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Botticelli, La calomnie d’Appelle (v. 1495, détail)
Botticelli, La calomnie d'Appelle (v. 1495, détail)
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La haine civile

Les dénigrements sur les réseaux sociaux, les débordements de certains mouvements et les discours politiques intolérants, sans nécessairement conduire à la guerre civile, constituent une menace pour la démocratie. 

L’indignation et la colère se sont récemment effacées, dans le vocabulaire politique français, au profit de la haine. En règle générale, ce sont les observateurs extérieurs qui, sur le mode de la constatation ou de la réprobation, font usage de ce terme (lorsque la haine est invoquée par les acteurs eux-mêmes, comme c’est le cas chez Zola, elle est pensée comme un moyen au service de fins morales). Il est clair cependant que le terme, pris en des sens aussi nombreux que vagues et appliqué à des phénomènes variés (les dénigrements ou harcèlements sur les réseaux sociaux, les débordements violents de certains mouvements revendicatifs, les discours intolérants d’une vie politique de plus en plus polarisée, etc.) n’est pas d’un grand secours lorsqu’il s’agit d’interpréter ces phénomènes sociaux et politiques. Tout au plus signale-t-il, dans ses utilisations les plus prudentes, une inquiétude légitime relative à l’avenir de notre démocratie1.

Mais à de rares exceptions près, les phénomènes inquiétants rangés sous ce terme de haine sont pensés, dans ces mises en garde, comme l’antichambre de la guerre civile. C’est une telle interprétation que ces pages entendent questionner. À cet effet, elles proposent un concept de haine civile sous lequel pourraient se ranger un ensemble de comportements qui, s’ils constituent effectivement une menace pour la démocratie demandent à être distingués à la fois du combat politique démocratique et de la guerre civile. L’objectif de cette étude est de proposer un concept spécifique de haine, et de montrer en quel sens précis la haine civile peut être un danger pour la démocratie.

La culture de la haine

Nombreux sont les travaux d’historiens, de psychiatres et de philosophes qui avancent un concept de haine censé rendre compte de certains comportements individuels ou collectifs (crimes passionnels, terrorisme, guerre civile, etc.)2. La relation haineuse y est généralement caractérisée par la victimisation de soi (un sujet à l’identité menacée considère qu’un mal lui est infligé par d’autres) ; la diabolisation de l’autre, que le haineux, afin de restaurer son identité, doit détruire et pas seulement neutraliser (en ce sens, tout ennemi n’est pas haï, a fortiori tout adversaire) ; l’acharnement sur l’ennemi haï, souvent sans considération pour les intérêts et la vie du sujet.

Ainsi défini, le terme de haine ne peut s’appliquer aux invectives et gesticulations fréquentes dans les hémicycles. Celles-ci, dans les démocraties, font partie du jeu politique. Mais Frédéric Chauvaud a raison de rappeler qu’il en va différemment de la « culture de la haine » qui a pris racine en France après la Révolution, un phénomène que des observateurs aussi divers que Tocqueville, Comte ou Tarde ont identifié et dont ils ont souligné les dangers3. Il est cependant difficile de faire la part de ce qui relève, dans ces déplorations, de la crainte que la culture de la haine finisse par engendrer une culture de l’émeute (« les âmes les plus pacifiques se mettent pour ainsi dire à l’unisson des guerres civiles », comme le dit Tocqueville) et de la nostalgie d’une société homogène, de la critique de l’individualisme moderne ou encore, chez certains, de l’antiparlementarisme.

Quoi qu’il en soit, la question demeure ouverte de savoir si la haine à l’œuvre dans les discours haineux est toujours de même nature que celle qui motive ou est supposée motiver les actes violents des émeutiers et des protagonistes d’une guerre civile. On sait que l’escalade verbale est parfois non pas tant le prélude à la guerre civile que le symptôme de l’impuissance d’un sujet, contraint par des institutions suffisamment fortes à respecter un cadre légal (appelons cela « l’effet Trump »). La notion de « guerre civile morale » forgée par Anatole Leroy-Beaulieu4, qui frise l’oxymore, témoigne du fait que les observateurs les plus vigilants de la culture de la haine avaient conscience de la distance qui sépare les discours des actes. Si l’état d’esprit haineux peut être une disposition à la guerre civile (par exemple, dans le cas de l’antisémitisme), il arrive fréquemment qu’il se cantonne dans l’ordre du discours. Il n’est pas facile de déterminer ce qu’est une haine verbale et quel rapport exact elle entretient avec les actes violents. Ce n’est bien sûr que métaphoriquement que la « politique du clash », de règle sur les chaînes d’information, cherche à « tuer l’autre à coups d’assertions5 » (cela ne signifie pas que le phénomène soit sans danger pour la démocratie).

Politique de la haine

Il n’en demeure pas moins que certains traits de nos démocraties pourraient brouiller aujourd’hui les distinctions qui viennent d’être esquissées. La polarisation des sociétés occidentales semble en effet, par bien des aspects, relever non plus seulement d’une culture de la haine, mais d’une « politique de la haine » particulièrement dangereuse pour la démocratie. L’analyse qu’en fait Ezra Klein, sur le cas des États-Unis, insiste sur trois caractéristiques fondamentales de celle-ci6. Le cas de l’Europe et de la France pourrait sembler assez différent (le concept d’« archipélisation » paraît plus pertinent à certains que celui de polarisation),  mais les évolutions politiques récentes montrent d’une part que la polarisation américaine ne tient pas au bipartisme (fortement mis en cause par une large partie des électeurs pour les pratiques consensuelles qu’il a favorisées), d’autre part que l’archipélisation française tend à se structurer progressivement autour d’un nouveau clivage (celui des « ouverts » et des « fermés »)7.

Par opposition au sorting (la division des citoyens sur tel ou tel sujet, normale dans une démocratie, même quand elle donne lieu à d’âpres conflits), la polarization marque un nouveau régime de l’identité. Les électeurs ne se déterminent plus par rapport aux problèmes réels, en formulant des solutions qui s’affrontent tout en pouvant faire l’objet de compromis, ils « montent aux extrêmes » en transforment la politique en une bataille d’identités. L’affiliation politique signifiant désormais l’adhésion à une vision globale de la société, qui agglomère de multiples attitudes, les partisans considèrent toute opinion différente de la leur comme une atteinte à leur identité. La victimisation est au cœur d’une telle polarisation.

Cette politique identitaire est inséparable de la tendance des citoyens à se déterminer non pas positivement mais à partir de sentiments négatifs à l’endroit des candidats opposés. Dans cette perspective, l’adversaire devient vite un ennemi, qui plus est un ennemi haï, c’est-à-dire à déconsidérer et réduire au silence, et à cette fin tous les moyens sont bons (mensonges, fake news, etc.).

La troisième caractéristique de la haine, l’acharnement, a fait l’étude de nombreuses enquêtes, en particulier sur les supporters de certains sports, lesquelles mettent en évidence que le sentiment d’être soi par le rejet des autres est une motivation particulièrement forte8.

On comprend que la polarisation de la vie politique et le cortège des phénomènes qui, sans s’y réduire, sont apparentés à celle-ci (la cancel culture, cette politique des micro-identités susceptibles et intolérantes9) suscitent des commentaires qui déplorent la judiciarisation des rapports sociaux et la dérive possible de celle-ci vers une exaspération des rancœurs dont l’issue pourrait être un jour la guerre civile. Ce diagnostic de « retribalisation du monde » ou de « guerre des forteresses identitaires » risque cependant de glisser trop rapidement vers une interprétation en termes de prélude à la guerre civile des dangers que de tels conflits d’identités représentent pour nos démocraties, alors même que ces dangers pourraient être d’une autre nature.

C’est pourquoi il paraît nécessaire, avant d’envisager une interprétation différente de la polarisation politique et des phénomènes apparentés, ainsi que des dangers qu’ils représentent pour la démocratie, de revenir sur le concept de guerre civile qui, dans ce contexte, est souvent utilisé de manière imprécise.

La haine sans la violence

Tel qu’il fonctionne dans les mises en garde qui accompagnent le constat de la polarisation croissante de nos sociétés, le concept de guerre civile pourrait bien être doublement trompeur : d’une part parce qu’il véhicule une conception contestable des conflits civils violents, d’autre part parce qu’il risque d’occulter la nature du danger qu’encourent nos démocraties.

Concernant le premier point, il suffira de rappeler que les théoriciens des guerres civiles, plutôt que de les ranger sous un concept indifférencié de haine, s’attachent à distinguer diverses motivations de celles-ci. Toutes les actions des belligérants des guerres civiles, même lorsqu’elles débouchent sur les pires atrocités, ne se laissent pas caractériser par les traits qui nous ont servi à définir la relation haineuse. Les théoriciens de la guerre civile distinguent les conflits motivés par le grief, la cupidité et l’opportunité10. Les deux derniers ne relèvent aucunement de la victimisation, le grief y figurant tout au plus comme un écran de fumée invoqué par les rebelles. Et ces derniers ne visent pas nécessairement à détruire l’ennemi : leur objectif peut être de modifier l’équilibre des pouvoirs ou de s’assurer un meilleur partage d’une rente.

Concernant le second point, il est à remarquer que les meilleures études empiriques font preuve, lorsqu’elles envisagent l’avenir, d’une grande prudence. Jérôme Fourquet, dans L’archipel français, conclut que nous n’en sommes pas au stade de la « proclamation d’indépendance des îles »11. Un tel constat invite à caractériser plus précisément la haine constitutive de la polarisation et des phénomènes apparentés (mouvements sociaux radicaux, harcèlement sur les réseaux, parole décomplexée dans les médias, etc.).

Un premier caractère a été souligné par des commentateurs qui insistent sur le fait que le « triomphe de la haine en politique »s’accompagne aujourd’hui d’un recul de la violence : « La nouveauté, la différence, la spécificité de la période actuelle, ce n’est pas la violence mais c’est la haine12. » Sans minimiser les diverses exactions contemporaines, il n’est pas inutile de rappeler que les événements de 1968, qui se sont eux-mêmes soldés par un nombre de victimes plus limité que celui de certaines révoltes antérieures, ont été plus violents, mais probablement moins haineux, que l’épisode des Gilets jaunes de 2019. Nous vivons une époque à la fois haineuse et pacifique. Une telle affirmation ne paraîtra paradoxale qu’à ceux qui, partant d’un concept de haine forgé pour rendre compte d’autres phénomènes (les actes terroristes, les massacres de masse, certaines guerres civiles, etc.) confondent haine et violence. Face à cette tendance, il est urgent de distinguer ces phénomènes. Le juriste américain Jeffrey Rosen, quelques jours après l’élection présidentielle américaine, rappelait sobrement à ceux qui redoutaient la menace d’une guerre civile que la polarisation haineuse de son pays, qui n’est pas prête à s’effacer, n’a débouché ni sur des émeutes ni sur une crise constitutionnelle13. L’assaut du Capitole par les partisans de Trump, quelle qu’en ait été la gravité, ne me paraît pas infirmer cette analyse.

On objectera que cette haine civile, même si elle ne peut ou ne veut pas aller jusqu’à la violence, vise malgré tout l’anéantissement de l’autre. Mais outre que l’on peut s’interroger sur la nature d’une haine qui ne dépasserait jamais le stade de l’intention, le rapport de la haine civile au langage n’est pas celui, de pure négation, à l’œuvre dans le crime passionnel, le terrorisme politique ou l’épuration ethnique. Le haineux, dans de tels cas, s’affranchit du langage pour choisir la voie courte de la violence. La haine civile, elle, s’engage dans un usage du langage particulier. Le qualifier, avec Jürgen Habermas, d’instrumental, par opposition à communicationnel (dialogique), ne suffirait pas à le distinguer d’autres usages (la rhétorique, l’inculcation idéologique, la violence symbolique, etc.). Entre le déchaînement de la violence et le dialogue démocratique, il existe bien des nuances. Sur un réseau social, la diffamation, le shaming et la volonté de réduire l’autre au silence sont des actions langagières distinctes. La polarisation politique, elle, s’accompagne de pratiques dont la réduction à un concept indifférencié de haine ne doit pas masquer la diversité : la negative partisanship, les fake news, ou encore ce que le philosophe Harry Frankfurt a nommé le bullshit14 ne se laissent pas ramener l’une à l’autre. La tentation de réduire ces pratiques à l’unité en les rangeant sous un même concept de haine a probablement son origine dans une conception idéaliste de la parole démocratique, pensée sur le modèle du débat rationnel, et corrélativement du peuple pensé comme une communauté homogène. Quoi qu’il en soit, le caractère langagier de la haine civile paraît difficilement contestable. Dire cela ne signifie pas sous-estimer le danger qu’elle constitue pour la démocratie : la recherche du bien commun est évidemment beaucoup plus difficile dans une société polarisée que dans une société cultivant le dialogue démocratique, et le discrédit de la politique qui en découle pourrait renforcer l’opinion selon laquelle une démocratie illibérale serait plus efficace.

Le troisième caractère de la haine civile, son caractère apparemment interminable, découle des précédents. Ann Hironaka fait remarquer qu’à la différence des conflits civils violents et relativement courts des siècles passés, certaines guerres civiles contemporaines, celles des États économiquement et politiquement faibles, sont, pour de multiples raisons, « interminables »15Mutatis mutandis, la haine civile des États économiquement plus prospères et politiquement plus stables semble bien présenter le même caractère. Une telle hypothèse pourrait conduire à l’idée selon laquelle la haine civile, loin d’être le prélude à la guerre, résulte de l’impossibilité de celle-ci.

L’insistance sur la polarisation politique de nos sociétés risque de masquer un dernier caractère de la haine civile, ce que l’on pourrait nommer, avec Alain Duhamel, sa généralité ou sa dispersion. Les analystes français, à la différence de leurs confrères américains, sont souvent plus sensibles à ce que Jérôme Fourquet a nommé « l’archipélisation » qu’à la polarisation. La haine civile déborde de toutes parts le champ politique, en investissant des espaces comme les réseaux sociaux, ou les rapports interindividuels, en une sorte de « haine de tous contre tous ».

Haines civiles interminables

Si nos démocraties sont menacées, c’est sans doute davantage par cette haine non violente, verbale, interminable et générale que par le risque de guerre civile – une haine qui semble bien être le propre du moment démocratique présent. L’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe attirait déjà l’attention, en 2003, sur l’originalité d’une haine politique qu’elle qualifiait d’« à bas bruit » ou « en sous-main ». Pour en rendre compte, son ouvrage mettait particulièrement l’accent sur le caractère « latent », « intransitif » de cette haine passant rarement à l’acte et perpétuellement à la recherche d’un objet ; sur son caractère verbal (elle « reste essentiellement une posture déclarative ») ; sur son caractère interminable et général (les « détestations plurielles » se multiplient nécessairement en démocratie). Ainsi déterminée, la haine politique pouvait être distinguée de la guerre civile, quantitativement (elle n’est pas de même intensité) et qualitativement (l’autrice évoque « le confort d’une proclamation de haine politisée »)16.

Il y a évidemment loin d’une telle description de la particularité de la haine civile à une explication de celle-ci. Contentons-nous d’évoquer pour finir quatre hypothèses explicatives. Les trois premières, bien que fréquemment avancées, me paraissent insuffisamment convaincantes. Quant à la dernière, elle n’est guère que le titre d’un chantier pour les sciences humaines et la philosophie.

La haine civile serait le symptôme du fait que nos sociétés ne parviennent plus ou ne veulent plus opérer la régulation des pulsions17. Lorsque le vernis de la civilisation s’effrite, la guerre de tous contre tous réapparaît. Une telle hypothèse, à l’œuvre chez Freud ou Norbert Elias, repose cependant sur des hypothèses si incertaines (relatives aux pulsions d’une supposée nature humaine et aux fonctions de la culture) qu’elle emporte difficilement la conviction, d’autant plus qu’elle a l’inconvénient de confondre sous un même concept de haine, assimilée à la violence, des phénomènes de nature très différente.

La seconde hypothèse, à l’opposé de la précédente, considère cette haine civile comme un phénomène inhérent à la démocratie, exacerbé aujourd’hui par l’hétérogénéité croissante de nos sociétés, l’accès de toutes les opinions à l’espace public, la politique-spectacle, etc. Dans une telle perspective, la haine civile peut être pensée soit comme un épiphénomène sans effet significatif sur les opérations effectives de la démocratie, soit comme un phénomène fonctionnel (la polarisation politique haineuse, bruyante et brouillonne du processus électoral finissant par mettre en place un gouvernement pacifique, silencieux et efficace).

Invoquer l’hétérogénéité croissante de nos sociétés et les nouvelles divisions liées à la mondialisation de l’économie ne suffit pas à expliquer pourquoi ces divisions s’expriment dans cette forme particulière qu’est la haine civile. On ne voit pas pourquoi certaines de ces nouvelles divisions (par exemple, « l’affranchissement culturel et idéologique des catégories populaires » décrit par Jérôme Fourquet) devraient engendrer des sentiments ou comportements haineux. Les inégalités plus profondes des xixe et xxe siècles débouchaient soit sur des guerres civiles, soit sur des conflits politiques, qui dans les deux cas ne présentaient pas les mêmes traits que ceux de la haine civile contemporaine.

L’affaiblissement d’un sentiment d’appartenance à une même communauté est fréquemment invoqué aujourd’hui pour rendre compte de la haine civile. L’archipélisation contemporaine semble bien liée à, ou se confondre avec, l’affaiblissement du sentiment d’appartenance. Mais s’il en est ainsi, pourquoi cette évolution suscite-t-elle la haine civile et non le séparatisme ou la guerre civile ? Il ne serait pas impossible d’envisager une réponse en prolongeant les analyses d’Ann Hironaka. De même que les conflits, dans les pays économiquement et politiquement faibles, prennent la forme de « guerres civiles interminables », de même, dans les pays économiquement plus prospères et politiquement plus stables, ils prendraient la forme de « haines civiles interminables ». Nous avons l’habitude de considérer comme allant de de soi l’idée qu’il n’y aurait de stabilité politique que sur fond d’un sentiment d’appartenance à une même communauté. Mais contrairement à ce qu’affirment les divers souverainismes, il se pourrait que notre conjoncture soit différente et plus complexe. L’intégration des États-nations dans des unités plus larges (l’Union européenne et les institutions internationales) semble bien s’accompagner à la fois d’une stabilisation et d’un renforcement politique des États-nations et d’un affaiblissement progressif du sentiment d’appartenance à une communauté, qu’aucune autre identité ne vient compenser. Dans une telle conjoncture, il devient possible d’être à la fois haineux et pacifique. Haineux, car le desserrement du sentiment d’appartenance disperse la société en une multitude d’identités qui cherchent à s’affirmer indépendamment des autres. Pacifique, car ces identités ne peuvent recourir à la violence. Il y a trop à perdre, économiquement, mais aussi politiquement – le désordre et le chaos ayant eux aussi un prix. Pacifique, la haine civile est aussi, de ce fait, fondamentalement hypocrite. Elle s’exerce dans un cadre qu’elle feint de subvertir. Pour gagner et gouverner, tous les moyens sont bons (le dénigrement des adversaires, le mensonge systématique, etc.) sauf ceux qui détruiraient l’institution garantissant l’usage de ces moyens. Pour réduire l’autre au silence sur un réseau social, tous les coups sont permis, mais la condition de ceux-ci reste l’existence du réseau et de la libre expression18.

Une telle hypothèse n’est pas spécialement encourageante. Si elle devait être retenue, elle signifierait que l’intérêt est devenu le seul ciment de nos démocraties. Certes, les sentiments et comportements haineux ne devraient plus être pensés comme des prémices de la guerre civile ou de la fin de la civilisation. Mais celles-ci ne sont pas les seuls dangers qui guettent les démocraties. La haine civile modifie déjà les conditions du débat public et constitue un puissant obstacle à l’élaboration démocratique de politiques ayant pour objectif le bien commun. Elle pourrait bien annoncer, plutôt que la guerre civile, d’autres régimes de la démocratie. Soit la démocratie libérale haineuse – qu’il n’y a aucune raison de penser comme particulièrement instable, mais qui sape le cadre dans lequel il est possible d’élaborer des politiques optimales. Soit la démocratie illibérale pacifiée – qui se proclame telle parce qu’elle prétend neutraliser la haine, rendre à la communauté son unité et à la politique son efficacité, alors même qu’elle scelle le triomphe haineux d’une identité sur l’autre.

N’aurions-nous plus d’autre choix qu’entre la démocratie libérale, incapable de dépasser la haine civile, et la démocratie illibérale, qui ne la dépasse qu’illusoirement ?

* * *

La reconstruction démocratique et non nostalgique d’un sentiment d’appartenance à une communauté unie, diverse et ouverte sur les autres communautés est la tâche de notre époque. Elle pourrait s’inspirer de deux affirmations qui étaient au centre du discours du président Biden à la nation américaine, le 7 novembre 2020. La haine civile n’est pas seulement un fait (susceptible, comme tout fait social, d’être étudié scientifiquement), elle est aussi « un choix que nous faisons » – et si nous pouvons décider de ne pas coopérer, « alors nous pouvons décider de coopérer ». De plus, la lutte contre la haine civile commence au niveau de ce que Joe Biden nomme « l’âme » (« nous devons restaurer l’âme de l’Amérique »), par le long travail sur soi de l’individu et de la collectivité pour restaurer les valeurs constitutives de la démocratie, dont ce discours rappelle qu’elle n’est pas seulement procédurale – le moyen le plus efficace et pacifique de changer de gouvernement – mais substantielle : l’idéal universel d’une société des égaux, qui ne vit jamais qu’incarné dans des nations particulières, dont il constitue la grandeur.

 

  • 1. Dominique Schnapper voit dans la haine « une étape dans les processus par lesquels les démocraties, fragiles, pourraient mourir ». Voir D. Schnapper, « Emmanuel Macron : pourquoi cette haine ? » et « La démocratie peut-elle survivre à la haine ? » [en ligne], Telos, 28 janvier 2019 et 21 janvier 2020.
  • 2. Voir notamment Willard Gaylin, Hatred: The Psychological Descent into Violence, New York, PublicAffairs, 2009 ; Philippe Saltel, Une odieuse passion. Analyse philosophique de la haine, préface de Didier Deleule, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Ruwen Ogien, Un portrait logique et moral de la haine, Paris, Éditions de l’Éclat, 1993.
  • 3. Frédéric Chauvaud, Histoire de la haine. Une passion funeste 1830-1930, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
  • 4. Anatole Leroy-Beaulieu, Les doctrines de haine : l’antisémitisme, l’antiprotestantisme et l’anticléricalisme (1902), cité dans F. Chauvaud, Histoire de la haine, op. cit.
  • 5. Abel Mestre et Lucie Soullier, « La politique à l’ère du clash permanent sur les plateaux télé », Le Monde, 11 septembre 2020.
  • 6. Ezra Klein, Why We’re Polarized, New York, Simon and Schuster, 2020).
  • 7. Voir Jérôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.
  • 8. Voir le titre éloquent d’une étude de Will Blythe : To Hate Like This Is to Be Happy For Ever: A Thoroughly Obsessive, Intermittently Uplifting, and Occasionally Unbiased Account of the Duke-North Carolina Basketball Rivalry (New York, Harper, 2006) !
  • 9. Caroline Fourest, Génération offensée, Paris, Grasset, 2020.
  • 10. Lars-Erik Cederman et Manuel Vogt, “Dynamics and logics of civil war”, Journal of Conflict Resolution, vol. 61, n° 9, 2017.
  • 11. J. Fourquet, L’archipel français, op. cit.
  • 12. Alain Duhamel, « Le triomphe de la haine en politique », Libération, 9 janvier 2019.
  • 13. Jeffrey Rosen, « Élections américaines : “La Constitution a fourni une série de règles durables qui nous permettent de résoudre nos différends” », Le Monde, 10 novembre 2020.
  • 14. Sur la « fadaise » populiste, voir Harry Frankfurt, On Bullshit, Princeton, Princeton University Press, 2005. Alors que le mensonge, pour être efficace, maintient la norme de la vérité, la fadaise est indifférence à celle-ci ou remet en cause l’idée même de vérité.
  • 15. Ann Hironaka, Neverending Wars: The International Community, Weak States, and the Perpetuation of Civil War, Cambridge, Harvard University Press, 2008.
  • 16. Véronique Nahoum-Grappe, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, 2003.
  • 17. Nathalie Heinich, « Les ravages décivilisateurs des réseaux sociaux », Le Monde, 27 octobre 2020.
  • 18. Pour Cynthia Fleury, les sociétés populistes « ne sont belliqueuses qu’à la condition de n’en payer nullement le prix » (C. Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Paris, Gallimard, 2020).