Édith Cresson : « La France a une tradition politique misogyne »

ENTRETIEN. L’ancienne Première ministre socialiste analyse la crise du Covid-19, s'inquiète d'une possible victoire du RN et fustige les débats à gauche.

Propos recueillis par

Temps de lecture : 10 min

Elle fut la femme la plus haïe de France. Le 15 mai 1991, Édith Cresson était la première femme nommée Première ministre. L'innovation durera moins d'un an. Au-delà du traditionnel « enfer de Matignon », pendant dix mois, la députée de Vienne, trop rude, trop abrupte, trop naturelle, va subir un véritable calvaire : critiques misogynes, fronde des socialistes et image dégradée dans l'opinion. Sur le fond, Édith Cresson va se positionner sur la désindustrialisation, la part trop importante de l'administration – et sa déconnexion avec la France réelle – et l'omnipotence de la fonction publique. Des sujets qui ont été mis en lumière à la faveur de la crise du Covid-19. Nous avons donc décidé d'aller voir la figure socialiste pour évoquer la gestion de la crise d'Emmanuel Macron, les carences de la France, l'état de la gauche et la présidentielle qui vient. Entretien.

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Le Point : Depuis un an, la France fait face à l'épidémie de Covid-19. Une crise sanitaire est-elle la plus difficile à gérer pour les gouvernants ?

Édith Cresson : Il y a toujours pire, il peut y avoir la guerre… Mais c'est en effet difficile, car nous n'y sommes pas préparés et une épidémie est une chose que l'on connaît très mal. On ne sait pas comment elle va évoluer. C'est toute la question des variants. Sur la communication, les gouvernants doivent marcher sur les œufs, car ils ne connaissent pas le sujet. On constate même que les plus grands scientifiques sont un peu perdus et peuvent être contredits par la réalité de l'épidémie. C'est un domaine inconnu, et l'inconnu, c'est toujours le pire quand on gouverne.

Comment jugez-vous l'action d'Emmanuel Macron depuis un an ?

Il a fait des erreurs, bien sûr, mais, dans l'ensemble, il a tenu. Quand on est dans un domaine totalement inconnu, il est difficile de prendre les bonnes décisions au bon moment. Je pense notamment aux masques dont certains, même des autorités scientifiques, ont dit qu'ils ne servaient à rien. Vous savez, les critiques qui sont faites en France sont faites à l'ensemble des dirigeants dans le monde. La production de vaccins est un problème : il faut en produire beaucoup en peu de temps et tout le monde en veut au même moment. La situation est quand même difficile et n'oublions pas que nous faisons face à une épidémie mondiale dans laquelle des variants naissent dans d'autres pays, se développent et s'exportent. Sur le plan économique, le gouvernement a pris de bonnes décisions pour protéger les Français. Mais tout cela a un coût et on ne sait pas comment on va le rembourser. Ce que je remarque surtout, c'est que la pandémie a empêché Emmanuel Macron de mener à bien les réformes qu'il souhaitait faire. La crise a rendu son mandat moins efficace qu'il aurait dû l'être. C'est très difficile de mener de front la pandémie et les réformes structurelles nécessaires, comme la réforme des retraites, la diminution du nombre de fonctionnaires, etc.

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Il y a une bataille entre « enfermistes », qui veulent prolonger le confinement, et ceux qui veulent « libérer » le pays, notamment pour réenclencher son économie…

Il n'y a pas de formule miracle. Le confinement est la moins mauvaise des solutions. Le confinement a quand même montré qu'il avait des résultats. C'est incontestable. Les pays qui n'ont pas confiné se sont retrouvés dans une situation dramatique. C'est compliqué d'être contre une mesure qui a prouvé son efficacité, même si elle a des impacts importants sur l'économie et sur le moral de la population. Le problème pour le gouvernement, c'est que le côté négatif du confinement est très important et lui est uniquement attribué.

Avec un nouveau risque : celui de la judiciarisation de l'action publique…

C'est un danger, surtout sur un sujet que l'on connaît mal. On voit depuis un an que le gouvernement a cette crainte : être poursuivi ou connaître une affaire du sang contaminé bis. Ça devient un cercle vicieux : un événement que l'on ne pouvait pas prévoir qui demande des réponses rapides, mais le fait d'avoir cette épée de Damoclès au-dessus de la tête tétanise le pouvoir. Cela s'illustre dans la stratégie vaccinale : quoi que l'on dise sur les vaccins et les doutes que l'on peut avoir sur certains d'entre eux, le gouvernement a agi avec des précautions que l'on peut juger excessives.

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Que disent ces quinze mois de crise sur notre pays ?

La crise a révélé la désindustrialisation du pays : on n'avait pas de masques, on ne pouvait pas en produire rapidement et on était dans l'incapacité de fournir des respirateurs. Elle a mis au jour la réalité de notre système de santé, que l'on présentait comme le meilleur du monde, alors qu'il a montré ses limites. Cette période a mis en évidence à un certain nombre de carences de notre pays et qu'on ne devait pas tout attendre de l'étranger. Dans les hôpitaux, le tiers du personnel est du personnel administratif, ce qui n'existe pas dans les pays comparables au nôtre. Le poids excessif de l'administration et le fait de tout décider depuis Paris ont montré leurs limites et ne correspondent plus à l'époque actuelle.

À LIRE AUSSI Pour en finir avec la bureaucratieVous alertiez déjà au début des années 1990 sur les risques de cette désindustrialisation…

C'est une catastrophe sans nom. Pendant des années, l'establishment français nous a expliqué que l'industrie était terminée et que, maintenant, il fallait tout miser sur les services. Or chaque emploi industriel génère trois emplois de service. L'industrie est indispensable pour la recherche, surtout dans cette période où nous allons faire des bonds technologiques, avec l'intelligence artificielle et la robotisation. Il faut être prêt.

Si la France veut garder sa place dans le monde, réindustrialiser le pays est une nécessité absolue.

Edith Cresson, 87 ans et retirée de la vie politique, pose son regard sur la crise du Covid.
 ©  JOEL SAGET / AFP
Edith Cresson, 87 ans et retirée de la vie politique, pose son regard sur la crise du Covid. © JOEL SAGET / AFP
Les dirigeants ont-ils ouvert les yeux sur ces carences ou n'est-ce simplement qu'une parenthèse ?

Tout ne peut pas reprendre comme avant. Si la France veut garder sa place dans le monde, réindustrialiser le pays est une nécessité absolue. Il ne s'agit pas uniquement d'avoir des usines sur notre territoire, mais d'avoir une vraie logique d'investissement dans les technologies du futur. C'est ce que font les autres pays. Nos politiques doivent avoir davantage conscience de cela. C'est aussi un problème de formation des élites. Par exemple, en Chine, les dirigeants ont une formation d'ingénieur. La sensibilisation de la classe politique chinoise est importante et on en voit les effets…

Sauf que la désindustrialisation française a été provoquée par la mondialisation. La mondialisation ne va pas disparaître avec la fin du Covid. Face à des pays à faible niveau de revenu, comment rester compétitif ?

Vous avez raison : la mondialisation existe, on ne va pas revenir dessus. Pour produire en France, il faut être évidemment dans le haut de gamme, d'où l'investissement dans la recherche. Nous devons être sans cesse à l'avant-garde. C'est la seule façon de s'en sortir. Je le dis depuis très longtemps et je m'inquiète que la prise de conscience n'ait pas encore eu lieu. Regardez l'Allemagne, elle a toujours considéré que l'industrie était très importante pour compter dans le monde. Une grande puissance doit avoir une grande industrie.

À LIRE AUSSI Delhommais – Le virus du protectionnismeLe Covid a également révélé une crise de l'Europe…

C'est la même chose qu'avec les carences de la France : la crise a montré les failles de l'Europe qui existaient bien avant l'arrivée de l'épidémie. Il y a un retour des égoïsmes nationaux avec certains pays qui ont fermé leurs frontières sans en parler avec leurs voisins. Si l'ouverture des frontières, la monnaie unique et la possibilité de voyager comme on le souhaite ont été très porteuses, la pandémie a freiné tout cela. Mais cela reste un grand progrès sur lequel il ne faut pas revenir.

Le pays d'Europe qui s'en est le mieux sorti n'est-il pas le Royaume-Uni ? Le Brexit n'a-t-il pas été son atout numéro un, notamment dans la commande des vaccins ?

L'histoire du Brexit n'est pas terminée. Les Anglais vont avoir des problèmes, notamment sur les exportations et sur le plan financier. Sur le long terme, ils pourraient être perdants. Nous devons en tout cas continuer d'avoir une coopération avec eux, notamment sur le plan militaire.

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Comment voyez-vous l'élection présidentielle qui aura lieu l'an prochain ?

J'ai très peur de Marine Le Pen. Je vois autour de moi monter un mécontentement, qui est légitime. Les gens qui autrefois votaient à gauche disent désormais : « On a tout essayé, alors pourquoi pas Le Pen ? » Marine Le Pen a mis pas mal d'eau dans son vin dans sa façon de communiquer. Son élection serait une catastrophe.

À gauche, on s'active. L'union de la gauche est-elle nécessaire ou indispensable ?

Si la gauche veut l'emporter, il faut qu'elle s'unisse. Encore faut-il que ce soit possible et que tous les partis s'entendent. Pour mener une campagne, il faut un leader charismatique, un programme qui doit être discuté et des bases locales importantes. Il y a de graves dissensions. Prenez la question du nucléaire : c'est la seule énergie dont la fabrication ne pollue pas, que la France maîtrise parfaitement, et pourtant, les Verts veulent y mettre fin. Comment s'accorder sur cette question ?

François Mitterrand et Édith Cresson en 1979.
 ©  MICHEL CLEMENT / AFP
François Mitterrand et Édith Cresson en 1979. © MICHEL CLEMENT / AFP

Quand on regarde les sondages pour la présidentielle, on s'aperçoit que le bloc de gauche est très bas, aux alentours de 28 %. L'envie de gauche a-t-elle disparu ?

Je dirais plutôt que les critères que l'on avait pour qualifier la droite et la gauche se sont estompés. Qu'est-ce que c'est, la gauche ? C'est mener une politique sociale, donner sa chance à tout le monde. Or la droite parle aussi de social. On évoque la déception des expériences de gauche, mais la droite a aussi déçu ! Aujourd'hui, les gens se positionnent sur la sécurité, l'emploi, l'ascenseur social, l'éducation… Les seules questions qui vaillent, au-delà de la gauche et de la droite, sont : Comment l'Europe peut-elle faire face et se positionner face au conflit entre les États-Unis et la Chine ? Quelle doit être son attitude face à la Russie ? Veut-on que la France occupe la place qu'elle mérite du fait de son histoire ? La France est une grande nation qui a un message à transmettre. Il faut s'en donner les moyens. Voilà ce qui doit être discuté lors de la prochaine présidentielle.

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Quel regard portez-vous sur le chemin pris par une partie de la gauche qui va sur le terrain de l'identité, du racialisme et de la cancel culture ?

Au tout début de ma carrière, j'ai été secrétaire nationale à la jeunesse et aux étudiants. On travaillait beaucoup avec l'Unef. Et, quand vous voyez ce qu'est devenue l'Unef, vous comprenez qu'il y a un effondrement des débats au sein de la gauche. C'est une tragédie. On avait un système qui fonctionnait avec des bases sérieuses et une ligne acceptable et aujourd'hui on a adopté une mode absurde qui nous vient des États-Unis et qui ne correspond pas du tout à la tradition française. Mais je suis certaine que le bon sens va finir par revenir.

Vous qui avez délocalisé l'ENA à Strasbourg, comment jugez-vous la décision d'Emmanuel Macron de supprimer cette école ?

Si on supprime l'ENA, par quoi la remplace-t-on ? Le général de Gaulle a créé l'ENA pour démocratiser la haute fonction publique qui fonctionnait auparavant par cooptation. Il a instauré le concours, ce qui était très bien. Sauf que les jeunes gens qui sortent de l'ENA ne connaissent pas le tissu économique… On a un corps de fonctionnaires trop éloigné de la réalité. Mais, plutôt que de supprimer l'ENA, il aurait fallu changer son fonctionnement et mettre en relation les étudiants avec la France réelle.

À LIRE AUSSI Suppression de l'ENA : ce qui va vraiment changerL'an dernier, Emmanuel Macron a souhaité changer de Premier ministre. On a longtemps cru, grâce à des indiscrétions, qu'il allait choisir une femme. Comment expliquez-vous que vous êtes la première et dernière femme à avoir occupé Matignon ?

Edith Cresson a été la Première ministre de François Mitterrand pendant dix mois.
 ©  MICHEL CLEMENT / AFP
Edith Cresson a été la Première ministre de François Mitterrand pendant dix mois. © MICHEL CLEMENT / AFP
Car on est en France… Avant moi, il y a eu des Premières ministres dans d'autres pays. La France a une tradition politique misogyne et la place des femmes dans la vie politique est peu enviable. Vous n'avez qu'à voir les réactions à l'Assemblée nationale quand une députée ou une ministre s'exprime. Vous ne verrez jamais cela au Parlement britannique. J'avais été élue maire, députée et conseillère générale et un ministre de la Recherche, M. d'Aubert, est allé jusqu'à dire : « Voilà la Pompadour ! » On dirait qu'en France le suffrage universel ne suffit pas à légitimer une femme. Et je ne parle même pas des innombrables réflexions émanant de la classe politique. La classe politique est misogyne, les électeurs ne le sont pas.

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Commentaires (148)

  • fuzz69

    10 mois à Matignon il y a 30 ans et E Cresson coûte toujours au contribuable... Et moi il me coûte aussi de la lire. Elle devrait s'appliquer la retraite à 60 ans chères à son Tonton.

  • mustel

    Qu'en pensent Clovis et François 1er ?

  • guy bernard

    Les politiciens français ne valent pas plus cher que les anciens représentants de commerce qui s'achetaient un costume et une cravate chez Prisunic pour aller vendre leurs boniments, mais eux lisaient l'Equipe et étaient des experts en bla-bla social.
    Edith Cresson était une technicienne et une qualiticienne, égarée dans une foire aux bestiaux, et de l'époque.