Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Comment lutter contre la prolifération des théories du complot ?

Enseignant-chercheur en psychologie sociale et en statistique à l'Université de Fribourg (Suisse), Pascal Wagner-Egger publie aujourd'hui Le bruit de la conspiration*. Conspiracy Watch en publie les bonnes feuilles.

Le bruit de la conspiration, de Pascal Wagner-Egger (PUG, 2021).

Un point qui n’a été que peu étudié pour le moment est, compte tenu des nombreuses conséquences négatives des théories du complot (TC), de savoir que faire pour contrer la prolifération de ces théories. Au niveau psychologique, une seule étude a investigué l’effet de différentes interventions sur les croyances aux TC : Orosz et ses collègues (2016) ont mesuré le taux d’adhésion à un mégacomplot incluant plusieurs TC en pré-test et post-test, en intercalant entre les deux une vidéo au contenu variable. Dans une première condition appelée rationnelle, la vidéo soulignait les failles du raisonnement complotiste et corrigeait certaines affirmations des TC. Dans une condition ridiculisante, la vidéo soulignait aussi les failles du raisonnement, mais par l’absurde et le ridicule (référence aux reptiliens, etc.). Une troisième condition, dite empathique, a été testée, dans laquelle était souligné le caractère de victime des cibles des TC (p. ex. les juifs). Enfin, dans la condition de contrôle, la vidéo portait sur des prévisions météorologiques. Les résultats ont montré une baisse comparable des croyances aux TC dans les conditions rationnelle et ridiculisante, montrant par là que l’argumentation et l’humour peuvent être des armes utiles contre la prolifération des TC. Par contre, le recours à l’empathie n’a produit aucun effet notable. La plupart des actions entreprises dans les écoles sont d’ailleurs de former à l’esprit critique, qui implique de favoriser la pensée analytique en ligne (évaluation de la fiabilité des sources sur Internet) et en général (apprentissage des biais cognitifs, p. ex.). L’éducation est bien évidemment une arme clé pour lutter contre les TC, puisque nous avons vu que les personnes plus jeunes et moins formées ont tendance à croire davantage que les autres aux TC.

Lewandowsky et ses collègues (2017) ont pour leur part établi une liste de mesures à propos de la dimension communicationnelle des TC, notamment Internet, pouvant être prises pour lutter contre la désinformation : créer des ONG proposant un système de jugement du niveau d’information pour chaque site internet, élaborer des chartes de « bonne conduite journalistique » dans les médias et pour les blogueurs, désigner des médiateurs ou éditeurs dans les médias chargés de débusquer les fake news, clarifier les conflits d’intérêts des représentant·es politiques et économiques, « inoculer » la population contre les fake news par des campagnes d’information sur leur fonctionnement, initiation aux médias, notamment en ligne, informations concernant la désinformation par les « trolls » et les bulles de filtrage, faire davantage entendre les voix des scientifiques, utiliser des algorithmes de vérification des faits (fact-checking) et, finalement, poser quelques questions simples sur le contenu d’un article avant de pouvoir le partager sur les réseaux sociaux (cela diminue drastiquement le nombre de partages de la part des internautes n’ayant pas répondu correctement).

De véritables stratégies de « vaccination cognitive », appelées « inoculations », ont été testées par les psychologues sociaux à partir de McGuire (1961) [1]. Ces techniques, qui ont été développées dans de nombreuses recherches, sont basées sur deux principes :

(1) la menace, qui active la motivation de la personne à résister à une persuasion extérieure en mettant en évidence la vulnérabilité de ses attitudes actuelles ;

(2) la préemption réfutationnelle, qui délivre à la personne un contenu spécifique passible d’être mobilisé pour renforcer les attitudes face à une attaque imminente, et qui lui permet également de s’exercer à défendre ses croyances par des contre-arguments.

Concernant spécifiquement les TC, Banas et Miller (2013) ont testé l’effet de deux techniques d’inoculation, l’une basée sur la logique (en attirant l’attention sur les problèmes de logique et de méthode du documentaire, comme le non-respect du rasoir d’Ockham, le fait que le film se base sur des données erratiques mais pas sur des témoignages directs de personnes ayant participé au complot, etc.), l’autre sur des faits (en soulignant des erreurs factuelles contenues dans le documentaire), à propos de la TC des attentats du 11 Septembre, en montrant ensuite à leurs participant·es le film complotiste Loose Change et en demandant finalement des jugements de la théorie du complot qu’il contient. Ils ont également mesuré l’effet inverse de deux techniques de méta-inoculation (à nouveau l’une basée sur la logique, l’autre sur des faits), en faisant précéder l’inoculation d’un avertissement contre l’inoculation (en avertissant, par exemple, du fait que certaines personnes pourraient abusivement éloigner les participant·es d’idées jugées « dangereuses » ou alternatives, les manipuler en leur enjoignant d’être des penseurs et penseuses indépendant·es et pas des moutons, etc.) ! Les résultats ont montré tout d’abord l’attrait du documentaire complotiste (et seulement sa première partie de 40 minutes) avec, dans la condition contrôle, une augmentation moyenne de 1,5 sur une échelle de 1 à 7 (soit une augmentation de 25 %). Les techniques d’inoculation, pourtant constituées de seulement quelques lignes de texte, ont nettement diminué l’adhésion à la thèse complotiste, notamment la technique la plus factuelle, jusqu’à annuler le pouvoir persuasif de la vidéo. Comme attendu, la méta-inoculation diminuait significativement l’efficacité du « vaccin », mais sans toutefois l’annuler. Ce qui pourrait suggérer que les personnes trop engagées dans leur « voyage spirituel » au pays des TC ne seraient plus « immunisables » contre les idées fausses ou du moins peu probables.

Une autre technique simple a été proposée par Bonetto et collègues (2018). Dans une série de quatre études, ils ont amorçé l’idée chez leurs participant·es de résistance à la persuasion (en leur demandant de donner leur degré d’accord à une série de 12 affirmations comme « En général, je ne change pas d’avis après une discussion »), ce qui a suffit pour réduire de façon certes modeste mais néanmoins robuste les croyances conspirationnistes.

Prévenir l'anomie

Au niveau sociétal, deux des principaux facteurs alimentant les TC pourraient être combattus : l’anomie et l’anxiété. Il est évidemment bien plus difficile d’intervenir au niveau de la société, puisque cela implique des politiques à long terme. Mais, néanmoins, on peut estimer que l’anomie pourrait – et sans doute devrait – être diminuée très généralement par la réduction des inégalités sociales. J’ai déjà relevé le fait que nous vivons dans des sociétés où, désormais – information bien connue des complotistes –, 1 % des personnes possèdent plus que les 99 % des autres êtres humains [2]. Lewandowsky et ses collègues (2017) nous rappellent que depuis les années 1960, les salaires faibles ou moyens ont majoritairement stagné, à l’inverse des hauts salaires qui ont pris l’ascenseur : 1 % des plus hauts salaires ont bénéficié de 85 % de l’augmentation totale des salaires entre 2009 et 2013. En conséquence de quoi, en 2013, 1 % des plus hauts salaires avaient augmenté de plus de 25 fois par rapport aux 99 % des autres salaires. Statistiques à l’appui, Lewandowsky et ses collègues (ibid.) relèvent de plus un déclin du « capital social » (défini comme la bonne volonté, l’empathie, la confiance envers les gens et envers les institutions publiques) depuis les années 1960-1970. Comme nous l’avons vu en France avec le mouvement des Gilets jaunes, le sentiment d’anomie créé par les inégalités sociales peut mener au complotisme et à la violence. Dans le même sens, Gombin (2013) conclut, au sujet d’une enquête sociologique menée en France et montrant les prédicteurs usuels des TC (méfiance, droite politique, etc.) :

« Cela signifie que traiter les théories du complot est moins une question d’élever le niveau d’éducation ou de mettre en avant des arguments politiques que de recréer les conditions politiques, sociales et économiques de la confiance partagée » (p. 35, ma traduction).

Ainsi, la réduction des inégalités sociales qui deviennent de plus en plus grandes est une tâche certes herculéenne, mais à laquelle nos sociétés doivent s’atteler afin de réduire la crise de confiance de nos démocraties envers leurs dirigeant·es (cf. p. ex. Piketty, 2019). Cette crise de confiance ne mène pas seulement à l’anomie et à la violence, mais aussi à un soutien politique aux divers populismes des extrêmes politiques. Comme l’ont montré Castanho Silva et ses collègues (2017), les TC sont liées au populisme (défini par une distinction entre le « peuple » vu positivement et les « élites » maléfiques, ce qui n’est autre que la dimension verticale des TC, ou leur dimension manichéiste). Van Prooijen (2018) note avec les exemples de l’élection de Donald Trump aux États-Unis et le vote sur le Brexit au Royaume-Uni que les TC amènent la population vers des choix de vote populiste. Staerklé et Green (2018) ont observé que le populisme est structuré par les deux mêmes dimensions que les TC, à savoir une dimension verticale opposant le « peuple » aux « élites », et également une dimension horizontale différenciant les « nationaux » et les « immigrant·es ». Il n’est guère surprenant que les prédicteurs du vote populiste soient en partie les mêmes que pour les TC (autoritarisme de droite, méfiance, insécurité, etc.). À un niveau plus facile à modifier, Van Prooijen (2018) propose de veiller à ce que le système judiciaire use des procédures décrites par la « justice procédurale », laquelle décrit des procédures jugées justes par la majorité des gens, fondées sur le principe d’équité. Elles permettent que même en cas de décision négative, cela n’impacte pas la confiance des individus dans le système de justice. Si les procédures sont au contraire jugées injustes, une décision négative va exacerber le sentiment d’injustice.

Principe de précaution

Un remède contre la croissance de l’anxiété – et donc celle des récits anxiogènes comme les fausses rumeurs, fake news et TC – pourrait être l’application d’un principe de précaution proportionné dans le domaine des progrès médicaux et technologiques. Même si certaines analyses dénoncent une dérive « précautionniste » effectivement irrationnelle (Bronner & Géhin, 2014), un principe de précaution raisonnable semble indispensable. Comme le relèvent ces auteurs, il est vrai que les biais cognitifs humains focalisent davantage sur les risques et les pertes que sur les gains, et qu’on ne peut jamais prouver définitivement qu’un produit, un pesticide, un vaccin ou un médicament sont inoffensifs pour l’être humain ou sans effets secondaires. De plus, il est vrai que retarder certaines inventions peut avoir un certain coût humain comme, par exemple, ne pas commercialiser un OGM qui pourrait être utile dans les pays du tiers-monde. Il est également vrai que, comme les TC, le principe de précaution repose parfois sur des soupçons non fondés : on ne sait pas, par exemple, si les ondes de la 5G sont dangereuses ou non pour la santé, et l’on pourrait conclure d’une analyse similaire à celle des TC que tant que les dangers ne sont pas prouvés, ils n’existent pas, et que ces dangers, au contraire de l’absence totale de dangers, peuvent être établis. Ainsi, le fardeau de la preuve reviendrait aux associations et organes de contrôle.

Cette analyse a en apparence tous les aspects rationnels que je défends pour les TC, mais l’analogie avec les TC est erronée du fait d’une différence cruciale : si les dangers potentiels des TC ont été établis (les plus graves dangers étant d’augmenter les préjugés envers certains groupes, ou la méfiance envers les vaccins), les dangers potentiels du progrès technologique sont sans commune mesure (Beck, 2008) : ils deviennent tout simplement exponentiels, le danger potentiel d’une guerre atomique ou du réchauffement climatique étant comme on le sait l’extinction pure et simple de l’humanité. La miniaturisation des composants électroniques, les progrès des biotechnologies ou de l’intelligence artificielle offrent une puissance sans pareille dans son histoire à l’être humain (Harari, 2018). Le rythme du progrès technique va également croissant en raison de l’augmentation du nombre de scientifiques et du financement des recherches dans le monde (cf. p. ex. la célèbre loi de Moore émise en 1975 qui stipulait que le nombre de transistors des microprocesseurs sur une puce de silicium allait doubler tous les deux ans, ce qui a été vérifié jusqu’en 2001) [3]. Ainsi, il faudrait pour bien évaluer les risques calculer ce qu’on appelle l’espérance mathématique, et non seulement les probabilités : l’espérance est la probabilité du risque multipliée par les conséquences de ce risque. Ainsi, si un risque est faible, il sera erroné d’être cognitivement focalisé sur cette probabilité faible, mais si l’on multiplie une probabilité faible par une conséquence importante, voire désastreuse, l’espérance devient élevée. Ainsi, le principe de précaution, même exagéré au vu des probabilités des risques, ne peut être jugé irrationnel qu’en le mettant en rapport avec l’étendue des conséquences possibles. D’autre part, on peut estimer qu’un principe de précaution peut être appliqué de façon temporaire, comme c’est le cas en Suisse pour les OGM dont le moratoire continue. Pour l’instant, les études scientifiques ne semblent pas identifier de risques liés à cette technologie, mais l’introduction de nouvelles espèces dans l’écosystème peut quant à elle créer des effets indésirables. Ainsi, laisser le temps à davantage d’investigations indépendantes, sans fermer la porte sur une levée du principe de précaution, peut aider à identifier des risques nouveaux ou estimer les conséquences d’un risque même faible, voire d’éviter certaines catastrophes. En conclusion, il apparaît bel et bien qu’un principe de précaution correctement appliqué et non définitif pourrait aider à empêcher l’accroissement de l’anxiété sociale. Peut-être qu’une solution pour les gouvernements à propos de certaines peurs liées à des nouvelles technologies comme la 5G serait la création de « task forces » d’expert·es indépendant·es, et dont la conclusion à la fin du moratoire, basée sur les recherches scientifiques menées et les méta-analyses disponibles, serait publiquement communiquée.

 

Notes :

[1] Notre expérience nous a prouvé que la métaphore médicale induit comme effet secondaire de fortes réactions allergiques chez les complotistes. Nous l’avons déjà observé dans la réponse de Basham et Dentith (2016) à propos de notre utilisation du terme « maladie » en parlant du complotisme qu’il faudrait « soigner » (Bronner et al., 2016). Ce livre justifie, avec tous les aspects négatifs des théories du complot recensés, une telle utilisation, mais les allergiques pourront simplement remplacer ces termes par des qualificatifs plus neutres comme « croyances irrationnelles » ou « changements d’attitude »… Par un paradoxe amusant, j’ai déjà relevé au début de ce livre que les complotistes les plus acharnés connaissent vaguement mais exagèrent nettement la portée des expériences de psychologie sur les influences cognitives et sociales (comme la persuasion, le conformisme, l’obéissance à l’autorité, etc.), voire même imaginent des expériences de parapsychologie cachées de la part de la CIA. Rappelons ici aux non-spécialistes que les effets mesurés en psychologie sont le plus souvent relativement modestes, même si statistiquement significatifs, comme c’est le cas des effets de ces « inoculations ». Par exemple, dans l’expérience célèbre de Asch sur le conformisme (1956), 37 % des réponses observées se conformaient à l’avis du groupe manifestement erroné, ce qui signifie que 63 % des réponses étaient non conformistes ! Ainsi, les techniques testées en psychologie sont bien loin du « contrôle mental » ou du « lavage de cerveau » fantasmé par les complotistes extrêmes…

[2] https://www.nouvelobs.com/monde/20160118.OBS2935/inegalites-1-de-la-population-mondiale-possede-plus-que-les-99-restants.html.

[3] Cf. p. ex. https://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/publications-scientifiques-les-etats-unis-talonnes-par-la-chine_120255.

 

* Le bruit de la conspiration : Psychologie des croyances aux théories du complot (PUG, coll. Points de vue et débats scientifiques, préface de Gérald Bronner, 2021).

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Le bruit de la conspiration, de Pascal Wagner-Egger (PUG, 2021).

Un point qui n’a été que peu étudié pour le moment est, compte tenu des nombreuses conséquences négatives des théories du complot (TC), de savoir que faire pour contrer la prolifération de ces théories. Au niveau psychologique, une seule étude a investigué l’effet de différentes interventions sur les croyances aux TC : Orosz et ses collègues (2016) ont mesuré le taux d’adhésion à un mégacomplot incluant plusieurs TC en pré-test et post-test, en intercalant entre les deux une vidéo au contenu variable. Dans une première condition appelée rationnelle, la vidéo soulignait les failles du raisonnement complotiste et corrigeait certaines affirmations des TC. Dans une condition ridiculisante, la vidéo soulignait aussi les failles du raisonnement, mais par l’absurde et le ridicule (référence aux reptiliens, etc.). Une troisième condition, dite empathique, a été testée, dans laquelle était souligné le caractère de victime des cibles des TC (p. ex. les juifs). Enfin, dans la condition de contrôle, la vidéo portait sur des prévisions météorologiques. Les résultats ont montré une baisse comparable des croyances aux TC dans les conditions rationnelle et ridiculisante, montrant par là que l’argumentation et l’humour peuvent être des armes utiles contre la prolifération des TC. Par contre, le recours à l’empathie n’a produit aucun effet notable. La plupart des actions entreprises dans les écoles sont d’ailleurs de former à l’esprit critique, qui implique de favoriser la pensée analytique en ligne (évaluation de la fiabilité des sources sur Internet) et en général (apprentissage des biais cognitifs, p. ex.). L’éducation est bien évidemment une arme clé pour lutter contre les TC, puisque nous avons vu que les personnes plus jeunes et moins formées ont tendance à croire davantage que les autres aux TC.

Lewandowsky et ses collègues (2017) ont pour leur part établi une liste de mesures à propos de la dimension communicationnelle des TC, notamment Internet, pouvant être prises pour lutter contre la désinformation : créer des ONG proposant un système de jugement du niveau d’information pour chaque site internet, élaborer des chartes de « bonne conduite journalistique » dans les médias et pour les blogueurs, désigner des médiateurs ou éditeurs dans les médias chargés de débusquer les fake news, clarifier les conflits d’intérêts des représentant·es politiques et économiques, « inoculer » la population contre les fake news par des campagnes d’information sur leur fonctionnement, initiation aux médias, notamment en ligne, informations concernant la désinformation par les « trolls » et les bulles de filtrage, faire davantage entendre les voix des scientifiques, utiliser des algorithmes de vérification des faits (fact-checking) et, finalement, poser quelques questions simples sur le contenu d’un article avant de pouvoir le partager sur les réseaux sociaux (cela diminue drastiquement le nombre de partages de la part des internautes n’ayant pas répondu correctement).

De véritables stratégies de « vaccination cognitive », appelées « inoculations », ont été testées par les psychologues sociaux à partir de McGuire (1961) [1]. Ces techniques, qui ont été développées dans de nombreuses recherches, sont basées sur deux principes :

(1) la menace, qui active la motivation de la personne à résister à une persuasion extérieure en mettant en évidence la vulnérabilité de ses attitudes actuelles ;

(2) la préemption réfutationnelle, qui délivre à la personne un contenu spécifique passible d’être mobilisé pour renforcer les attitudes face à une attaque imminente, et qui lui permet également de s’exercer à défendre ses croyances par des contre-arguments.

Concernant spécifiquement les TC, Banas et Miller (2013) ont testé l’effet de deux techniques d’inoculation, l’une basée sur la logique (en attirant l’attention sur les problèmes de logique et de méthode du documentaire, comme le non-respect du rasoir d’Ockham, le fait que le film se base sur des données erratiques mais pas sur des témoignages directs de personnes ayant participé au complot, etc.), l’autre sur des faits (en soulignant des erreurs factuelles contenues dans le documentaire), à propos de la TC des attentats du 11 Septembre, en montrant ensuite à leurs participant·es le film complotiste Loose Change et en demandant finalement des jugements de la théorie du complot qu’il contient. Ils ont également mesuré l’effet inverse de deux techniques de méta-inoculation (à nouveau l’une basée sur la logique, l’autre sur des faits), en faisant précéder l’inoculation d’un avertissement contre l’inoculation (en avertissant, par exemple, du fait que certaines personnes pourraient abusivement éloigner les participant·es d’idées jugées « dangereuses » ou alternatives, les manipuler en leur enjoignant d’être des penseurs et penseuses indépendant·es et pas des moutons, etc.) ! Les résultats ont montré tout d’abord l’attrait du documentaire complotiste (et seulement sa première partie de 40 minutes) avec, dans la condition contrôle, une augmentation moyenne de 1,5 sur une échelle de 1 à 7 (soit une augmentation de 25 %). Les techniques d’inoculation, pourtant constituées de seulement quelques lignes de texte, ont nettement diminué l’adhésion à la thèse complotiste, notamment la technique la plus factuelle, jusqu’à annuler le pouvoir persuasif de la vidéo. Comme attendu, la méta-inoculation diminuait significativement l’efficacité du « vaccin », mais sans toutefois l’annuler. Ce qui pourrait suggérer que les personnes trop engagées dans leur « voyage spirituel » au pays des TC ne seraient plus « immunisables » contre les idées fausses ou du moins peu probables.

Une autre technique simple a été proposée par Bonetto et collègues (2018). Dans une série de quatre études, ils ont amorçé l’idée chez leurs participant·es de résistance à la persuasion (en leur demandant de donner leur degré d’accord à une série de 12 affirmations comme « En général, je ne change pas d’avis après une discussion »), ce qui a suffit pour réduire de façon certes modeste mais néanmoins robuste les croyances conspirationnistes.

Prévenir l'anomie

Au niveau sociétal, deux des principaux facteurs alimentant les TC pourraient être combattus : l’anomie et l’anxiété. Il est évidemment bien plus difficile d’intervenir au niveau de la société, puisque cela implique des politiques à long terme. Mais, néanmoins, on peut estimer que l’anomie pourrait – et sans doute devrait – être diminuée très généralement par la réduction des inégalités sociales. J’ai déjà relevé le fait que nous vivons dans des sociétés où, désormais – information bien connue des complotistes –, 1 % des personnes possèdent plus que les 99 % des autres êtres humains [2]. Lewandowsky et ses collègues (2017) nous rappellent que depuis les années 1960, les salaires faibles ou moyens ont majoritairement stagné, à l’inverse des hauts salaires qui ont pris l’ascenseur : 1 % des plus hauts salaires ont bénéficié de 85 % de l’augmentation totale des salaires entre 2009 et 2013. En conséquence de quoi, en 2013, 1 % des plus hauts salaires avaient augmenté de plus de 25 fois par rapport aux 99 % des autres salaires. Statistiques à l’appui, Lewandowsky et ses collègues (ibid.) relèvent de plus un déclin du « capital social » (défini comme la bonne volonté, l’empathie, la confiance envers les gens et envers les institutions publiques) depuis les années 1960-1970. Comme nous l’avons vu en France avec le mouvement des Gilets jaunes, le sentiment d’anomie créé par les inégalités sociales peut mener au complotisme et à la violence. Dans le même sens, Gombin (2013) conclut, au sujet d’une enquête sociologique menée en France et montrant les prédicteurs usuels des TC (méfiance, droite politique, etc.) :

« Cela signifie que traiter les théories du complot est moins une question d’élever le niveau d’éducation ou de mettre en avant des arguments politiques que de recréer les conditions politiques, sociales et économiques de la confiance partagée » (p. 35, ma traduction).

Ainsi, la réduction des inégalités sociales qui deviennent de plus en plus grandes est une tâche certes herculéenne, mais à laquelle nos sociétés doivent s’atteler afin de réduire la crise de confiance de nos démocraties envers leurs dirigeant·es (cf. p. ex. Piketty, 2019). Cette crise de confiance ne mène pas seulement à l’anomie et à la violence, mais aussi à un soutien politique aux divers populismes des extrêmes politiques. Comme l’ont montré Castanho Silva et ses collègues (2017), les TC sont liées au populisme (défini par une distinction entre le « peuple » vu positivement et les « élites » maléfiques, ce qui n’est autre que la dimension verticale des TC, ou leur dimension manichéiste). Van Prooijen (2018) note avec les exemples de l’élection de Donald Trump aux États-Unis et le vote sur le Brexit au Royaume-Uni que les TC amènent la population vers des choix de vote populiste. Staerklé et Green (2018) ont observé que le populisme est structuré par les deux mêmes dimensions que les TC, à savoir une dimension verticale opposant le « peuple » aux « élites », et également une dimension horizontale différenciant les « nationaux » et les « immigrant·es ». Il n’est guère surprenant que les prédicteurs du vote populiste soient en partie les mêmes que pour les TC (autoritarisme de droite, méfiance, insécurité, etc.). À un niveau plus facile à modifier, Van Prooijen (2018) propose de veiller à ce que le système judiciaire use des procédures décrites par la « justice procédurale », laquelle décrit des procédures jugées justes par la majorité des gens, fondées sur le principe d’équité. Elles permettent que même en cas de décision négative, cela n’impacte pas la confiance des individus dans le système de justice. Si les procédures sont au contraire jugées injustes, une décision négative va exacerber le sentiment d’injustice.

Principe de précaution

Un remède contre la croissance de l’anxiété – et donc celle des récits anxiogènes comme les fausses rumeurs, fake news et TC – pourrait être l’application d’un principe de précaution proportionné dans le domaine des progrès médicaux et technologiques. Même si certaines analyses dénoncent une dérive « précautionniste » effectivement irrationnelle (Bronner & Géhin, 2014), un principe de précaution raisonnable semble indispensable. Comme le relèvent ces auteurs, il est vrai que les biais cognitifs humains focalisent davantage sur les risques et les pertes que sur les gains, et qu’on ne peut jamais prouver définitivement qu’un produit, un pesticide, un vaccin ou un médicament sont inoffensifs pour l’être humain ou sans effets secondaires. De plus, il est vrai que retarder certaines inventions peut avoir un certain coût humain comme, par exemple, ne pas commercialiser un OGM qui pourrait être utile dans les pays du tiers-monde. Il est également vrai que, comme les TC, le principe de précaution repose parfois sur des soupçons non fondés : on ne sait pas, par exemple, si les ondes de la 5G sont dangereuses ou non pour la santé, et l’on pourrait conclure d’une analyse similaire à celle des TC que tant que les dangers ne sont pas prouvés, ils n’existent pas, et que ces dangers, au contraire de l’absence totale de dangers, peuvent être établis. Ainsi, le fardeau de la preuve reviendrait aux associations et organes de contrôle.

Cette analyse a en apparence tous les aspects rationnels que je défends pour les TC, mais l’analogie avec les TC est erronée du fait d’une différence cruciale : si les dangers potentiels des TC ont été établis (les plus graves dangers étant d’augmenter les préjugés envers certains groupes, ou la méfiance envers les vaccins), les dangers potentiels du progrès technologique sont sans commune mesure (Beck, 2008) : ils deviennent tout simplement exponentiels, le danger potentiel d’une guerre atomique ou du réchauffement climatique étant comme on le sait l’extinction pure et simple de l’humanité. La miniaturisation des composants électroniques, les progrès des biotechnologies ou de l’intelligence artificielle offrent une puissance sans pareille dans son histoire à l’être humain (Harari, 2018). Le rythme du progrès technique va également croissant en raison de l’augmentation du nombre de scientifiques et du financement des recherches dans le monde (cf. p. ex. la célèbre loi de Moore émise en 1975 qui stipulait que le nombre de transistors des microprocesseurs sur une puce de silicium allait doubler tous les deux ans, ce qui a été vérifié jusqu’en 2001) [3]. Ainsi, il faudrait pour bien évaluer les risques calculer ce qu’on appelle l’espérance mathématique, et non seulement les probabilités : l’espérance est la probabilité du risque multipliée par les conséquences de ce risque. Ainsi, si un risque est faible, il sera erroné d’être cognitivement focalisé sur cette probabilité faible, mais si l’on multiplie une probabilité faible par une conséquence importante, voire désastreuse, l’espérance devient élevée. Ainsi, le principe de précaution, même exagéré au vu des probabilités des risques, ne peut être jugé irrationnel qu’en le mettant en rapport avec l’étendue des conséquences possibles. D’autre part, on peut estimer qu’un principe de précaution peut être appliqué de façon temporaire, comme c’est le cas en Suisse pour les OGM dont le moratoire continue. Pour l’instant, les études scientifiques ne semblent pas identifier de risques liés à cette technologie, mais l’introduction de nouvelles espèces dans l’écosystème peut quant à elle créer des effets indésirables. Ainsi, laisser le temps à davantage d’investigations indépendantes, sans fermer la porte sur une levée du principe de précaution, peut aider à identifier des risques nouveaux ou estimer les conséquences d’un risque même faible, voire d’éviter certaines catastrophes. En conclusion, il apparaît bel et bien qu’un principe de précaution correctement appliqué et non définitif pourrait aider à empêcher l’accroissement de l’anxiété sociale. Peut-être qu’une solution pour les gouvernements à propos de certaines peurs liées à des nouvelles technologies comme la 5G serait la création de « task forces » d’expert·es indépendant·es, et dont la conclusion à la fin du moratoire, basée sur les recherches scientifiques menées et les méta-analyses disponibles, serait publiquement communiquée.

 

Notes :

[1] Notre expérience nous a prouvé que la métaphore médicale induit comme effet secondaire de fortes réactions allergiques chez les complotistes. Nous l’avons déjà observé dans la réponse de Basham et Dentith (2016) à propos de notre utilisation du terme « maladie » en parlant du complotisme qu’il faudrait « soigner » (Bronner et al., 2016). Ce livre justifie, avec tous les aspects négatifs des théories du complot recensés, une telle utilisation, mais les allergiques pourront simplement remplacer ces termes par des qualificatifs plus neutres comme « croyances irrationnelles » ou « changements d’attitude »… Par un paradoxe amusant, j’ai déjà relevé au début de ce livre que les complotistes les plus acharnés connaissent vaguement mais exagèrent nettement la portée des expériences de psychologie sur les influences cognitives et sociales (comme la persuasion, le conformisme, l’obéissance à l’autorité, etc.), voire même imaginent des expériences de parapsychologie cachées de la part de la CIA. Rappelons ici aux non-spécialistes que les effets mesurés en psychologie sont le plus souvent relativement modestes, même si statistiquement significatifs, comme c’est le cas des effets de ces « inoculations ». Par exemple, dans l’expérience célèbre de Asch sur le conformisme (1956), 37 % des réponses observées se conformaient à l’avis du groupe manifestement erroné, ce qui signifie que 63 % des réponses étaient non conformistes ! Ainsi, les techniques testées en psychologie sont bien loin du « contrôle mental » ou du « lavage de cerveau » fantasmé par les complotistes extrêmes…

[2] https://www.nouvelobs.com/monde/20160118.OBS2935/inegalites-1-de-la-population-mondiale-possede-plus-que-les-99-restants.html.

[3] Cf. p. ex. https://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/publications-scientifiques-les-etats-unis-talonnes-par-la-chine_120255.

 

* Le bruit de la conspiration : Psychologie des croyances aux théories du complot (PUG, coll. Points de vue et débats scientifiques, préface de Gérald Bronner, 2021).

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à propos de l'auteur
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Pascal Wagner-Egger
Pascal Wagner-Egger est enseignant‑chercheur en psychologie sociale et en statistique à l’Université de Fribourg (Suisse). À la croisée de ces deux domaines, il s’intéresse plus particulièrement aux croyances et raisonnements quotidiens, recherches mêlant la psychologie cognitive et la psychologie sociale.
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