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Attentat de Rambouillet : des prédicateurs du djihad au Parlement tunisien
Le djihad est une affaire ancienne en Tunisie. Mais que des individus qui en ont fait l’apologie sans complexes siègent à l’Assemblée des représentants du peuple, nom officiel du Parlement, est un phénomène complètement nouveau.
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Attentat de Rambouillet : des prédicateurs du djihad au Parlement tunisien

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Prédicateurs du djihad et défenseurs du terrorisme ont tissé leur toile à l’Assemblée. Après les attentats commis en France, l’opinion tunisienne est sous le choc.

C’est un séisme. Débouchera-t-il sur une prise de conscience ? L’opinion tunisienne est dévastée par les révélations sur les sympathies de Jamel Gorchene, l’égorgeur de Stéphanie Monfermé, policière à Rambouillet, vis-à-vis d'un parti politique de la coalition au pouvoir : Al Karama, « Dignité » en arabe. Pourtant, tout était écrit et couvert depuis longtemps par une presse locale vigilante et qui se retrouve en conséquence dans le collimateur des islamistes. Mais l’entrée en scène d’assassins tunisiens à Nice, le 14 juillet 2016 sur la Promenade des Anglais, à Nice encore, à la basilique, le 29 octobre 2020 et enfin à Rambouillet le 23 avril, change complètement la donne. « Il y va de l’image de notre pays », répète-t-on en boucle de l’autre côté de la Méditerranée.

Le djihad est une affaire ancienne en Tunisie. Mais que des individus qui en ont fait l’apologie sans complexe siègent à l’Assemblée des représentants du peuple, nom officiel du Parlement, est un phénomène complètement nouveau. Leur présence et leur influence auprès du puissant parti islamiste Ennahdha invalide la thèse en vogue sur la normalisation de ces Frères musulmans. De nombreux médias français ont en effet adopté sans broncher la proclamation faite par son leader, Rached Ghannouchi, en mai 2016 : « Ennahdha sort de l’islam politique pour entrer dans la démocratie musulmane ». Force est de constater qu’il y a eu alors plus de sceptiques chez les commentateurs au « pays du jasmin » que chez ceux de notre République laïque.

« Marteau islamiste et enclume Saïed »

Bref retour en arrière historique : Ennahdha gouverne après la révolution de 2011, tombe en 2014 après les assassinats politiques mais revient en 2015 dans un gouvernement de coalition. Sa version liftée reste donc au pouvoir sans discontinuer. Cet accord a brisé le camp laïque à qui on avait décerné le Nobel de la paix en 2015. Ce qui a évité de se poser des questions. Le mythe de « l’exception tunisienne » persiste malgré les torrents de sang répandus au musée du Bardo, sur la plage de Sousse, dans les rues de la capitale, et sur le sol français.

Les élections législatives du 6 octobre 2019 ont fait entrer dans l’hémicycle une pléiade de nouveaux tribuns. Ceux-là disent tout haut ce qu’Ennahdha n’a jamais renoncé à penser tout bas. Ils se sentent d’autant plus forts que Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha, est devenu président du Parlement.

Une lutte ouverte l’oppose au président tunisien, Kaïs Saïed, un nationaliste ultra-conservateur, pas très regardant sur les droits des femmes malgré la position éminente de sa propre épouse qui est juge. Pourtant, c’est vers ce président que les démocrates sont aujourd’hui obligés de se tourner au fur et à mesure que se précisent les contours d’un véritable putsch constitutionnel. « Nous sommes pris entre le marteau islamiste et l’enclume Saïed », commente un intellectuel, désespéré.

Provocation

En tête de gondole, le député Rached Khiari, 38 ans, cofondateur du mouvement Karama. Marianne avait déjà évoqué cette figure au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty quand il déclarait : « Toute atteinte au prophète Mohammed est le plus grand des crimes et ceux qui le commettent doivent en assumer les conséquences ». À la suite de ces propos, le pôle judiciaire chargé de la lutte antiterroriste au parquet de Tunis ouvre une enquête. Le post de Rachid Khiari sur Facebook « est assimilable à un acte terroriste et pourrait être classé comme crime terroriste selon la loi tunisienne », affirme le porte-parole du parquet, Mohsen Dali.

Rached Khiari a été élu en 2019 dans la circonscription de la Manouba, près de Tunis. Cette ville est pourtant un nom cher au cœur de ceux qui soutiennent depuis 2011 les résistants à l’islamisme. À la faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba, le doyen, Habib Kazdaghli, a tenu tête aux agressions des sympathisants du groupe djihadiste Ansar al-Charia. Il reste l’une des figures de la Tunisie des lumières.

Députés virulents

Les autres députés sont tout aussi virulents que Khiari. À commencer par le chef du parti, l’avocat Seifeddine Makhlouf, surnommé « l’avocat des terroristes », et proche d’Ismaïl Haniyeh, le leader du Hamas à Gaza. Comme la cause palestinienne, même détournée par les fanatiques du Hamas, est ultra-populaire en Tunisie, cela représente un bon point pour lui.

Makhlouf est une grande gueule, un provocateur. En mars, il a suscité de violents incidents à l’aéroport de Tunis alors que la police empêchait une fichée S de se rendre en Turquie. Parmi les clients favoris de Makhlouf, on trouve l’ancien porte-parole de l’organisation djihadiste Ansar al-Charia, Seiffeddine Rais. Ansar al-Charia est impliquée dans l’attaque contre l’ambassade américaine à Tunis en 2012 et les assassinats des opposants politiques Mohamed Brami et Chokri Belaïd.

Risée des réseaux sociaux

Dans un autre registre, Seifeddine Makhlouf, qui veut absolument faire le buzz, prétend détenir un médicament contre le Covid-19, le 28 novembre 2020. Il agite la petite fiole en plein Parlement et devient la risée des réseaux sociaux. Il admet ensuite qu’il s’agit d’un simple complément alimentaire. Il avait aussi affirmé que l’État cachait l’existence d’un « lac de pétrole ».

Sans complexe, l’avocat défend en même temps sur les plateaux le directeur de l’école coranique de Regueb, accusé de mauvais traitements et d’abus sur ses petits élèves. L’homme a bénéficié d’un non-lieu en octobre dernier mais le parquet de Sidi Bouzid a fait appel.

L'excision, « une opération esthétique »

Un autre bien cher Frère de Maître Seifeddine et de Rachid Khiari (avec qui le tueur de Rambouillet s’était fait prendre en photo) s’appelle Ridha Jaouadi, également député. Il s'agit d'un imam radical de la mosquée Lakhmi, à Sfax. Il avait convié dans ses murs des collègues, partisans de l’excision. Rien de surprenant car Habib Ellouze, lui-même député d’Ennahdha, considère cette mutilation comme « une opération esthétique ».

Ce beau monde parlementaire compte également dans ses rangs Imed Dghij, « ancien dirigeant des Ligues de protection de la révolution, LPR, milice islamiste violente dissoute en mai 2014 » comme le rappelle le site Kapitalis. Il y a aussi Maher Zid, élu à Kairouan, qui s’est notamment illustré en empêchant les policiers de cette ville d’interroger un prévenu « takfiriste », c’est-à-dire adepte de la violence.

Cordon islamiste judiciaire

Comment s’étonner que le vénérable membre d’Ennahdha, Habib Ellouze, ait martelé en 2013 : « Je ne m’oppose pas au djihad ! Je le ferais si j’avais encore l’âge ! Libre à chacun de partir pour le djihad ! » Les groupes djihadistes ont bénéficié de la mansuétude du gouvernement tunisien pendant tout le premier acte du gouvernement Ennahdha, comme le souligne dans un ouvrage passionnant le chercheur Mustapha El Haddad. Dans L’embrigadement des jeunes Tunisiens pour le jihad (éditions Cérès, 2021), il détaille les complaisances qui ont débouché sur le recrutement vers la Syrie, mais aussi sur la reconversion dans le djihad local, une fois Daech vaincu.

Aujourd’hui, un véritable cordon islamiste judiciaire siège au Parlement. Outre Makhlouf, il comprend Saïda Akremi, épouse de Noureddine Bhiri, ministre de la justice en 2013 alors qu’Ennahda avait les pleins pouvoirs au gouvernement et protégeait les terroristes. Saïda Akremi est élue à l’Ordre des avocats.

Crainte d'un putsch constitutionnel

N’oublions pas Mohamed Affes, également élu à Sfax. Durant le Ramadan, à l’heure du ftour, la rupture du jeûne, il a distillé sur sa page Facebook d’élu des cours d’interprétation du Coran prenant violemment à partie les lois féministes et indiquant que la tolérance était contraire aux enseignements du Coran.

Dans ces conditions, on s'interroge sur l'avenir de la commission d'enquête parlementaire sur le terrorisme créée en 2017. Elle n'a jamais remis ses conclusions.

Le 1er mai, le président Kaïs Saïed s’est rendu près de Kasserine, au djebel Chaambi, dans l'est du pays, théâtre d’affrontements récurrents entre l’armée et les maquisards djihadistes. En rompant le jeûne avec les militaires, il a rappelé sa fonction de commandant des forces armées. Et dénoncé les « interprétations de la Constitution, aussi terroristes que ceux qui se cachent dans les montagnes et ceux qui les commandent ». Autrement dit, le président tunisien redoute un putsch constitutionnel islamiste.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne