Dans les archives de Match - Avec les hippies sur la route des Indes
Ils ont parcouru des milliers de kilomètres pour vivre au pays de l'hindouisme et de son nirvana. Ces enfants de l'Occident se ruent alors vers l'Orient. En 1971, le journaliste et photographe Jack Garofalo a vécu deux mois parmi eux. Alors que notre monde se ferme pour lutter contre la pandémie, pour eux le voyage était sans limites et parfois sans retour.
Pour lui, ce sont des gamins qui, s’étonne-t-il, « peuvent passer les frontières comme des oiseaux, vivre comme des Gitans ». Quand il rejoint les hippies sur la route de l’Inde, ou plutôt « des Indes », comme ils préfèrent dire, Jack Garofalo a 47 ans. Eux en ont à peine 20. Rompu aux reportages au long cours pour Paris Match, il va partager leurs vagabondages pendant deux mois, en 1971, avec une photographe américaine de 31 ans, Mary Ellen Mark.
Entre lui et les jeunes « clochards célestes », comme ils aiment se définir en référence à leurs ancêtres les beatniks, aucun rejet. Jack les observe mais, jamais malveillant ni condescendant, pas même ironique, il ne les juge pas. Par-delà leur naïveté, il est touché par leur idéalisme. Par leur beauté, aussi, comme si leur désir d’harmonie suffisait à les préserver de la crasse des grands chemins.
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Ces garçons aux cheveux longs et ces filles en tenue de bohémiennes refusent la société de consommation
La Route – avec le R majuscule qui sied à un mythe – n’est pas seulement, à leurs yeux, un moyen de déplacement. Elle est à la fois un symbole, un Graal, un apprentissage. D’où qu’elle vienne, où qu’elle aille, elle dessine un parcours initiatique. L’essentiel est qu’elle mène loin, très loin du monde trop rationnel, trop policé, trop lisse, trop formaté, trop friqué, trop étouffant que fuient les « flower children », les enfants fleurs. Ce que refusent ces garçons aux cheveux longs et ces filles en tenue de bohémiennes, c’est la société de consommation que leurs parents souhaitent leur imposer comme unique modèle de bonheur et de vie. Les remous de mai 1968 n’ont pas fini de faire tanguer les vieilles valeurs de l’Occident. « Peace and love ! »
Après les « Summers of Love » (« étés de l’amour ») de San Francisco, après les « Bed-ins » de John Lennon et Yoko Ono contre la guerre du Vietnam, après le grand jamboree païen de Woodstock, après la pop planante de Pink Floyd et les dérives à moto d’« Easy Rider », c’est l’Asie qui fascine une part minoritaire, mais hautement influente, de la nouvelle génération. Pas l’Asie de la Chine maoïste, mais une Asie fantasmée, où tout ne serait que sérénité, spiritualité et pacifisme. Tant pis si cette Asie-là n’existe pas pour de bon, tant pis si la misère s’étale à Kandahar et à Bénarès aussi bien, sinon mieux, que dans les bidonvilles de Nanterre, tant pis si les autochtones méprisent ces glandeurs dépenaillés et fauchés, attirés en vrac par la philosophie bouddhiste, le haschisch en vente libre et le goût de l’aventure. Papa et maman partaient à date fixe sur le bassin d’Arcachon ; eux veulent aller – et rester aussi longtemps que ça leur chante – dans les endroits où papa et maman n’auraient, précisément, jamais eu l’idée de mettre un orteil. L’Asie qu’ils voient n’est pas la vraie ? Qu’importe ! C’est celle qu’ils voulaient voir, conforme à leur attente.
La drogue, quelquefois, transforme la grand-route en impasse.
On peut, à cette époque, vivre en Inde ou au Népal pour 1 dollar par jour, bouffe et logement compris. Avec les cartes de réduction falsifiées qu’on trouve pour trois fois rien chez les marchands de dope, on y voyage presque gratis. L’important, c’est de découvrir des gens, des mœurs, des parfums, des couleurs, des formes de pensée inconnus, qui ouvrent l’esprit sur le monde. Et puis Goa, Katmandou ou Pattaya ne sont pas tout ! Ce qui compte, c’est la façon d’y aller. En avion charter, pour les moins démunis et les plus timorés. Pour les autres, en alternant le train, les bus brinquebalants et l’auto-stop. Improvisé ou minutieusement préparé, leur périple passe par des contrées dont la traversée est forcément, pour eux, un choc émotionnel : Turquie, Iran, Afghanistan, Pakistan…
Bien sûr, le chemin n’est pas sans périls. Certains zonards en détroussent d’autres ; un certain Charles Sobhraj (à qui, cinquante ans plus tard, Netflix consacrera une minisérie à succès, « The Serpent ») ira jusqu’à en assassiner quinze ou vingt en Inde, au Népal et en Thaïlande ! Mais c’est surtout la drogue qui, quelquefois (et moins fréquemment qu’on ne l’affirmera), transforme la grand-route en impasse. Pour acheter leur dose d’héroïne, les naufragés de la défonce sont prêts à n’importe quoi, y compris mendier, se prostituer ou vendre leur sang. En 1971, arrivés d’Amérique, d’Angleterre, de France, d’Australie ou d’ailleurs, et plus nombreux d’année en année, ils étaient 200 000 jeunes sur la route des Indes. La porte est désormais ouverte pour le tourisme de masse. A leur insu, les routards de la première heure ont contribué à apporter en Orient ce qu’ils fuyaient en Occident : le consumérisme.