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"Face aux oppressions, la liberté de se définir est la plus belle conquête de la laïcité"
Perçue à tort comme une machine de guerre contre les religions, la laïcité est combattue par tous les moyens possibles, au nom d’identités collectives qui souvent sont mutuellement exclusives, écrit Henri Peña-Ruiz.
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"Face aux oppressions, la liberté de se définir est la plus belle conquête de la laïcité"

Chronique intempestive

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« Aujourd’hui, la question de l’identité se trouve écartelée entre la mondialisation impérieuse et la montée communautariste. À rebours des oppressions traditionnelles, la liberté personnelle de se définir reste la plus belle conquête de la laïcité », rappelle Henri Peña-Ruiz, auteur du « Dictionnaire amoureux de la laïcité » (Plon, 2014)

Qu’est-ce que l’universel ? Une première définition résulte de la logique des ensembles. Trois termes permettent de quantifier le degré d’extension d’un caractère : universel, particulier, singulier. Est universel ce qui appartient à tous les individus d’un ensemble donné. Par exemple, tous les êtres humains sont des êtres de culture, munis de raison (homo sapiens). Est particulier ce qui concerne une partie des membres d’un ensemble. Par exemple, certains êtres humains sont adeptes d'une religion, d'autres de l'humanisme athée ou agnostique. Enfin, est singulier tout individu compris comme personne unique. Nelson Mandela a été un individu unique, singulier, par l'ensemble des qualités qui furent les siennes, notamment pour l'émancipation des Noirs. Les trois termes - universel, particulier et singulier - étant définis, on peut maintenant tenter de penser les questions qui importent à la réflexion pour comprendre le rapport entre laïcité et identité(s).

Chaque individu est donc unique, et singulier au sens littéral. La carte d'identité en témoigne : elle assure la possibilité de ne pas confondre un individu avec un autre. Un individu peut partager avec d'autres certains particularismes, tout en restant dépositaire des caractères universels de l'humanité. Singulier, particulier et universel sont donc trois aspects du même individu. Voyons l’identité de la personne. Qui suis-je ? Prenons l'exemple d'Ulysse, en grec « Odysseus ». C'est le rusé, l’homme « aux mille tours » de l’Iliade et de l’Odyssée. L'Odyssée, c'est son périple, le grand voyage de sa vie, après la victoire sur Troie. Un retour mouvementé à Ithaque, où l'attend Pénélope.

Mondialisation et communautarisme : une identité écartelée

Ulysse est-il encore le même après tant d'épreuves ? Selon Platon, dans le Mythe d’Er le Pamphylien, pas tout à fait. Au moment de choisir une nouvelle destinée, Ulysse prend celle d’une personne modeste, sans gloire ni pouvoir ni fortune. Ce choix de raison est inspiré par le souvenir de l’odyssée. Sagesse. Une idée forte, existentialiste : on se choisit, on se définit, plus ou moins librement certes, mais l’essence de chaque individu singulier est en suspens dans sa liberté, comme écrit Sartre. On se fait par son aventure existentielle et jusqu’au dernier souffle, on ne peut dire réellement ce que l’on est. Seule la mort transforme la vie en destin, et encore n'est-ce alors qu'une illusion rétrospective. Il n’est dès lors d’identité que narrative. En racontant l'Odyssée, on met en évidence le périple d'Odysseus comme vie singulière d'Ulysse.

« Tu trahis ta communauté » : telle est la condamnation par laquelle les islamistes refusent aux femmes la liberté de ne pas porter le voile.

Aujourd’hui, la question de l’identité personnelle se trouve écartelée. D’un côté, une mondialisation impérieuse, voire inhumaine, qui exalte l’individualisme tout en le canalisant par des conditionnements publicitaires et idéologiques uniformisants. De l’autre, les compensations identitaires apparentes que proposent des religions à nouveau avides de pouvoir politique et de restauration de traditions rétrogrades. À l’identité personnelle que chacun est libre de se définir, semble s’opposer l’identité collective d’un groupe humain qui attend des individus qui le composent une soumission inconditionnelle, au nom de la solidarité du groupe. La notion même d’identité collective consacre une logique de l’allégeance que l’on retrouve dans le communautarisme. Celui-ci impose littéralement le primat de la communauté particulière à la fois sur les individus et sur la communauté humaine universelle.

Risque de guerre entre communautés

D’un même mouvement, le souci de l’individu et celui de l’universel sont donc mis à mal. L’enfermement communautariste dans le particularisme religieux et coutumier nie l’individu, qu’il réduit à un échantillon anonyme, dans le moment même où il récuse toute référence universelle. Celle-ci consigne en effet dans les droits reconnus à tout être humain des libertés fondamentales qui transcendent la diversité des us et coutumes. Par exemple, le droit à l'intégrité physique conduit à condamner l'excision du clitoris, horrible mutilation physique, sexuelle et sensuelle.

Un autre exemple. « Tu trahis ta communauté » : telle est la condamnation menaçante par laquelle les islamistes refusent aux femmes la liberté de ne pas porter le voile. Tel est bien le communautarisme, qui exige l'allégeance voire l'effacement de toute singularité individuelle librement choisie. Avec, à la clef, le risque majeur d'affrontements intercommunautaires dès lors que l'appartenance prime absolument, sans distance aucune, sur la liberté de la personne. La montée des communautarismes ainsi compris porte donc en elle le danger de la guerre entre les communautés en même temps que celui de la négation de la liberté individuelle au nom de la fidélité au groupe.

Sacralisation du machisme

En quoi la laïcité est-elle concernée par ces rappels ? Perçue à tort comme une machine de guerre contre les religions, alors qu’elle assure leur égale liberté dans les limites du droit commun, elle est combattue par tous les moyens possibles, souvent hypocrites, au nom de cultures et d’identités collectives qui souvent sont mutuellement exclusives. Les communautarismes religieux se font entrepreneurs identitaires, au risque de ressusciter la guerre des Dieux. Il est grave en effet de convaincre les personnes que le fait de choisir librement ses références spirituelles et son mode d’accomplissement porte atteinte au groupe. C’est une version fanatique de l’identité, sans distance, que l’on donne ainsi.

Au nom de la culture et de la religion, le deuxième sexe subit la sacralisation de la domination machiste. Dans Tartuffe, le dévot intime l’ordre à Dorine de cacher son sein. Dans l’islamisme politique, la femme doit se voiler entièrement car sinon elle est rendue responsable du désir de l’homme, ainsi déchargé de sa responsabilité quand il ne maîtrise pas ce désir. Bref, la laïcité émancipe chacune et chacun au niveau le plus radical : celui de la libre définition de l'identité. Elle rend en effet possible le libre choix d'une façon d'être et de vivre en libérant la personne de toute aliénation à une vision du monde imposée, qu'elle soit religieuse ou idéologique. Ne demeurent plus alors que les droits fondamentaux des êtres humains, dans les limites qu'impose l'ordre public pour assurer leur coexistence. La liberté personnelle de se définir, et de choisir sa vie, voire sa mort, est la plus belle conquête de la laïcité, à rebours des oppressions traditionnelles.

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