Espace de libertés | Mars 2021 (n° 497)

« La démocratie laïque est le socle de la paix sociale »


Libres ensemble

Militante pour les droits des femmes depuis mon adolescence, je mène un combat sans relâche en Allemagne. Ce qui m’a poussée à m’investir dans le monde des immigrants, semblable au mien et pourtant si différent, ce sont les débats sur leur intégration, sur la situation des femmes réfugiées à partir de 2015 et sur l’inquiétante expansion de l’islam politique.


À mon arrivée en Allemagne en 1999, j’avais décidé de ne plus prêter attention aux questions politiques et féministes. Fille de militants algériens, j’avais payé cher l’engagement de mes parents. Exilée seule en Tunisie à quinze ans puis en France, je n’ai pu les retrouver que quelques années plus tard à Francfort-sur-le-Main. Pourtant, à la fin de mes études universitaires, j’ai choisi d’enseigner l’allemand aux immigrant.e.s qui suivaient des cours dispensés par l’Office fédéral des migrations et des réfugiés.

L’arrivée en Allemagne de près d’un million de personnes fuyant la guerre en 2015 a suscité bien des interrogations. Le gouvernement n’était pas préparé à gérer les difficultés socioculturelles auxquelles il allait devoir faire face. À ce moment-là, les médias ont parlé principalement des hommes  : les femmes ont été ignorées par la presse et par les politiques.

La place des femmes dans la «Willkommenskultur»1

Mes premières visites dans des centres d’accueil pour réfugiés à Berlin m’ont laissé un goût amer. Je m’y rendais pour encourager les nouveaux arrivants à intégrer la société allemande par le biais de l’apprentissage de la langue. Au début, seuls les hommes venaient. Les arguments avancés pour justifier l’absence des femmes étaient toujours les mêmes  : « Elles doivent s’occuper des enfants », « Elles ne peuvent pas sortir seules, la ville est trop dangereuse pour elles » ou encore plus honnêtement « Il est hors de question qu’elles participent à des cours mixtes ». La solution trouvée pour remédier à leur exclusion a été de créer des cours qui leur étaient réservés. À mon avis, ce fut une fatale concession au patriarcat, qui aura des répercussions désastreuses.

J’ai alors décidé de quitter l’enseignement pour reprendre et continuer ici en Allemagne l’engagement féministe et politique auquel mes parents m’avaient formée plus de vingt ans plus tôt en Algérie. Il me semblait vital de dire haut et fort les erreurs lourdes de conséquences pour les femmes en particulier, et donc pour le vivre ensemble en général, que les politiques commettaient.

le_naila

Allemande d’origine algérienne, la féministe Naïla Chikhi anime des ateliers avec des migrantes pour leur offrir les outils nécessaires à leur émancipation dans leur pays d’accueil. © Ian Woo


C’est en qualité de référente et de chef de projet à la section « Droits des femmes réfugiées » au sein d’une organisation allemande pour la défense des droits des femmes que j’ai été amenée à visiter des centres d’accueil et à rencontrer des réfugiées, qui, dans leur grande majorité, sont issues de sociétés traditionnelles. Bon nombre d’entre elles ont subi des violences dans leur pays d’origine, sur la route de l’exil et dans les structures d’hébergement, en Europe ou ailleurs. C’est au travers de mes échanges avec les assistants sociaux et les assistantes sociales et avec plusieurs migrantes que j’ai réalisé l’ampleur des violences conjugales, du harcèlement sexuel et religieux que subissaient beaucoup de femmes, croyantes ou non. Dépassés par l’agressivité débridée de certains fanatiques et n’étant pas préparés à affronter de telles situations, les responsables peinaient à les neutraliser.

Je me souviens de cette jeune Afghane, âgée d’à peine 22 ans, qui m’avoua ne plus supporter la vie dans son centre d’accueil. Avec son époux, elle avait quitté l’Afghanistan dans l’espoir de bâtir une nouvelle vie, libre et épanouie. Arrivée en Allemagne, elle avait retiré son voile. Un choix que son mari respectait et soutenait. Cependant, les conséquences furent terribles, les deux jeunes gens étant tout simplement exclus de la vie sociale au sein du lieu de séjour par leur propre communauté. La pression sociale et le harcèlement qu’ils subissaient devenaient insupportables.

Celle qui ne connaît pas ses droits ne peut pas se défendre. C’est pour cette raison que nous avons réalisé en concertation active avec quelques réfugiées un dépliant, puis un court documentaire, qui présentaient les droits des femmes en Allemagne et alertaient sur différentes formes de violences sexo-spécifiques. Lors de nos discussions, parfois très vives, la joie illuminait le visage des participantes, c’était extraordinaire. Enfin elles pouvaient s’exprimer librement. Je n’oublierai jamais les mots de Zahra, une Syrienne d’une soixantaine d’années, qui, lors de notre dernière rencontre, m’a dit  : « Pour la première fois depuis notre arrivée ici, une personne ne nous a pas juste consacré du temps pour la régularisation de notre situation, mais elle s’est intéressée à nos opinions, à nos pensées et à notre vécu. Merci ! »

Le harcèlement sexo-religieux à l’école : un phénomène nouveau

La douloureuse expérience vécue en Algérie m’a fait comprendre très jeune que la démocratie laïque est le socle de la paix sociale. Il était donc évident pour moi de rejoindre l’initiative fondée en 2018 pour le maintien de la loi de neutralité2 en vigueur à Berlin depuis 2005, que certains acteurs politiques veulent abolir afin de permettre à des femmes portant le voile d’enseigner. Et c’est lors d’une conférence, à l’occasion de laquelle j’ai prononcé un discours en faveur de cette loi, que des pédagogues m’ont abordée pour me confier leurs inquiétudes quant à l’escalade des harcèlements sexo-religieux en milieu scolaire.

Les brimades allant jusqu’à des violences infligées à des croyant.e.s d’autres confessions, à des non-pratiquant.e.s et/ou à des athées ne sont pas un phénomène nouveau en Europe, et encore moins dans les pays où l’islamisme s’est imposé. En dix ans, les persécutions interreligieuses, notamment contre des enfants juifs, contre des musulmans laïques, en particulier contre des écolières non voilées, se sont intensifiées.

Les enfants musulmans se radicalisent de plus en plus jeunes. L’une des causes est sans doute que l’Allemagne a négligé l’intégration des immigrants de confession ou de culture musulmane. Laissant ainsi le champ libre à des imams conservateurs qui ont accru leur influence sur les familles. L’école est devenue le lieu d’enjeux religieux.

Ayant pris connaissance de mes positions, les enseignantes se sentaient plus à l’aise pour aborder avec moi ouvertement les affronts et les insultes sexistes qu’elles subissaient de la part de certains élèves musulmans. Cela m’a conduite à proposer, en free-lance, des formations aux pédagogues, dans lesquelles nous développons ensemble des voies d’actions pratiques pour gérer avec plus d’assurance des situations de conflits inter- ou intra-religieux et culturels à l’école.

Peu d’administrations scolaires semblent se rendre compte de la gravité de la situation. Pire, certaines vont jusqu’à justifier cette recrudescence de la violence en milieu scolaire en y voyant une conséquence des discriminations subies. Par ce mécanisme d’« inversion des rôles de la victime en bourreau », elles soupçonnent les enseignant.e.s d’un racisme latent. S’instaure ainsi un climat de travail délétère qui paralyse les acteurs en présence.

Pour quelle raison les pays occidentaux ignorent-ils la situation des pays conquis par l’islam politique et par ses multiples variantes ? Cette question me laisse perplexe. L’Algérie, l’Égypte ou le Pakistan, pour ne citer que trois exemples, sont autant de preuves que quiconque soumet le système éducatif et le système social aux dogmes religieux consent à la diffusion d’idées fondamentalistes, rétrogrades et misogynes, et l’encourage.

Les hommes aussi sont concernés!

L’islamisme en Europe a pour but la séparation de la communauté musulmane de la société majoritaire. Il vise aussi à la séparation des sexes. C’est pour cette raison que je préconise une stratégie de prévention multidimensionnelle qui porte, entre autres, sur l’accompagnement actif des hommes, des mères et des filles dans leur processus d’émancipation ainsi que sur la visibilité des musulmanes laïques.

Les articles sur l’intégration, sur la diversité ou sur la « discrimination » sont souvent illustrés par des photographies de femmes portant le voile islamiste. Cette iconographie renforce le discours des fondamentalistes, qui œuvrent à établir une image unique de la femme musulmane  : chaste, soumise à Dieu, fidèle à « son » identité unifiée, voilée  ; les musulmanes laïques sont ainsi rendues invisibles pour la société, mais aussi pour les femmes de la communauté, alors qu’elles pourraient bien servir d’exemple.

Le travail de prévention consiste aussi à mettre en place des programmes d’éducation parentale. Lors de mes interventions, j’insiste sur la nécessité d’intensifier le soutien, l’implication et la responsabilisation des parents. Les doctrines patriarcales rétrogrades transmises par de nombreux imams et télé-islamistes doivent être combattues par des « contre-offres » attrayantes et qu’il serait à mon avis nécessaire de rendre obligatoires. Par le passé, cette stratégie a mené la société allemande à se défaire de l’éducation patriarcale chrétienne et à embrasser les valeurs humanistes. Cela ne serait-il pas aussi une bonne voie pour les enfants musulmans ?

L’égalité des sexes, une voie de libération

Rendre le concept de l’égalité des sexes acceptable aussi pour les frères et les pères est un défi politique et sociétal. Une réflexion courageuse est nécessaire pour une remise en question des paradigmes patriarcaux inculqués depuis l’enfance. Beaucoup d’hommes attendent cette aide. J’ai collaboré à un programme de prévention contre la radicalisation islamiste. Nous proposions des ateliers dans des prisons. Nombre de jeunes détenus, qui lors de notre première rencontre ne m’avaient pas accordé un seul regard ni une seule parole, ont fini par m’avouer à la fin de la deuxième réunion  : « Si on m’avait expliqué cela plus tôt, je ne serais pas ici aujourd’hui ! »

Réfugiés, immigrés ou nés en Allemagne, de confession ou de culture musulmane, les femmes et les hommes dans leur grande majorité aspirent à une vie plus libre, j’en suis convaincue. Certains arrivent dans ce pays avec les prérequis pour vivre dans une société moderne, égalitaire et laïque. D’autres ont besoin d’être éclairés et accompagnés sur ce chemin de libération. Nous n’avons pas le droit, sur la base de prétendues convictions relativistes culturelles, de refuser de le faire. Car cela reviendrait à pérenniser les différentes formes de discriminations qui existent déjà.

En raison de ces revendications d’une politique d’intégration plus saine et plus courageuse, beaucoup de féministes universalistes et moi-même sommes souvent accusées de faire le jeu des mouvements xénophobes populistes. Mais cela ne nous intimide pas. Lorsque nous sommes arrivées en Allemagne, nous avions le rêve de pouvoir enfin mener une vie libérée de l’emprise islamiste et de sa misogynie. Et pourtant, ces fléaux nous ont rattrapées. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de leur échapper à nouveau, mais de préserver les acquis les plus importants du siècle des Lumières et du début de notre époque moderne afin que la génération future ait une meilleure vie que la nôtre et puisse s’épanouir dans une société respectueuse du droit et de l’égalité.


1 Culture d’accueil.
2 Loi confirmant la neutralité du Land de Berlin à l’école, dans la justice et dans la police et donc interdisant aux fonctionnaires le port de signes religieux, idéologiques ou politiques.