Le nom d’Yves Klein est indissociable de son célèbre bleu, qui a envahi son œuvre à partir de 1957. Monochromes bleus peints au rouleau, lâcher de ballons bleus, éponges naturelles imprégnées de bleu, reproductions de statues antiques teintes en bleu… L’artiste a trouvé sa couleur fétiche, qu’il utilise à l’infini et de façon obsessionnelle. Allant même, à partir de 1960, jusqu’à demander à des femmes nues de s’enduire de bleu et de réaliser l’empreinte de leurs corps sur de grandes toiles blanches – ses fameuses Anthropométries – sous l’œil d’une caméra, s’imposant ainsi comme un pionnier de l’art de la performance !
Si Klein s’est à ce point entiché du bleu, c’est parce qu’il « rappelle la mer et le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et visible », s’imposant donc comme une couleur abstraite, « hors dimension »… Et la préférée de plus de la moitié des Occidentaux. Mais l’artiste n’utilise pas n’importe quel bleu. Celui sur lequel il a jeté son dévolu est selon lui « la plus parfaite expression » de cette couleur céleste.
Saturé, éclatant et chaud, d’une profondeur et d’une vivacité irréelles… Ce bleu incomparable, Klein ne l’a pas inventé. Il s’agit en réalité d’une couleur bien connue qui a toujours fasciné les artistes : le bleu outremer ! Utilisé en Europe dès le XIIe siècle par les enlumineurs, il était à l’origine obtenu en broyant du lapis-lazuli, précieuse pierre fine issue de la fusion volcanique et importée à prix d’or par bateau des montagnes d’Afghanistan. D’où son nom issu du latin « ultramarinus » : « au-delà des mers »…
La beauté du lapis-lazuli a poussé les hommes à l’extraire et l’exploiter dès la Préhistoire, il y a plus de 6 000 ans. Pour isoler la lazurite des pierres broyées, les Arabes se sont mis à concocter un mélange de plâtre, de résine, d’huile et de cire permettant d’isoler les impuretés – une recette qui s’est ensuite propagée en Europe. À la Renaissance, le coût de ce pigment luxueux est si élevé qu’il faut le préciser dans les contrats de commande de tableaux. Grâce au financement du pape, Michel-Ange l’utilise pour le ciel de sa fresque du Jugement dernier, qui recouvre un mur de 200 mètres carrés dans la chapelle Sixtine. Entre cet outremer et le bleu moins onéreux utilisé pour les panneaux de la voûte, la différence est éclatante !
Mais son prix le rend quasiment inaccessible. Au XIXe siècle, le lapis-lazuli coûte entre 6 000 et 10 000 francs le kilo. Si bien qu’en 1824, la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale décide d’offrir une récompense de 6 000 francs à celui qui découvrirait un moyen artificiel et plus économique d’imiter le bleu outremer. Trois ans plus tard, le chimiste et industriel lyonnais Jean-Baptiste Guimet (père du collectionneur Émile Guimet qui a donné son nom au Musée national des arts asiatiques – Guimet) met au point un pigment de synthèse à base de thiosulfate d’aluminosilicate de sodium, qui ne coûte que 800 francs le kilo. Alors qu’il était la plus chère de toutes les couleurs, l’outremer devient désormais le bleu le plus économique ! Le secret ? Chauffer à plusieurs centaines de degrés un mélange de kaolin, de carbonate de soude, de soufre, de sulfate de soude et de charbon de bois.
C’est ce pigment dont s’empare Yves Klein. Mais l’artiste est frustré par la façon dont la couleur se trouve modifiée une fois déclinée en peinture et appliquée sur une toile. En cause ? Les liants, indispensables pour fixer le pigment sur le support. Après avoir fait chou blanc avec plusieurs liants traditionnels, le peintre se tourne en 1956 vers son ami et marchand de couleurs Édouard Adam, à qui il demande de l’aider à trouver un liant qui permettrait de préserver l’éclat du pigment pur…
Un chimiste de Rhône-Poulenc, groupe français d’industrie chimique et pharmaceutique, leur fournit la clé : un acétate de vinyle, le Rhodopas M. qui, habituellement utilisé comme fixatif, se rétracte en séchant, laissant ainsi apparaître le grain du pigment pur ! Le 19 mai 1960, Yves Klein dépose l’« International Klein Blue » (IKB) à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) sous l’enveloppe Soleau n°63471. L’artiste ne dépose pas la couleur elle-même mais la recette d’un produit qui se distingue uniquement des autres par son liant… permettant de sublimer la couleur existante !
« Canular », « fumisterie », « Klein vend du vent »… La presse de l’époque n’est pas toujours tendre avec le roi du bleu, qui a même osé exposer et vendre du « vide », nommé tel quel, lors d’une exposition en 1958 ! Mais d’autres voient, dans ce dépôt de l’« IKB », un acte d’art conceptuel inédit. Depuis, son univers bleu outremer a conquis le monde entier. Comment résister à la puissante simplicité graphique de ces œuvres bleues ? Leur silence vibrant nous invite à plonger et nous immerger totalement dans la couleur, en y laissant germer notre imagination, comme dans un bain de révélation photographique… La magie de l’art et de la chimie combinés !
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