Un terrain à soi


Texte inédit pour le site de Ballast

Anna Lagréné-Ferret a vu le jour en 1942, en Belgique. Quelques mois après sa nais­sance, sa famille a échap­pé de peu à la dépor­ta­tion dans les camps nazis. Après avoir été assu­jet­tie à un car­net anthro­po­mé­trique de « nomade », elle s’est trou­vée clas­sée par l’administration fran­çaise dans la caté­go­rie des « gens du voyage ». « J’aime mieux dire que je suis une Française avec sa culture manouche », objecte-t-elle. Depuis plusieurs années déjà, elle vit sur une « aire d’accueil » en Bretagne. Elle raconte, à l’ethnologue Lise Foisneau, les dif­fi­cul­tés de son quo­ti­dien et les pré­ju­gés que subissent les voya­geurs. Et puis ses rêves, aus­si. Premier volet d’une série en trois temps.


Je m’appelle Anna Lagréné-Ferret. Je vis à Guipavas, près de Brest, dans le ter­rain des « gens du voyage », vers les Manouches. Je n’aime pas ce nom-là, de « gens du voyage ». Nous sommes fran­çais. Pourtant on nous appelle les « gens du voyage » et on nous met dans des ter­rains, injus­te­ment « en rési­dence ». J’aime mieux dire que je suis une Française avec sa culture manouche. J’ai 80 ans dans l’année qui vient. Je n’ai pas tou­jours vécu en aire d’accueil. J’y suis aujourd’hui parce que je suis vieille, disons plu­tôt « âgée », et c’est plus dif­fi­cile de voya­ger, de s’en aller quand on veut : on a plus de mal à se dépla­cer avec mon mari, donc on essaie le plus long­temps pos­sible de res­ter où l’on est.

« J’aime mieux dire que je suis une Française avec sa culture manouche. »

Le ter­rain où je vis est une toute petite « aire d’accueil ». Il y a dix places, mais comme dans tous les ter­rains, elles sont sur­char­gées. Le ter­rain est mal géré, il manque plein de choses, mais on est obli­gés de faire avec ce qu’on a. On ne va pas aller sur les routes à notre âge pour se faire pour­chas­ser de tous les côtés. On aime mieux res­ter sur ce ter­rain-là, avec tous les incon­vé­nients et les choses dif­fi­ciles qu’on vit ici. C’est un ter­rain quand même facile, parce qu’on a l’eau et le cou­rant — ce qu’on n’a pas quand on est sur les routes ou sur d’autres places. On est mieux là que dans les gadoues et les déchet­te­ries, mais notre ter­rain est quand même dans une zone indus­trielle : il y a toutes sortes d’usines et d’entrepôts autour de nous.

Pour te la décrire, c’est une place de dix familles, les empla­ce­ments sont très petits. Sur chaque par­king [empla­ce­ment], tu ne peux mettre qu’une cara­vane et un camion. À côté de moi, il y a cer­tains de mes enfants, on ne va pas les lais­ser au bord des routes, puisqu’ils sont chas­sés de par­tout. On essaie de les accueillir, mais il n’y a pas beau­coup de place. Au milieu du ter­rain, il y a une petite route où se trouvent les plaques d’égout : les eaux usés passent au milieu de la place où jouent les enfants1. Autour de nous, c’est grilla­gé. Avant, à côté, il y avait un parc auto­mo­bile, c’était un mon­sieur qui met­tait là ses voi­tures ; il y avait aus­si un petit bois, mais ils [les auto­ri­tés locales] ont tout enle­vé et ont fait un ter­rain de foot. C’est grilla­gé, mais on n’est pas pro­té­gés du bruit des ton­deuses qui passent du matin au soir. Quand ils ont fait les tra­vaux pour faire le stade de foot, on était là dans la pous­sière — je ne te dis pas tous les chan­tiers qu’il y avait pen­dant plus d’un an.

[Guipavas, Finistère | Valentin Merlin]

Avant les tra­vaux, il y avait des grands chênes cen­te­naires, mais ils ont été cou­pés l’an der­nier, juste devant nous. J’avais mal au cœur ! C’était dans leur ombre qu’on avait un peu d’air, un peu d’oxygène. L’été, le soleil tape en plein dans le gou­dron : on dirait qu’il y a du feu tel­le­ment que ça chauffe. Il n’y a plus d’air, plus de ver­dure. Enfin, si, il reste trois grands arbres à coté du ter­rain, un peu plus loin. Ils ont vou­lu les cou­per aus­si, mais on s’est bat­tu pour qu’ils ne le fassent pas. L’été, c’est très dur, sans ombre et entou­ré de grillage. Chacun a un bloc — il y a un bloc pour deux cara­vanes, deux familles. D’un côté, il y a les douches, de l’autre, les toi­lettes ; ça fuit dans tous les sens. Avant c’était des toi­lettes, tu sais, qui sont par terre, et il y a deux ans, ils ont accep­té de mettre une cuvette. Quand quelqu’un uti­lise la douche, il y a de l’eau par­tout, c’est inon­dé dans les WC. J’ai appe­lé je ne sais pas com­bien de fois, mais ils ne trouvent jamais la fuite. Ils disent que ça se passe dans les tuyaux en des­sous, et ce n’est pas répa­ré, parce que ça coûte trop cher.

« On se met ailleurs, sur des par­kings ou dans des faux che­mins, mais on n’est pas tran­quilles, on se fait quand même pour­chas­ser de tous les côtés. »

Il y a aus­si un gar­dien, au bout, en ren­trant. Mais les gar­diens ne sont pas là sou­vent. Avec le virus, ils viennent juste pour nous faire payer la place, une fois par semaine. Ils sont bien mais ils ne font jamais de net­toyage, ils venaient juste prendre l’argent. Le ter­rain est géré par la métro­pole. La dame qui fait la ges­tion, on la voit une fois par an pour nous faire par­tir de la place. Le ter­rain ferme une fois par an. Elle vient nous aver­tir : « Dans 15 jours ou un mois, vous devez par­tir. » Là, ils nous ont déjà envoyé des papiers, il y a plus de deux mois, pour dire que la place [l’aire d’accueil] va fer­mer au mois de juillet pour net­toyage. Mais quand on revient, c’est tou­jours pareil. Je ne sais pas ce qu’ils font. Rien. Si, par­fois, ils ramassent ce qu’il y a autour du terrain.

La pre­mière fois que je suis res­tée sur un ter­rain dési­gné, c’était il y a long­temps. J’étais toute jeune, je devais avoir une tren­taine d’années. Il était à Brest, à Sainte-Anne-du-Portzic. Il y avait un cam­ping vide pour les gad­jé et, autour, il y avait plein de voya­geurs qui n’avaient pas de place, alors ils ont ouvert cet ancien ter­rain de cam­ping. C’était au bord de la mer. Ils nous ont ouvert ça, mais il n’y avait pas beau­coup de place non plus. Une dizaine de cara­vanes. Il y avait un grand champ der­rière, pour les loi­sirs des gad­jé. Quand ils ont vu qu’on n’avait pas assez de place, ils ont gou­dron­né le champ et on avait un peu plus de place. C’était tou­jours payant, on payait notre place. C’était moins cher à cette époque-là. On n’avait pas de bloc, rien du tout. Il y avait seule­ment deux toi­lettes, mais pas de douche. Ce ter­rain à Sainte-Anne-du-Portzic a été fer­mé, et ils ont ouvert un autre ter­rain plus loin, plus en cam­pagne, à Kervalan. C’était il y a bien vingt ou vingt-cinq ans. Aujourd’hui, à Sainte-Anne-du-Portzic, ils ont créé des mai­sons sociales, mais pas pour nous, pour les gad­jé. Donc ils ont refait un autre ter­rain, encore plus loin, dans les usines cette fois, tout béton­né, avec des blocs. Les occu­pants de ce ter­rain payent très cher. Pour l’eau et le cou­rant, c’est des 50 ou 40 euros par semaine [par empla­ce­ment]. Certains ne peuvent pas res­ter, parce que c’est trop cher. Surtout qu’on n’a pas le droit aux APL, alors par­fois on n’y arrive plus. Dans ces cas-là, on se met ailleurs, sur des par­kings ou dans des faux che­mins, mais on n’est pas tran­quilles, on se fait quand même pour­chas­ser de tous les côtés.

[Guipavas, Finistère | Valentin Merlin]

Les ter­rains dési­gnés sont dans des endroits com­pli­qués, parce qu’il y a beau­coup de gens qui n’en veulent pas autour de chez eux. Ils font des péti­tions. Pour mettre un ter­rain en place, il faut des années et des années avant que ça soit accep­té. Il faut que ça convienne à l’entourage et au maire. Des fois, ça change de maire et le nou­veau ne veut plus construire de ter­rain. Faut bien qu’on se mette quelque part, non ? Ce n’est pas parce qu’on est en cara­vane qu’on doit res­ter au milieu des routes. Alors des fois, quand on voit un petit par­king ou une petite place, on essaie de se mettre, mais les gens des alen­tours ne veulent pas. Ils portent plainte. Ils ont peur que leur ter­rain dimi­nue de prix — on dimi­nue la valeur. Ils ne veulent pas de nous. « Allez plus loin ! Allez plus loin ! »

« Faut bien qu’on se mette quelque part, non ? Ce n’est pas parce qu’on est en cara­vane qu’on doit res­ter au milieu des routes. »

Les ter­rains dési­gnés sont mis dans des zones pour nous cacher. Les gad­jé ne veulent pas de nous comme voi­sins, ils font des péti­tions, ils ont plein de pré­ju­gés. Ils disent n’importe quoi pour avoir gain de cause. Quand quelqu’un ne veut pas d’un autre, il faut bien trou­ver une excuse pour qu’il s’en va. Alors ils trouvent toutes sortes d’excuses, c’est du pré­ju­gé, du racisme, de la dis­cri­mi­na­tion. C’est tou­jours comme ça. Il y a même des villes qui paient plu­tôt que de construire une aire d’accueil — comme c’est la loi pour les villes de plus de cinq mille habi­tants, cer­taines mai­ries pré­fèrent payer des pro­cès, des amendes plu­tôt que de construire des ter­rains. C’est vrai que par­fois les maires ont des dif­fi­cul­tés pour avoir les auto­ri­sa­tions de construc­tion à cause des contri­buables qui ne veulent pas. Alors cer­tains paient aus­si d’autres villes pour que les cara­vanes ne soient pas chez eux.

Quand on est dit « gens du voyage », c’est très dif­fi­cile de res­ter quelque part. On ne peut pas, on est aus­si­tôt expul­sés. Ils nous forcent à nous domi­ci­lier dans les CCAS [Centre com­mu­nal d’action sociale]. Dès qu’on est obli­gés de dire qu’on n’a pas de domi­cile et qu’on est au CCAS, per­sonne ne veut nous vendre un ter­rain. On n’est plus mar­qués avec le car­net de cir­cu­la­tion, on est mar­qués par le CCAS. Quand les gad­jé voient écrit « CCCAS », c’est tou­jours la der­nière caté­go­rie, celle des « gens du voyage ». On est tou­jours refu­sés. Quand on demande pour avoir gain de cause, c’est même pas la peine, per­sonne ne nous veut. On ne peut même pas deman­der les rai­sons, ils ne les donnent pas. C’est très dif­fi­cile. Les trois-quarts du temps on ne sait pas lire, cer­tains ne savent pas écrire, on ne connaît pas nos lois, alors com­ment veux-tu qu’on gagne, on baisse les bras et on laisse comme ça. C’est pour­quoi il y a encore tant de mal­heu­reux, il y en a moins qu’avant, mais quand même. C’est pour dire qu’on a des dif­fi­cul­tés pour avoir un ter­rain, ou une mai­son, ou un loyer.

[Michel Lagréné et Anna Lagréné Ferret | Valentin Merlin]

Il y a des années, avec mon mari, on avait ache­té un petit ter­rain pas cher. On a été expro­priés. On était tout jeunes et on avait ren­con­tré des per­sonnes gen­tilles qui nous l’avaient ven­du pour bâtir quelque chose ou mettre les cara­vanes de temps en temps. Le maire nous a expro­priés sans notre consen­te­ment, sans pas­ser par un notaire. Il nous a fait par­tir en disant qu’il avait dépo­sé l’argent de l’achat de notre ter­rain au tré­sor public. On n’était même pas au cou­rant qu’il avait déjà com­men­cé à bâtir deux mai­sons et une route dans notre ter­rain. Nous on ne vou­lait pas le vendre, mais à cette époque-là on avait des enfants petits, on ne savait pas com­ment faire. Aujourd’hui, ça ne se serait pas pas­sé comme ça. On en avait quand même par­lé à des gad­jé dans le pays [le vil­lage], des amis. Le mon­sieur qui nous l’avait ven­du était même un conseiller muni­ci­pal. Quand il a su ça, il a démis­sion­né. C’était quelqu’un de bien. Il nous a dit d’aller en par­ler à un conseiller juri­dique. On a donc été en voir un dans la même ville. Après avoir expo­sé nos requêtes, c’est tout juste si le conseiller juri­dique ne s’arrachait pas les che­veux : « Mais ce n’est pas pos­sible ! Ils vous ont fait ci, ils vous ont fait ça. C’est une injus­tice ! » Il était de notre côté, il nous défen­dait. Il nous a pro­po­sé d’en par­ler au maire et de le rencontrer.

« Quand on essaie de se battre, on nous dit qu’il faut prendre des avo­cats, et que si on perd notre juge­ment, c’est à nous de payer. »

Une semaine ou deux semaines après, il était retour­né de l’autre côté. Il disait que c’était nor­mal que le maire reprenne des ter­rains dans l’intérêt public. On ne savait pas pour­quoi, on ne savait même pas ce que c’était que « l’intérêt public ». Ils nous ont dit que c’était des ter­rains réser­vés pour la construc­tion d’écoles, d’hôpitaux, des mai­ries. On s’est alors dit qu’ils avaient rai­son et que c’était nor­mal, mais on s’est ren­du compte que le maire n’a pas fait des écoles. Il a fait construire des vil­las de chaque côté de notre ter­rain. Il nous a expul­sés pour loger des gens du pays, c’est une injus­tice. J’ai alors dit que je vou­lais por­ter plainte parce qu’on ne pou­vait pas être expro­priés sans pas­ser devant un notaire et sans notre consen­te­ment. J’ai expli­qué qu’on avait plan­té des arbres, qu’on avait fait des tra­vaux pour mettre le ter­rain droit, pour faire quelque chose de bien. Mais le conseiller juri­dique nous a répon­du que ça n’avait pas de valeur.

Quelque temps après, on nous a dit de nous rendre au tré­sor public où l’on trou­ve­rait notre argent dans une enve­loppe. On a pris l’enveloppe et on a lais­sé comme ça. C’était en Bretagne, j’avais déjà quatre ou cinq petits. À cause d’histoires pareilles, les jeunes n’ont pas trop envie de se mettre dans des mai­sons. Il faut tou­jours se battre dans les bureaux. On ne connaît pas trop nos droits. Quand on essaie de se battre, on nous dit qu’il faut prendre des avo­cats, et que si on perd notre juge­ment, c’est à nous de payer. Ça nous fait peur.

[Maison de Raymond Gurême, à Saint-Germain-lès-Arpajon | Valentin Merlin]

Il faut dire aus­si que la plu­part n’ont que les moyens de s’acheter des petits bouts de ter­rain qui ne sont pas construc­tibles, qui ne sont pas via­bi­li­sés. Alors quand on achète des ter­rains comme ça, c’est facile de nous mettre dehors. Mon frère a ache­té un ter­rain il y a qua­rante ans, c’était un grand champ en plein désert. Il vou­lait se mettre avec ses enfants. Il n’a jamais pu rien faire parce que la mai­rie a dit qu’en des­sous, il y avait une source. Il y a tou­jours de très bonnes rai­sons pour nous faire partir2. Alors pour être tran­quilles, cer­tains voya­geurs achètent des bouts de ter­rain que per­sonne ne veut, près d’usine ou de l’autoroute, mais là encore on n’a pas le droit d’habiter.

« Quand je pense que je suis née pen­dant la guerre pen­dant les per­sé­cu­tions et que j’habite main­te­nant dans un ter­rain dési­gné, ça me fait mal au cœur. »

Les « aires d’accueil » sont pla­cées dans des endroits où l’on n’a pas envie de vivre, mais quand on achète des ter­rains ce n’est pas pos­sible non plus. On est dans une impasse. Et quand il y a des ter­rains amé­na­gés pour nous, c’est dans des zones mal pla­cées. Il n’y a jamais eu un ter­rain bien pla­cé, je n’en ai jamais connu. Ils sont en des­sous de grands ponts, entou­rés de zones indus­trielles, dans des anciennes car­rières, à côté de lignes à haute ten­sion. Par exemple, à côté de Guipavas, ils ont fait une aire pro­vi­soire à côté de la SPA et d’un endroit de déchar­ge­ment pour poids lourds. Tu te rap­pelles de là où on était l’autre été ? C’était une petite place tran­quille. Comme ils savent que les aires d’accueil vont fer­mer pen­dant l’été, ils sont en train de blo­quer l’accès à cette place, on pour­ra plus y ren­trer. Ça va être dif­fi­cile de sta­tion­ner pour nous cet été je crois.

Quand je pense que je suis née pen­dant la guerre pen­dant les per­sé­cu­tions et que j’habite main­te­nant dans un ter­rain dési­gné, ça me fait mal au cœur : on n’a pas été intro­duit dans la socié­té comme tout le monde. On est fran­çais, mais on a tou­jours été dis­cri­mi­nés. Ils trouvent tou­jours des excuses : « C’est vous qui vou­lez être comme ça, voya­ger ! » Oui, mais on aurait vou­lu avoir une vie meilleure, sur­tout avec tout ce qu’on a subi. On devrait être mieux reçus, mieux induits dans la socié­té. C’est pas parce qu’on est en mai­son ou sur un ter­rain dési­gné qu’on perd notre culture. On est manouche, notre culture sera tou­jours là. On aurait pu avoir un peu de bien-être, de confort, parce qu’on ne mérite pas d’être reje­tés comme ça. On a subi de grosses dif­fi­cul­tés, de grosses dou­leurs, de grandes choses qu’on ne méri­tait pas. Au bout de quatre-vingts ans, les choses n’ont pas chan­gé, la socié­té est tou­jours pareille. On ne nous a pas aidés beau­coup. Notre vie a été reje­tée, oubliée, discriminée.

[Petit-Quevilly, Seine-et-Marnede droit (Valentin Merlin)]

On n’a pas de droit du tout, ni de voya­ger, ni de res­ter. Avec les ter­rains dési­gnés, ils nous incitent à se séden­ta­ri­ser, mais tel­le­ment mal. Certains sont en mai­son, mais ça ne les empêche pas de voya­ger, ils sont libres. La France, c’est une terre de liber­té. On nous fait payer des prix énormes pour habi­ter dans des endroits où per­sonne ne veut vivre. Y’en a qui ne peuvent même pas res­ter sur les aires d’accueil tel­le­ment c’est cher. Mes petits-neveux ont pré­fé­ré louer un petit ter­rain chez un mon­sieur, plu­tôt que de res­ter sur un ter­rain dési­gné, à cause du prix.

« Avec les ter­rains dési­gnés, ils nous incitent à se séden­ta­ri­ser, mais tel­le­ment mal. »

Si je pou­vais par­ler à un poli­tique, je dirais que celui qui veut se sta­bi­li­ser, comme moi et mon mari, parce qu’on ne peut plus voya­ger, au moins qu’il les accueille conve­na­ble­ment dans un petit ter­rain. J’aimerais un ter­rain à moi, ça m’aiderait à oublier le pas­sé. Et celui qui voyage, qu’il puisse le faire libre­ment dans des ter­rains moins chers. Il y a beau­coup de jeunes qui doivent se dépla­cer pour leur métier, eh bien, ceux-là devraient pou­voir res­ter dans des ter­rains accep­tables. Pas dans des ter­rains dan­ge­reux comme à Rouen, les pauvres gens qui étaient là-bas [sur l’aire d’accueil de Petit-Quevilly, au moment de l’incendie de Lubrizol en sep­tembre 2019], je ne sais pas s’ils ont eu grain de cause, mais ils auraient pu être morts. Peut-être qu’ils ne sont pas morts aujourd’hui, mais plus tard, avec tous les pro­duits qu’ils ont res­pi­rés, ils vont sûre­ment s’en res­sen­tir. Nous, ici, on avale toutes les pous­sières et les pro­duits qu’ils mettent sur le ter­rain de sport. Tu crois qu’on ne va pas res­sen­tir les consé­quences ? Pas nous avec mon mari parce qu’on n’a plus beau­coup d’années devant nous, mais les jeunes, les petits enfants3 ?

J’aurais vou­lu qu’ils amé­liorent les ter­rains pour ceux qui sont obli­gés d’y vivre. Des ter­rains conve­nables dans le confort et dans les prix. Faut les payer les fac­tures. Des fois on demande de l’aide et on ne l’a jamais. Quand on ne peut plus payer, on nous met dehors. Pour moi, le mieux ce serait de don­ner des bouts de ter­rain, au lieu de faire des ter­rains gérés par la mai­rie. Ceux qui veulent avoir leur ter­rain, qu’ils leur donnent pour qu’ils en prennent soin. Les ter­rains dési­gnés, c’est pas tou­jours bien orga­ni­sé, par­fois il y a du désordre ou des choses abî­més, mais quand ça t’appartient, tu en prends soin. Faut com­prendre les gens, c’est pas à eux. Nous, on prend soin de ce qu’il y a autour de nous, mais on ne peut pas faire de remon­trances aux gens de pas­sage s’ils abîment quelque chose.

[Maurepas, Yvelines | Valentin Merlin]

Tu sais où ils nous mettent ? En des­sous des ponts, au milieu des auto­routes, près des rivières, près des étangs. Il y a des petits qui se sont noyés, dans des ter­rains vagues, loin des bourgs, ou des ter­rains aban­don­nés. Au lieu de faire des grands ter­rains avec beau­coup de familles qui ont de grandes dif­fi­cul­tés — plus qu’il y a de monde, plus qu’il y a de dif­fi­cul­tés — ils devraient faire des ter­rains dans chaque bourg, même s’il y a moins de cinq mille habi­tants. Des petits ter­rains de cinq ou dix places, bien orga­ni­sés, bien propres. Combien il y a de vil­lages en France, compte le sou­la­ge­ment qu’il y aurait. Il ne pour­rait plus y avoir d’expulsion !

« Quand on écoute la télé, on entend que des pré­ju­gés. J’aimerais les effa­cer. On est fran­çais avec notre culture. »

Je vais te dire quelque chose, quand les balayeuses passent à côté du ter­rain, elles ne viennent pas sur le ter­rain. Il y a le Covid, mais il n’y a rien pour dés­in­fec­ter, per­sonne ne vient nous voir, per­sonne ne vient nous deman­der si on a besoin de quelque chose. C’est ter­rible quand même. On est comme des pes­ti­fé­rés. Nos jeunes, ça les rend pas bien, ils se disent : « Regarde comme on est reje­tés, on est fran­çais pour­tant. » L’autre jour, ma petite fille vient me voir et me dit « Mamie, on est de quel pays nous ? ». Non mais rends-toi compte ! Je lui dis : « Mais ma fille, t’es en France ! T’es pas une orphe­line, t’es une Française, ma fille. Tu es née en France, tes parents sont nés en France, tes grands-parents sont nés en France, tes arrières-parents sont nés en France, et ça conti­nue. De géné­ra­tion en géné­ra­tion, tu es fran­çaise, ma fille ! » Les jeunes se sentent reje­tés à tel point qu’ils pensent qu’ils viennent d’un autre pays. Il fau­dra essayer d’intégrer tout le monde dans la socié­té. Quand on écoute la télé, on entend que des pré­ju­gés. J’aimerais les effa­cer. On est fran­çais avec notre culture. On a une culture manouche. Bon, les Bretons, c’est des Français, et ils ont leur culture, ils font des crêpes, ils vont pêcher, ils font des nap­pe­rons, de la den­telle et plein d’autres choses — c’étaient des vaillantes les Bretonnes, les femmes de marins. Les Alsaciens, les Normands, cha­cun à sa culture. Mais regarde, quand ces gens-là mani­festent, ils sont beau­coup aidés. Nous, aus­si­tôt qu’on mani­feste, on nous dit de ramas­ser et de par­tir tout de suite. On n’a pas le droit de mani­fes­ter. On sait bien qu’on n’aura jamais gain de cause, on a tou­jours été comme ça.

Je vois des émis­sions où cer­tains de ceux qui ont été per­sé­cu­tés, on leur fait des céré­mo­nies main­te­nant. Nous, jamais rien. C’est tou­jours une page blanche, comme si on n’avait jamais exis­té. S’ils par­laient plus sou­vent des Tsiganes qui ont été dans les camps de concen­tra­tion, des manouches qui ont été brû­lés, au moins la socié­té ver­rait com­bien on a souf­fert. Il y aurait un peu de com­pas­sion pour nous, au lieu de dire : « Ils ont fait ci, ils ont fait ça. Les enfants ont cas­sé un car­reau. » Oh la la, c’est ter­rible de cas­ser un car­reau, ils vont en par­ler pen­dant des jours. Pendant huit jours de temps à la télé ils vont en par­ler que les enfants ont cas­sé un car­reau et qu’ils ont sali dans un ter­rain vague aban­don­né. Ils pour­raient dire : « Ils ont souf­fert, on va les aider. » Non, ils ont cas­sé le car­reau dans la vieille usine là-bas, ils sont res­tés quinze jours, un mois, c’est une atro­ci­té — ils disent ça à la télé. Mais ils ne disent pas ce qu’ils ont subi, toute la souf­france et qu’ils sont lais­sés pour compte. Je te parle avec mon cœur.

[Zino | Valentin Merlin]

Je ne peux pas en vou­loir à la France entière ou au monde entier, il y a aus­si des gens extra­or­di­naires de gen­tillesse et de bon­té. Certains se battent pour nous aider. Heureusement. Il y a eu des bonnes per­sonnes quand même. Dans ma petite vie de grande misère, j’ai vu plein de bonnes per­sonnes dans mon che­min qui m’ont beau­coup aidé, mais fal­lait se battre et s’efforcer pour arri­ver à vivre.

Je t’ai racon­té plein de choses, mais je ne suis pas trop bien aujourd’hui, je n’ai pas les idées claires. Je n’ai pas pu bien dire tout ce que j’avais sur mon cœur. On en repar­le­ra. Mais, sur­tout, n’oublie pas d’écrire que j’aimerais un petit ter­rain à moi.


[lire le deuxième volet]


Photographies de ban­nière et de vignette : Valentin Merlin


image_pdf
  1. En reli­sant ce texte, Anna Lagréné-Ferret a pré­ci­sé qu’elle demande depuis dix-huit ans un endroit réser­vé aux jeux des enfants.
  2. À la relec­ture, Anna Lagréné-Ferret a ajou­té qu’elle connais­sait des per­sonnes qui n’avaient pas pu ache­ter un ter­rain car les notaires du coin avaient reçu un ordre du maire qui leur inter­di­sait d’enregistrer les ventes lorsqu’il s’agissait de « gens du voyage ».
  3. Anna Lagréné-Ferret pré­cise que beau­coup d’enfants qui vivent sur les « aires d’accueil » sont asthmatiques.

REBONDS

☰ Lire notre témoi­gnage « Quand le pou­voir mutile les gilets jaunes — le récit d’une famille », jan­vier 2021
☰ Lire notre témoi­gnage « On veut être res­pec­tés : faire grève en pleine pan­dé­mie », avril 2020
☰ Lire notre témoi­gnage « Récit de grève : une vic­toire à l’hôpital du Rouvray », juillet 2018
☰ Lire notre témoi­gnage « Montrer que la lutte paie », juillet 2018
☰ Lire notre témoi­gnage « Nous étions des mains invi­sibles », juillet 2018
☰ Lire notre témoi­gnage « À l’usine », juin 2018

Lise Foisneau

Docteure en anthropologie. Elle est actuellement post-doctorante à l’EHESS Paris. https://ehess.academia.edu/LiseFoisneau

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.