Que pensez-vous de la notion d'intersectionnalité ?

C'est au départ une intention louable pour prendre en compte les personnes subissant simultanément plusieurs discriminations dans une société. Mais l'idée qu'une femme de couleur serait systématiquement victime d'une double discrimination en tant que femme et de couleur est fausse. Ce sont les hommes qui sont le plus souvent exclus des boîtes de nuit comme de la politique. On a vu au gouvernement Sibeth Ndiaye, Rama Yade, Christiane Taubira, George Pau-Langevin... Les hommes noirs eux restent à la porte des ministères comme des boites de nuit, en en surveillant l'entrée.

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De même, il y a avec cette logique d'intersectionnalité des motifs de discrimination qui ne sont pas recevables. En dépit de l'antisémitisme, le fait d'être juif ne passe pas, car comme les juifs sont perçus comme étant puissants et riches, on les classe parmi les dominants. Ce qui compte aux yeux des intersectionnels, ce n'est ainsi pas que je sois en partie juive d'Europe de l'Est avec du sang blanc, mais de m'appréhender strictement que comme une femme noire.

"Il est très dangereux de remettre la race au centre de tout"

Les réunions non-mixtes ont fait l'objet d'une intense polémique. Selon Eric Coquerel, cette non-mixité ne dérange personne quand il s'agit de féministes, d'ouvriers ou d'étudiants juifs, uniquement quand il est question de "noirs et arabes"...

Eric Coquerel est un homme blanc, ce serait bien qu'il se taise (rires). Si l'on suit cette logique folle, il n'est pas légitime pour parler. Et je ne pourrais évoquer mon livre qu'avec une personne afro-yiddish comme moi. Voilà où on en arrive...

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A partir du moment où l'on considère que des personnes seraient "racisées", c'est-à-dire victimes de naissance, on estime qu'elles doivent aussi avoir accès à des réunions non-mixtes. C'est vrai dans certains cas, mais il faut alors voir un thérapeute ou un médecin, qui d'ailleurs ne sera pas forcément de la même couleur que vous. On voit bien que tout ça est un projet purement politique. Mettre en place des réunions non-mixtes, c'est croire que les Noirs seraient tous pareil. Cette non-mixité consolide un fantasme racialiste. C'est terrifiant, d'autant plus que cela a été défendu par une association étudiante comme l'Unef. C'est quand un phénomène touche les lieux de culture et les universités qu'il faut vraiment s'inquiéter. Normalement, les étudiants sont ceux qui ont accès à la connaissance et à l'ouverture. Mais là, certains estiment qu'il serait vertueux se retrouver entre soi. Or il n'y a rien de pire qu'un "safe space" pour se monter le bourrichon sur le racisme systémique, en tournant en boucle sur les mêmes mots et les mêmes phrases, pour ce qui s'apparente à un lavage de cerveau. Les réunions en non-mixité permettent ainsi de conforter des groupuscules.

Mais vous n'abordez pas la question des discriminations dans votre livre...

Je l'ai fait volontairement. On m'a permis de publier un livre, et j'ai voulu évoquer des choses inédites et personnelles. Ecrire que l'extrême-droite est peuplée de fascistes, ce n'est pas un scoop. Aujourd'hui, dès qu'on parle des "woke", il faudrait ainsi prendre des précautions oratoires, rappeler en préambule que le racisme existe. Mais c'est oublier que ces gens-là sont aussi des racialistes. Et que la gauche fait office d'idiot utile au service de ces théories nuisibles. Il est ainsi très dangereux de remettre la race au centre de tout. Ces personnes sont obsédées par ça. La race va guider l'ensemble de leurs activités, jusqu'à ces histoires de couleur des pansements, des plâtres ou des masques. La pensée y est remplacée par la race.

"Ce sont les mêmes mécanismes que l'on voit à l'oeuvre chez Zemmour comme chez les "woke" "

Pourquoi faites-vous l'éloge de la créolisation chère à Edouard Glissant ?

La pensée de l'ouverture d'Edouard Glissant s'est traduite par des écrits plutôt hermétiques. Il faut avoir un dictionnaire à portée de main pour le lire (rires). Mais ce qu'il dit est passionnant. La créolisation, c'est cette idée que nous sommes tous faits de multiples. C'est l'identité vue comme une liberté. Pour Glissant, chaque être continue de muter dans sa relation à l'autre. La créolisation, c'est tout l'opposé des identités figées des réunions non-mixtes. Mais c'est aussi l'inverse du métissage, qui continue à réfléchir en termes de races, estimant par exemple que "blanc+noir = café au lait".

Avez-vous reçu beaucoup de soutiens ?

J'ai eu des messages de paysans bretons, de ministres comme de personnes issues du monde du hip hop. C'est ça qui est beau dans l'universalisme.

Et des critiques qui vous ont surprises ?

On m'a dit que j'étais d'extrême-droite. Cela m'a rendu réel ce qu'était vraiment la bêtise...

Selon Raphaël Enthoven, votre livre est une "machine de guerre contre Zemmour", en s'en prenant à tout fixisme identitaire...

Ce sont les mêmes mécanismes que l'on voit à l'oeuvre chez Zemmour comme chez les "woke". Les obsessions identitaires y sont identiques, et sont devenues le référent suprême des deux côtés. La race serait la case qui définit les individus, et tout le reste doit être gommé. C'est "racisés" contre "souchiens". Nous avons ainsi été colonisés par ces dogmes identitaires, qui nous ont d'abord laissés dans un état de sidération...

"Racée" de Rachel Khan (Editions de l'Observatoire, 160 p., 16 ¤).

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