Boomerang (génération) – les jeunes adultes contraints de retourner vivre chez leurs parents à cause de la crise

Boomerang (génération) - les jeunes adultes contraints de retourner vivre chez leurs parents à cause de la crise
Copyright Scott Everett White/The CW

De « Parasites » à « Néo-tanguys » : pourquoi la crise nous oblige à repenser collectivement le schéma transitionnel de passage à l’âge adulte et les relations entre les générations. Une analyse à lire également dans le Carnet des tendances 2021 de la Fondation Jean Jaurès (Éditions de l’Aube).

Connaissez-vous les « parasaito shinguru » –  littéralement les « parasites célibataires » ?  Apparu dans la foulée de la bulle spéculative japonaise de 1985 (la fameuse « baburu keiki »), nourri par la grave crise économique des années 1990, ce concept « un brin  » moralisateur désignait, selon son créateur, Masahiro Yamada, professeur de sociologie à l’Université Tōkyō Gakugei, ces jeunes célibataires japonais ayant fait le choix de retourner vivre chez leurs parents avec comme but affiché, selon lui, de  « profiter d’une vie insouciante et confortable ». Petit rectificatif a posteriori : ce retour au bercail forcé et contraint de centaines de milliers de jeunes actifs constituait surtout le premier effet social visible des conséquences désastreuses de la « baburu keiri ». D’abord pétrifiée face à l’invasion de ces néo-Tanguys, la société japonaise a dû se résigner à voir le phénomène s’amplifier à mesure que la crise économique perdurait : en 2000, le Japon recensait environ 10 millions de « parasaito shinguru ».  

Si, contrairement au Japon, la France a relativement bien résisté à cette tendance, l’explosion, depuis quinze ans, des prix de l’immobilier dans les métropoles – à la vente comme à la location – couplée au recul toujours plus lointain de l’âge d’accès au premier emploi stable (27 ans aujourd’hui), a fait reculer l’âge de de la décohabitation, qui est passé de 21 ans, en 2001, à 23 ans, en 2015… Et probablement bien plus en 2021.  

« La distinction ne se fait plus sur la profession mais sur le patrimoine immobilier »

Évidemment, face au phénomène, tous les jeunes Français ne sont pas logés à la même enseigne : pour le sociologue Louis Chauvel, le phénomène est indissociable du déclassement des classes moyennes, dont il a fait le cœur de ses recherches : « le nerf de la guerre sociale qui se livre actuellement, c’est la capacité de ces jeunes actifs à payer eux-mêmes leur loyer ou êtres propriétaires de leur logement. La distinction ne se fait plus sur la profession mais sur le patrimoine immobilier. Dans les métropoles, de plus en plus d’enfants des classes moyennes supérieures habitent dans des appartements achetés par leurs parents, mais pour tout un ventre mou qui va des classes ouvrières à la « fourchette » basse de la classe moyenne, cette stratégie est devenue absolument impossible. »

La crise du Covid-19, puissant accélérateur du phénomène

La crise du Covid-19 a constitué un puissant révélateur de cette nouvelle stratification de classe basée sur la capacité – ou non – à pouvoir se loger : à titre indicatif, rien qu’à Paris, selon une étude de la Fondation Jean Jaurès, 28 % des moins de 35 ans auraient été contraints d’abandonner leur logement loués à des coûts exorbitants durant le premier confinement, la plupart pour rejoindre le domicile parental. Le phénomène touche avec la même force l’ensemble de la société occidentale : aux États-Unis, on estime qu’environ 3 millions de jeunes Américains ont déjà vécu ce retour au bercail forcé – selon les données disponibles en juillet 2020. Si le terme de « parasite » n’est plus tout à fait en vogue (dieu merci), une autre appellation ayant le mérite de la neutralité axiologique – à défaut de l’originalité – lui a succédé pour désigner le phénomène – celui de de « génération boomerang ». Mais sa dépréciation morale demeure toujours extrêmement prégnante dans les mentalités. 

Les baby-boomers veulent des enfants, mais surtout pas que ceux-ci se mettent en travers de leurs propres vies

Selon Louis Chauvel, une telle défiance collective face au phénomène doit principalement au maintien de perceptions obsolètes du schéma transitionnel vers l’âge adulte : « Dans les années 1970, analyse-t-il, le modèle dominant (…) était fondé sur une transition presque immédiate des études, le plus souvent courtes, au monde du travail. D’un point de vue familial, l’indépendance résidentielle était rapide, en raison du coût modéré des logements en regard du niveau des salaires, et la génération était véritablement adulte dès l’âge de 25 ans (…) Si ce modèle, maintenant plus éclaté, plus souvent réversible, s’éloigne dans le temps, il reste la figure de référence d’une transition aboutie dans la vie. »

La cohabitation des générations, une aberration ?

Mais qu’on se console : cette défiance française face à nos nouveaux Tanguy n’est rien comparée au regard que portent les Américains sur la « faillite » sociale de leur progéniture. Comme le résume lucidement – et cruellement – une jeune américaine sur Twitter, outre-Atlantique, la cohabitation des générations demeure une « aberration » : « Les baby-boomers veulent des enfants, mais surtout pas que ceux-ci se mettent en travers de leurs propres vies. Les enfants sont essentiellement quelque chose “que vous avez eu”, pas que “vous avez”. Vous avez fait votre part, maintenant ils doivent s’en sortir. »

Peu optimiste, Louis Chauvel prédit l’émergence imminente d’une génération « d’hikikomori » européens

On mesure encore mal l’impact psychologique que peut avoir un tel écart entre la résistance de ces perceptions et l’incapacité concrète, pour une grande majorité de jeunes diplômés, à réaliser ces attendus sociétaux. Mais pour Louis Chauvel, il existe d’ores et déjà une « relation pathologique entre le modèle social reçu et la réalité à laquelle sont actuellement confrontés les jeunes Occidentaux » – un phénomène qu’il qualifie « d’effet cicatrice ». Peu optimiste, le sociologue prédit l’émergence imminente d’une génération « d’hikikomori » européens. Le terme, également japonais, désigne ces jeunes – des hommes dans l’immense majorité – âgés de 15 à 25 ans, qui vivent cloîtrés chez leurs parents, sans travailler ni poursuivre d’études ou entamer de démarche de formation. Au Japon, le phénomène touche environ ½ million de personnes. Et il prendrait de l’ampleur en France.  

« Ni fou ni haineux », mais profondément déboussolés

« Ni fou ni haineux », l’un d’eux, interrogé par la journaliste Virginie Skrzyniark dans son enquête parue dans L’Express en février 2019, avouait « ne pas avoir la force de se battre pour se faire une place dans la société ». « Ermites des temps moderne », ces « hikikomoris » gaulois n’ont pas toujours de pathologies identifiées, mais chez beaucoup, cette claustration volontaire s’accompagne de nombreuses phobies, de troubles alimentaires et, dans les cas les plus graves, de pensées morbides. « C’est comme si ces jeunes gens n’arrivaient pas à devenir des adultes », note la psychanalyste Natacha Vellut, interviewée par Viriginie Skrzyniark. « Déboussolés par les injonctions sociales qui pèseraient sur les jeunes mâles, ceux-là préfèreraient s’arrêter au seuil de la vie adulte, sans y entrer. »  

Pour penser – et panser – les plaies de nos jeunes, il y a donc urgence à réactualiser collectivement notre logiciel mental. D’autant que leur situation sociale se dégrade de jour en jour. Comme le rappelait le Think Tank Bruegel en décembre 2020 dans un billet pour le moins alarmiste, « les suites économiques de la pandémie laisseront nombre de jeunes européens sans emploi, avec des conséquences économiques et sociales durables… » Sans compter le spectre de la dette à venir qui se profile, une fois la crise sanitaire surmontée. C’est pourquoi chacun y va de sa proposition de réforme pour tenter d’enrailler la catastrophe sociale à venir : généralisation du RSA aux moins de 25 ans, garantie jeune universelle…

Une solidarité intergénérationnelle déjà présente dans la sphère intime…

Aussi diverses qu’elles soient, toutes ces propositions répètent inlassablement le même écueil : se concentrer uniquement sur une tranche d’âge sans prendre en compte le fait que les clivages de classe au sein de la cohorte des 18–25 ans sont très largement liés aux écarts  de patrimoine qui structurent les générations précédentes. Un malentendu qui doit largement au maintien de perceptions centrées sur le « choc » prétendu des générations, au mépris de la réalité statistique.  

« La plupart des études réalisées sur les jeunes adultes démontrent le retour d’un fort attachement à la cellule familiale »
Vincent Cocquebert, journaliste et auteur de « Millennial Burn-Out »

Dans les faits, dès 2018, 80 % des parents français apportaient déjà un soutien à leurs enfants âgés de 18 à 24 ans, notamment pour financer leur logement. De l’autre côté du spectre, la plupart des études réalisées sur les jeunes adultes démontrent le retour d’un fort attachement à la cellule familiale, redevenue une source de soutien affectif et moral très forte, notamment pendant la pandémie. Les jeunes expriment également une solidarité croissante envers leurs aînés. Cette solidarité n’a fait que croître lors du confinement : une première étude d’opinion réalisée par le site Silvereco en  juin 2020 indiquait une augmentation de 40 % des intentions de solidarité intergénérationnelle chez les 18–24 ans.

Mais encore balbutiante dans l’action publique

Demeure pourtant cet écart persistant entre la réalité des pratiques dans la sphère intime – une importance croissante accordée à la famille et un resserrement des liens intergénérationnels – et un débat public gangréné par l’éternelle rengaine de la lutte des âges –- qui empêche les décideurs publics de tirer les enseignements de ces mutations sociétales. « Il faudrait parvenir à dé-domicilier cette solidarité, indique le journaliste et essayiste Vincent Cocquebert, auteur chez Arkhê Editions de Millennnial Burn-Out. « Aujourd’hui, nous assistons à une sorte de privatisation des solidarités intergénérationnelles, symptomatique de l’archipellisation de notre société. Nous devons parvenir à comprendre que les bouleversements actuels, au sein de la famille, nous indiquent un mode d’organisation sociale et des types de solidarité qui fonctionnent et pourraient être déclinés à plus grande échelle, voire même faire l’objet d’un nouveau pacte générationnel. »

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