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BuzzLe hashtag saccageparis augure le déclassement de la Ville Lumière

Ordures dans les rues, mobilier urbain saccagé, immondices traînant dans les parcs:  #saccageparis a déjà recueilli des centaines de milliers de messages un mois après son lancement.

Évidemment, le Covid et ses restrictions amplifient la mauvaise impression. La ville est vide, magasins fermés pour la plupart. Beaucoup de devantures de bistrots ou boutiques annoncent baux à remettre, pas de porte à vendre, sur des rideaux de fers graffités, cela que l’on marche dans la jadis si animée rue de Rivoli, ou plus tard rue du Dragon, en plein Saint-Germain-des-Prés, passant devant des restaurants aimés qui ne rouvriront jamais.

Des travaux aussi, en cours, ou qui ont l’air en cours. Des aménagements – les fameuses «coronapistes», nées ces derniers mois, destinées aux cyclistes – qui ont des airs provisoires en raison de leur laideur: barrières de béton déjà fatiguées, potelets de plastique jaunasses et déjà sales. Et un peu partout, les poubelles débordent, dans une capitale française où le budget voirie dépasse les 500 millions d’euros annuels, trois fois plus qu’à Madrid.

Les arbres semblent faire plus d’adeptes que les panneaux publicitaires.

C’est dans ce contexte qu’un Parisien de 53 ans, demeuré anonyme, se réclamant «humaniste» et «opposé aux extrêmes», a lancé le 21 mars dernier le hashtag #saccageparis, devenu si viral qu’il a obligé à réagir Anne Hidalgo, maire socialiste de la ville depuis 2014, réélue l’an dernier. Car #saccageparis a rassemblé à ce jour plus de 600’000 messages, photos et vidéos montrant la saleté de Paris, zoomant sur un patrimoine urbain fleurant souvent le rafistolage moche, édicules divers en ruine (des entrées de métro, feux rouges s’affaissant et panneaux pliés, etc.), «végétalisations» ratées et accumulations d’immondices ou pullulation de rats alentours.

«Cela fait en tout cas depuis 2015 que l’on voit passer sur les réseaux photos et coups de gueule, et des articles de presse», explique Pierre Liscia. Ce jeune politicien de droite absolument républicaine, proche de Valérie Pécresse, a posté son premier message tagué #saccageparis le 3 avril. Il a participé à faire décoller le buzz. «Le changement, c’est que ce hashtag a réuni sur un même flux et canal toutes ces protestations. Cela a libéré la colère des Parisiens, et réuni sous une seule bannière, c’est plus lourd

Récupération politique?

Devant les centaines de millions de vues des tweets, Anne Hidalgo a souligné la récupération politique, à un an d’une élection présidentielle où on lui prête de hautes ambitions. Elle a accusé #saccageparis et Liscia de «dérives trumpistes», de soutien par «l’extrême droite» et d’«astrosurfing», propagande par les réseaux.

Mais les analystes d’internet ont balayé cette façon de voir, constatant des messages émanant pour la plupart de Parisiens de base, dans une ville où l’extrême droite n’a aucun poids politique, et compte pour 1,5% de l’électorat. «J’écris des tribunes et poste des vidéos là-dessus depuis trois ans», soupire Liscia. En 2019, il a aussi publié un livre sur la dégradation de Paris: «La Honte» (Éd. Albin Michel): «Il y a une vraie question de choix politiques, urbains, sociaux. Paris se délabre et se dégrade, et ce n’est pas une affaire droite contre gauche. La Ville a un maire socialiste depuis vingt ans. Et je ne suis pas contre faire moins de place aux voitures, je suis devenu cycliste moi-même, mais la méthode embouteille la ville au lieu de la libérer. Il y a un cas particulier Hidalgo. Bertrand Delanoë, son prédécesseur, était populaire. Il avait su insuffler de la fraîcheur. Hidalgo n’aime qu’elle-même. Elle déteste être contredite et avoir tort

«Delanoë avait fait ses classes chez Dalida et Pascal Sevran. Hidalgo a fait les siennes à l’inspection du travail.»

Nicolas d’Estienne d’Orves, écrivain et journaliste

Un avis partagé par Nicolas d’Estienne d’Orves. L’écrivain et journaliste est notamment l’auteur du «Dictionnaire amoureux de Paris» (Éd. Plon): «Oui, la ville est incroyablement sale, et Hidalgo a mis de l’idéologie dans sa gestion de la capitale, écologie sans consultation, priorité au pas de charge pour les vélos. Avant, c’était au moins joyeux, parfois agaçant. Delanoë avait fait ses classes chez Dalida et Pascal Sevran. Anne Hidalgo a fait les siennes à l’inspection du travail: ce n’est pas la même esthétique. Elle n’a manifestement aucun plaisir à vivre dans cette ville. Et voudrait que Paris soit une sorte de Copenhague, avec des gens disciplinés, gentils bobos qui boivent du vin nature et ont des poussettes à trois roues», soupire-t-il.

De drôles d’installations jonchent certains trottoirs.

Il pense que le problème vient cependant de loin: «Je suis conscient de cette éternelle impression que la génération d’avant a gâché les choses. On rêve toujours au Paris que l’on n’a pas connu. Je regrette par exemple de n’avoir pas vu les Halles, fermées en 1969: Paris vivait alors nuit et jour. On pourrait aussi faire remonter certains problèmes carrément à Haussmann, qui a ravagé des quartiers entiers pour faire place aux avenues, ou à Pompidou, qui fut celui qui livra la ville aux voitures, et la brada aux promoteurs, notamment dans les arrondissements à deux chiffres.»

«Paris devient à la fois une ville bobo et ghetto.»

Pierre Liscia, politicien et chroniqueur

Pierre Liscia y voit une conséquence: «Paris devient à la fois une ville bobo et ghetto. On n’y a jamais fait autant de logements sociaux, mais sans construire. La Ville achète au prix du marché privé, transforme en logements sociaux. Le résultat est ruineux: 7 milliards d’euros de dette désormais, contre 1 milliard en 2001. Il y a 60 à 80% de logements sociaux dans certains quartiers: les ghettos du Nord-Est. Parallèlement, on a une augmentation des prix de l’immobilier, et de moins en moins de familles dans Paris. C’est le seul département urbain de France où l’on ferme des classes. Toutes les agglomérations, Lyon, Montpellier, Bordeaux gagnent des habitants, mais Paris en a perdu 60’000 en cinq ans, qui se retrouvent à Clichy, Asnières, Courbevoie, des endroits plus agréables à vivre

Une ville éprouvée

Laurent Gaudé, Prix Goncourt 2004 avec «Le Soleil des Scorta», vient de publier «Paris, mille vies» (Éd. Actes Sud), magique balade dans une Ville Lumière nocturne où se croisent les fantômes. Cet enfant du XIVe arrondissement nuance: «Je n’adhère pas à #saccageparis. Avec un portable, je peux revenir avec des photos d’immondices, mais aussi avec des trottoirs propres. Je n’ai pas cette impression que les rues seraient beaucoup plus sales qu’avant. Dans mon souvenir, cela a toujours été un peu comme ça

Des souvenirs de lendemain de fête?

Il reconnaît cependant la ville éprouvée, et vivant une mutation forte: «Paris est dans une séquence difficile depuis 2015. Il y a eu le Bataclan, l’attaque de «Charlie Hebdo», l’incendie de Notre-Dame, les «gilets jaunes», maintenant la pandémie: cela a frappé l’art de vivre ici. Je ne peux pas croire que cela ne dépose pas quelque chose en nous. Les Parisiens sont très fatigués de cette séquence. Une part de déprime vient de ça

En même temps, la ville est en pleine convulsion: «Paris est en train de changer sa mobilité, c’est ambitieux et enquiquinant, mais toutes les grandes villes vont y passer. Le Grand Paris implique aussi d’énormes travaux: la ville sélargit. Cela ne fait pas sans inconfort, ni sans heurts.» Mais le danger, pour Laurent Gaudé, c’est «le surclassement plutôt que le déclassement: une ville musée, devenant trop chère pour ses propres habitants, où l’on garde de petits pied-à-terre. La richesse patrimoniale et la beauté de la ville demeurant si fortes, Paris encourt ce risque

«Le danger, c’est le surclassement plutôt que le déclassement.»

Laurent Gaudé, écrivain

En attendant, submergée par les tweets #saccageparis, Anne Hidalgo annonce qu’elle entend doubler le budget voirie. Dans le train du retour, on relit l’ode d’Hemingway: «Paris valait toujours la peine, et vous receviez toujours quelque chose en retour de ce que vous lui donniez. Mais tel était le Paris de notre jeunesse…» Paris est-elle encore cette fête?