C’est l’histoire d’une icône. Dans le monde du luxe, une marque peut se vanter d’avoir réussi lorsque la simple évocation de son nom suffit à visualiser l’un de ses produits signatures. Faites-le test. Burberry ne vous rappelle-t-elle pas immédiatement à l’image d’un trench-coat parfaitement coupé ? Chanel ne vous fait-elle pas penser à une veste en tweed ou au « Timeless », sac matelassé intemporel de la maison ? En ce qui concerne Hermès, c’est probablement son carré en twill de soie qui s’impose à votre esprit. Rien d’anormal puisqu’il s’en vend un toutes les trente minutes dans le monde.

En quatre-vingt-quatre ans d’existence, il est devenu une icône de l’industrie, s’apparentant à la fois au glamour d’antan grâce à des célébrités comme Grace Kelly, Jackie Kennedy ou encore Brigitte Bardot, et à l’élégance à la française, le précieux foulard étant transmis de génération en génération au sein de certaines familles. Symbole d’un classicisme parfois boudé des nouvelles générations, Hermès le réinterprète à l’aide d’imprimés retravaillés et collaborations avec des artistes dans l’air du temps. Une stratégie à long terme pour la maison de luxe, qui veille à sa démocratisation depuis des décennies. Dans les années 80, elle faisait appel à un artiste américain, postier et descendant d’esclaves, dont quasi personne n’avait entendu parler en France. 

Un artiste témoin de l’histoire américaine 

Kermit Oliver naît à Refugio, au Texas, le 14 août 1943. Son père travaille comme cow-boy dans un ranch de bétail, un métier qu’il tient de son père, que lui-même tenait de son propre père, Jim Oliver. Né dans l’État de Virginie en 1841, soit vingt-quatre ans avant l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, il sera vendu aux enchères pour un peu plus de mille dollars. Forcé de suivre son propriétaire au Texas, il entreprendra ce métier malgré lui, ramenant les vaches sauvages pouvant servir à son maître.

Une lourde histoire familiale dont le jeune Kermit Oliver s’échappe à travers le dessin, esquissant dès son plus jeune âge la richesse de la faune et de la flore texane. Une passion qui ne le quittera jamais et le poussera à intégrer la Texas Southern University en 1960, alors réservée aux étudiants noirs, pour y étudier l’art. Réponse à la ségrégation qui sévit, le mouvement des droits civiques prend de l’ampleur, mais le jeune homme n’y participera pas. « En vérité, je ne me suis pas mis à crier des slogans qui proclamaient que nous étions beaux car ça ne m'étais jamais venu à l'idée que nous ne l'étions pas », dira-t-il des années plus tard, comme le rapporte Anne Lamotte dans son podcast « Looking for Kermit » pour France Culture. Loin de refuser de s’engager, l’homme préfère agir seul, en solitaire, comme il a l’habitude de le faire depuis toujours. Ce combat, il l’exprimera autrement. À travers son art, il raconte l’histoire des oubliés de l’Amérique, et peint quasi exclusivement des hommes et femmes noirs. 

En 1969, alors qu’il est encore étudiant, il se fait remarquer par Diane Rudy, galeriste blanche et débutante. « À cette époque, les artistes noirs et hispaniques n’étaient pas exposés, raconte-t-elle au micro d’Anne Lamotte. Je sentais que des grandes choses se faisaient dans ces communautés-là. J’ai voulu les mettre en avant. Je me suis rendue à la Texas Southern University et j’ai découvert Kermit. Je lui ai demandé s’il voulait être exposé dans ma galerie. Ce qu’il a fait. » Résultat : le jeune homme devient le premier artiste noir à être exposé à Houston.

Alors que la scène artistique texane est en plein essor, son nom circule dans les cercles très fermés des amateurs et spécialistes du milieu. Ses toiles illustrant le Sud des États-Unis s’arrachent rapidement pour plusieurs dizaines de milliers de dollars. Malgré le succès, il prendra une décision inattendue en devenant postier, en 1978. Les acteurs du secteur sont stupéfaits. Pourquoi un homme aussi talentueux, pouvant vivre de sa passion, choisirait-il de devenir postier ? C’est que Kermit Oliver est un solitaire. Imperturbable, il fuit les projecteurs pour se concentrer sur ses tableaux. Ce changement de vie lui assure de ne jamais se lasser de sa passion et de peindre selon ses envies, et non pour répondre aux besoins du marché. Il continue d’ailleurs de travailler sur un chevalet fait maison, avec des outils de premiers prix et lorsqu’il assiste aux expositions de ses œuvres, il se cache dans un coin pour ne pas être vu. Malgré son désir d’anonymat, celui qui travaillera à la poste de Waco pendant plus de trente ans réussira à attirer l’attention de l’une des plus grandes maisons de luxe françaises. 

Hermès et Kermit Oliver : une collaboration de trente ans

L’histoire entre Hermès et Kermit Oliver commence en 1980. Depuis 1937, le grand H de la mode tricolore fabrique des foulards en twill de soie griffés de dessins plus élégants les uns que les autres. Un carton qui s’exporte à l’international et est adopté par les plus grandes célébrités de l’époque. Maison traditionnelle française, Hermès souhaite toutefois élargir ses horizons. Elle n’a encore jamais fait faire de dessin aux États-Unis et souhaite faire appel à un artiste local pour raconter les prochaines histoires visibles sur ses célèbres carrés. Mais, vers qui pourrait-elle se tourner ?

Elle demande alors conseil à Lawrence Marcus, businessman de Dallas et grand nom de la mode américaine. Ce dernier fait partie de la direction de la chaîne de grands magasins de luxe Neiman Marcus, fondée par son père en 1907, mais est aussi un grand amateur d’art. Lui qui affectionne particulièrement le travail de Kermit Oliver proposera naturellement le nom du postier. À la surprise générale, ce dernier accepte de rencontrer l’interlocuteur de la maison française, qui n’est autre que Jean-Louis Dumas, président de la société. Touché par la sensibilité artistique du peintre, il rentre des États-Unis après lui avoir passé commande d’un dessin. C’est le début d’une collaboration de trente ans entre deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer. 

Carré 90cm double-face en twill de soie Pani La Shar Pawnee ©Studio des Fleurs

Un carré signé Kermit Oliver pour Hermès. Crédit : Studio des Fleurs

Entre 1984 et 2014, Kermit Oliver dessinera 16 foulards pour Hermès, tout en continuant de travailler à la poste de Waco. Fidèle à lui-même, il s’affairera à retransmettre dans ses croquis pour la maison française, les paysages et les êtres qui dessinent le Texas. Serpents à sonnette, chouettes, pélicans, tatous, lièvres, pumas, dindes, loups et alligators viennent ainsi peupler les carrés de soie, mais aussi les Cheyennes, nation amérindienne des Grandes Plaines ou personnalités de la mythologie indienne. En 2020, lorsque Hermès dévoile ses carrés recto-verso, elle choisit l’une de ses créations pour lancer cette innovation. Un hommage évident pour l’un des collaborateurs historiques de la maison.