L'ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve repond aux questions des journalistes de L'Express a Paris. Le 29/04/2021. PHOTO Vincent Boisot pour L'Express

à n'utiliser que pour le numero 3644

L'ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve repond aux questions des journalistes de L'Express a Paris. Le 29/04/2021. PHOTO Vincent Boisot pour L'Express à n'utiliser que pour le numero 3644

Vincent Boisot pour L'Express

L'EXPRESS : L'histoire de la Ve République semble nous apprendre une chose : la gauche confrontée à l'exercice des responsabilités se rétrécit. Ce fut le cas sous Mitterrand, sous Jospin, sous Hollande. Pourquoi ?

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Bernard Cazeneuve : Ce ne sont pas les institutions de la Ve qui ont rétréci la gauche. Bien au contraire, elles lui ont permis de gouverner longtemps et d'engager de grandes réformes. Lorsque j'entends des responsables politiques expliquer que nos institutions sont à bout de souffle, je comprends surtout qu'ils se défaussent sur ces dernières, vieux réflexe français, des faiblesses imputables à la médiocrité de certains apparatchiks. Ceux qui rêvent de l'avènement de la VIe nous promettent le plus souvent le retour à la IVe sans les talents. Il y a toujours plus d'exigences à l'égard de la gauche qu'il n'y en a à l'égard de la droite. On attend sans doute de la droite qu'elle gère bien les choses. On attend de la gauche qu'elle les change. Or, lorsque la gauche arrive au pouvoir, c'est parce que la crise s'est enkystée et que la droite a échoué à la résoudre. Tel fut le cas en 1981, en 1997 et en 2012. Et chacun conviendra qu'il est plus difficile de ne pas décevoir lorsque la crise s'est installée et qu'il devient urgent d'en sortir, en prenant des mesures courageuses et parfois impopulaires.

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N'est-ce pas là l'un des problèmes majeurs de la gauche : la différence entre ce qu'elle dit ou laisse entendre quand elle est dans l'opposition et ce qu'elle fait quand elle gouverne ?

Le problème majeur de la gauche, c'est d'assumer pleinement la rudesse et les contraintes de l'exercice du pouvoir. Car on ne transforme jamais une réalité qu'on ne regarde pas en face. La gauche de gouvernement considère que c'est son honneur et sa grandeur d'accepter, quand tout est difficile, de prendre ses responsabilités. Une autre gauche, plus contestataire, pense qu'il vaut mieux s'indigner, dénoncer, tout contester plutôt que de prendre le risque d'affronter les événements : pour elle, mieux vaut cultiver la pureté des utopies, revendiquer toujours l'authenticité plutôt que de se compromettre en gouvernant. Elle parvient le plus souvent à ses fins, en permettant aux conservateurs de se maintenir longtemps au pouvoir. C'est dangereux lorsque les conservateurs deviennent réactionnaires. La gauche d'action est souvent victime du jugement de la gauche de contestation, toujours plus habile à préparer le prochain congrès qu'à construire un projet pour notre pays. A ce jeu dangereux, la gauche tout entière peut finir par se perdre.

La gauche d'action est souvent victime du jugement de la gauche de contestation

Parlons de l'identité de la gauche en se penchant d'abord sur ses actions passées. 1983 : le tournant de la rigueur, un virage positif ou fatal ?

Ce moment, pour la gauche et pour la France, c'est celui où les socialistes feront deux choix fondamentaux qui conditionneront leur avenir politique et leur imposeront un aggiornamento qu'ils n'avaient pas été capables d'accomplir dans l'opposition par le passé : le choix européen d'abord et celui de l'économie sociale de marché ensuite, c'est-à-dire l'acceptation du fait qu'il n'y a pas de partage possible des fruits de la croissance s'il n'y a pas, d'abord, les conditions de la croissance.

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1989 : l'affaire du voile de Creil, en 1989, une erreur historique ?

Oui. Ce fut pour moi un moment douloureux. Je connaissais bien ce collège de Creil : j'y avais été scolarisé. J'entendais parfois certains responsables de gauche, la plupart du temps germanopratins, me parler de choses qu'ils n'avaient que peu rencontrées. Je me souvenais alors de mon père, instituteur de la "laïque", qui accueillait le samedi, à la maison, certains élèves en difficulté, avec au coeur la passion de transmettre et de donner à chacun sa chance. Certes, il avait de l'autorité et les parents soutenaient ses efforts, ses réprimandes aussi, lorsqu'il s'agissait de rappeler des principes qui, pour certains d'entre eux, étaient la clef du vivre ensemble. Je me souvenais surtout des enseignants expliquant, avec l'approbation des parents, que, aux portes du collège, on déposait toutes ses croyances et tous ses signes religieux, car l'école était le lieu des apprentissages. Elle était la fabrique de citoyens libres. Certains à gauche, à ce moment-là, ont opéré un tête-à-queue idéologique, ils se sont égarés au nom du droit à la différence, en oubliant que c'était l'ambition universelle, héritée des Lumières, qui permettait à chacun d'être en harmonie avec les autres, tout en étant parfois différent d'eux.

1992 : Maastricht, la mise en exergue de la "polarisation sociale", comme dit Michel Onfray ?

Ce fut un autre sujet de débat pour moi. Autant j'ai toujours pensé que l'ambition européenne était dans notre ADN, autant j'ai très vite considéré que la gauche française devait résister à tout prix à la pente ordo-libérale dans laquelle la droite européenne cherchait à engager l'Europe. Maastricht fut le début d'une concession faite à l'Allemagne et à une certaine conception de la construction européenne. Je connais les raisons historiques qui ont conduit le président Mitterrand à faire ce choix, mais je me suis immédiatement inquiété qu'il n'y ait pas de jalons posés pour donner un sens plus puissant à ce projet et qui ne le réduise pas à un grand marché sans âme et sans citoyens. Les Etats-Unis, la Chine, la Russie, d'autres encore ont un récit et une stratégie dans la mondialisation, ce qui n'est hélas pas le cas de l'Union européenne. La doter d'une véritable ambition et pas seulement d'un fonctionnement est un enjeu crucial des prochaines années. Sous la pression des idées et des mensonges de l'extrême-droite, la Grande-Bretagne a dérivé vers le Brexit. Les Européens doivent, eux, construire un nouveau projet et un nouveau récit.

Prolongeons l'exercice avec le quinquennat de François Hollande...

Laissez-moi d'abord préciser que ce mandat fut celui de toutes les crises et qu'il ne mérite pas le jugement qu'on porte sur lui. Avec le temps, on finira par faire la part des choses et se rappeler que, entre 2012 et 2017, les inégalités avaient commencé de se réduire et la compétitivité de notre industrie avait entamé son redressement. Qu'une partie de la gauche soit incapable de dire cela - y compris lorsqu'elle a participé à cette action -, cela révèle moins le bilan de François Hollande que la faiblesse congénitale de cette gauche de la contestation, face aux exigences de la responsabilité du pouvoir.

Cela dit, les désaccords étaient possibles et des erreurs ont été commises. Je pense à la déchéance de nationalité, par exemple. Nous n'avons pas perçu la dimension symbolique ni les effets d'une concession faite à la droite pour l'ensemble du pays et pour la gauche. A chaque fois qu'on préempte des questions qui relèvent des valeurs fondamentales pour réussir une opération politique, on prend le risque de s'abîmer. On a aussi attribué aux orientations politiques du précédent quinquennat ce qui était, en fait, imputable à certains comportements, qui perdurent aujourd'hui encore. Alors que nous étions confrontés à une multitude de difficultés - la crise économique et financière, le terrorisme, la crise migratoire, un contexte international incertain -, les ambitions personnelles, les postures de congrès et l'égotisme médiocre ont prévalu, contribuant à disqualifier la gauche dans son ensemble. Aujourd'hui, la gauche ne gouverne plus, mais ces comportements, eux, demeurent !

La gauche a-t-elle perdu les classes populaires ou les a-t-elle abandonnées ?

La gauche des partis ne parle plus aux classes populaires, ni même aux classes moyennes. Elle ne parle plus au peuple. Elle s'adresse seulement à des appareils politiques discrédités ou à des clientèles. Les Français portent un jugement sévère sur ces jeux de rôles et sur les acteurs qui en sont les complices ou les organisateurs. Une certaine américanisation de la pensée, autrement dit la substitution des communautés au peuple dans son ensemble, conduit à penser la nation comme une juxtaposition de minorités. Tandis que le peuple, lui, aspire à ce qu'on lui parle comme à un tout, désireux d'un avenir meilleur pour tous ses enfants, d'où qu'ils viennent. Les Français sont tolérants. Ils s'accommodent volontiers des différences qui peuvent les traverser mais ils veulent continuer à vivre ensemble. Ils n'entendent pas laisser le communautarisme engendrer des tensions et des haines. Lorsque la gauche radicale théorise la consubstantialité de la discrimination à l'Etat ou s'accommode, par cynisme clientéliste, de la possibilité de réunions genrées ou racisées, elle tourne le dos à cette ambition universelle qui nous a si longtemps unis autour de la République et de la nation, pour dire notre passion de l'égalité et notre détermination à lutter ensemble contre toutes les formes de discriminations ou d'enfermements identitaires.

On ne peut pas, si on est authentiquement républicain, entretenir tous les emportements et cautionner toutes les violences d'une époque

On ne doit pas davantage confondre la foule et le peuple. Car on ne peut pas, si on est authentiquement républicain, entretenir tous les emportements et cautionner toutes les violences d'une époque, avec pour seule préoccupation de flatter tour à tour tous les segments électoraux. C'est avec ces comportements qu'on rend impossible l'esprit de nuance et le raisonnement rationnel. Quand le leader parlementaire d'une organisation politique de la gauche extrême dit à des manifestants : "Méfiez-vous des policiers, ce sont des barbares", il crée un climat propice à des affrontements funestes. Il parle alors à la foule, mais sert-il la cause du peuple ? Certainement pas : il la trahit.

Vous citiez récemment dans La Croix le révolutionnaire Rabaut Saint-Etienne : "Notre histoire n'est pas notre code." Etes-vous sûr d'être majoritaire aujourd'hui au sein de la gauche ?

Evidemment, la pensée que j'exprime ici n'est pas prédominante dans les appareils. Elle l'est dans l'électorat, bien au-delà de la gauche, je n'ai pas de doute là-dessus. Le fait qu'il n'y ait pas, dans les sondages sur l'élection présidentielle, de candidat de gauche au second tour qui soit en situation de battre nettement Marine Le Pen est la preuve de l'erreur funeste commise par les appareils politiques sur les questions les plus essentielles. C'est là une faute grave, car l'extrême-droite est contraire à toutes nos valeurs et elle se nourrit des problèmes qu'elle prétend dénoncer. En outre, la gauche ne pourra jamais se rassembler à nouveau aussi longtemps qu'elle fera l'économie de la constitution d'une force politique sincère et crédible, parlant aux Français dans leur ensemble. Si la stratégie retenue consiste à prendre sur tous les sujets les positions les plus radicales, les moins crédibles, les moins responsables, elle sera disqualifiée pour avoir fait le choix de la marginalisation. En prétendant additionner les scores d'organisations toujours plus affaiblies, la gauche ne fera que s'éloigner des aspirations de l'électorat populaire.

Je crois toujours au clivage droite-gauche

En quoi le clivage gauche-droite resterait-il un clivage pertinent ? Pourquoi ne pas vouloir que la République et la nation, dont vous faites la pierre angulaire du débat, soient une nouvelle ligne de partage ?

Je focalise mon propos sur la République et sur son lien avec la nation, car il s'agit à mes yeux d'un sujet central, dont la gauche se préoccupe trop peu alors même qu'il lui a donné naissance. Et, quand elle s'en occupe, elle le fait mal. Pour autant, je ne crois pas que ce soit là le seul sujet. La transition écologique est un enjeu majeur pour l'avenir de la planète. Cette transformation doit être adossée non pas à l'idée de décroissance, mais à la volonté de promouvoir une croissance sobre et sûre, seul moyen de garantir plus de justice sociale. Une politique énergétique décarbonée est possible, à condition qu'on ne sorte pas du nucléaire dogmatiquement et qu'on se donne le temps de faire monter en puissance les énergies renouvelables. Une agriculture durable est possible. Je l'ai vue réalisée dans mon département d'élection par certains acteurs de la Confédération paysanne, je pense notamment à François Dufour. Pour moi, la gauche de gouvernement, responsable, retrouvant les aspirations du peuple, incarnerait à la fois une conviction républicaine assumée et ardente, une volonté de transition écologique crédible, le souci de la justice sociale par la possibilité d'une croissance sûre et une réelle politique d'aménagement et de réindustrialisation des territoires associant l'Etat et les collectivités locales. Ce carré doit être l'ADN de la gauche de demain. Face à elle, la droite ne manquera pas de faire valoir sa différence. Elle considérera toujours que le marché est mieux à même que la régulation d'engendrer l'allocation des richesses, que les services publics et la dépense publique sont des maux dont il faut se guérir. Quant à la question républicaine, j'ai vu la droite, pendant les attentats, préconiser trop souvent que l'on s'éloigne de l'Etat de droit sur la question de la rétention des fichés S, par exemple, ou sur celle de la laïcité réinterprétée par elle comme l'instrument d'un identitarisme, suspicieux à l'encontre des musulmans, alors même que cette valeur porte en elle un principe de tolérance et de liberté. Voilà pourquoi je crois toujours au clivage droite-gauche.

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Qu'avez-vous en commun avec Jean-Luc Mélenchon ?

Jean-Luc Mélenchon doit être combattu. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que l'union de la gauche doit se faire dans l'ambiguïté. La gauche humaniste, républicaine, universaliste ne peut pas gouverner avec la gauche de la radicalité et de la complaisance à l'égard de certaines formes de violence. Cela ne signifie pas que la gauche humaniste ne peut pas rencontrer sa majorité. Mais ma conviction est que, pour y parvenir, elle doit d'abord affirmer ce qu'elle est, ce à quoi elle croit, et dire clairement ce dont elle ne voudra jamais. La force de la social-démocratie est d'avoir toujours réussi à réduire les tentations sectaires et le déni de la réalité. La gauche de demain doit également revendiquer la tradition gaulliste, celle du rassemblement et de l'élévation du regard au-dessus des médiocres considérations égotiques ou d'appareils.

Maintenant que vous avez dit tout cela, pourquoi ne pas porter votre projet en 2022 ?

Pour le cas où cela vous aurait échappé, il y a beaucoup de gens au milieu de la piste de danse. La plupart d'entre eux s'estiment indispensables. Parmi eux, il y a une proportion significative d'égotiques. Combien, qui se pensent indispensables, peuvent être vraiment utiles ? Je l'ignore mais, ce que je sais, c'est que je ne veux pas participer à tout cela. La France n'a pas besoin de candidats supplémentaires, il y en a déjà trop. Elle a besoin de républicains ardents, dont la pensée libre peut servir à ne pas perdre de vue ce que nous sommes fondamentalement, en tant que peuple et en tant que nation.

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