Steaksisme – l’assignation de chaque sexe à un type d’aliment

Steaksisme - l'assignation de chaque sexe à un type d'aliment
© Nouriturfu

On vous explique tout sur ce néologisme imaginé par la journaliste et traductrice Nora Bouazzouni dans son nouvel essai éponyme : Steaksisme, En finir avec le mythe de la végé et du viandard (Nouriturfu Editions).

Une fois lue cette chronique, il est fort probable que vous ne dégusterez plus votre prochain kebab sauce harissa option oignons de la même manière. Il se pourrait même que vous transformiez cette délectable séance de junk food en acte militant grâce au petit essai aussi drôle que stimulant de la journaliste et traductrice Nora Bouazzouni, Steaksisme, en finir avec le mythe de la végé et du viandard (Editions Nouriturfu, avril 2021). Sa théorie ? Si le diable se cache dans les détails, le sexisme, lui, est partout dans nos assiettes. Car non, les hommes n’ont pas naturellement vocation à se doper aux prot’ tandis que les femmes se contenteraient largement de graines de courge et de jus végétaux oseille, kiwi, pomme durant leur pause dej’. L’appétit vient… en genrant. 

Aristote et le smoothie aux épinards

Eh oui, allez-vous nous dire, voici ce bon vieux spectre du genre qui ressurgit, alors même qu’il est scientifiquement démontré que, à âge et taille égale, les petits garçons et les petites filles n’ont pas besoin du même apport calorique. « Faut-il pour autant nourrir chaque petit garçon comme s’il se préparait aux jeux olympiques ? » s’interroge Nora Bouazzouni. A quoi nous ajouterions : et chaque petite fille comme si elle passait le concours de l’Opéra de Paris ? Non, bien évidemment. Pourtant, c’est la pente insidieuse que prennent encore nombre de parents, et qui influe par la suite sur les pratiques alimentaires de leur progéniture.

Nous ne nous nourrissons pas seulement d’aliments, mais aussi d’imaginaires
Nora Bouazzouni, « Steaksisme »

Si ces stéréotypes demeurent encore si prégnants dans notre société, c’est parce que, pour reprendre la jolie formule de la journaliste, « nous ne nous nourrissons pas seulement d’aliments, mais aussi d’imaginaires. » Mesdames, le fait que vous vous retrouviez – pour une raison que vous ne parvenez même pas à formuler logiquement – à tenter d’absorber un smoothie aux épinards, n’est que l’ultime (et terrible) suite logique de la sédimentation sur plusieurs siècles d’imaginaires liés à la nature féminine. Première conclusion de ce constat : avant d’accuser vos parents de vous avoir infligé le régime légumes-yaourts depuis vos cinq ans, vous feriez bien de vous tourner vers un certain… Aristote. 

Le célèbre philosophe grec aurait pu se contenter de bâtir l’architecture conceptuelle de la théorie politique occidentale. C’eût été largement suffisant. Malheureusement, il a également choisi de se faire scientifique en se penchant sur… Les différences biologiques entre les hommes et les femmes. Accrochez-vous bien : selon lui, la femelle serait « un mâle mutilé », ayant « par sa nature moins de chaleur » – ce qui justifierait son infériorité et sa faiblesse. Moins de chaleur = moins d’énergie = moins de besoins en prot’. Vous suivez ? L’orsqu’on sait l’influence qu’a eu le monsieur sur à peu près TOUS les penseurs de la modernité, on vous laisse deviner la suite…

Charaaaaaaaal

Au mythe du « sexe faible  » initié par Aristote est progressivement accolé tout un système de valeurs qui se construisent – évidemment – en opposition à la masculinité virile shootée aux entrecôtes : délicatesse, modération, raffinement et… préférence pour les asperges. La boucle est bouclée. En hegelianiste naïf, nous serions légitimement en droit d’espérer que les choses s’arrangent avec le temps. C’est en fait tout le contraire qui se passe. Le XIXe siècle est probablement le moment durant lequel la surveillance alimentaire des femmes (ou du moins, de celles qui avaient les moyens de se nourrir correctement, notez l’ironie incroyable de la chose) atteint son climax

Les travaux de l’historienne Susan Bordo, cités par Nora Bouazzouni – qui jongle décidément avec les références avec une aisance réjouissante – démontrent que c’est à l’époque victorienne que sont formellement théorisées ces restrictions, « via notamment des manuels de bonnes manières destinés aux femmes. Au XXe siècle déboule une autre arme de pérennisation massive de ces stéréotypes alimentaires genrés : le marketing. Nora Bouazzouni démontre brillamment la manière dont les campagnes publicitaires, tout en sexualisant à outrance le corps de femmes jeunes et longilignes, n’a fait que creuser un peu plus l’écart entre les aliments associés aux hommes (« hum Charaaaaal », vous voyez l’idée ?) et ceux dévolus aux femmes. 

En 2021, la guerre du steack bat son plein

Concernant ce début de XXIe siècle, certains signaux laisseraient penser que  la désaliénation s’enclenche : la parole se libère sur les troubles alimentaires – majoritairement féminins, et globalement, la déconstruction de tous les stéréotypes associés à la « nature » féminine va grand train. Et pourtant ! Comme le note Nora Bouazzouni, la guerre du steak bat son plein. Les masculinistes nostalgiques d’un âge de la virilité ont même fait de l’entrecôte le symbole de leur lutte contre les « hommes-soja », ces « sous-hommes » symboles d’un Occident en pleine déréliction… La résistance par le barbecue, cela a tout de même nettement moins d’allure que le débarquement, mais passons. Le message le plus important à retenir est celui-ci : que vous soyez homme, femme, cis, trans, que vous aimiez les poireaux plutôt que les rognons de veau, peu importe, tout cela ne dit RIEN de vous. Mais tout de même, Mesdames, la prochaine fois que vous dégusterez un kebab, dites vous que la possibilité même que vous puissiez le faire n’est pas aussi anodine que vous le croyiez – cf. Aristote & consorts.