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Jacques Brel : un document inédit révèle ses fêlures, ses passions et ses paradoxes

1974. Brel sur son voilier, l'Askoy, à bord duquel il se lancera dans une traversée échevelée de l'Atlantique.
1974. Brel sur son voilier, l'Askoy, à bord duquel il se lancera dans une traversée échevelée de l'Atlantique. © Fondation Brel
Emmanuelle Jowa , Mis à jour le

Dans « J’arrive, chroniques d’une vie de Cannes à Fort-de-France », France Brel raconte un épisode mal connu de la vie du grand Jacques. Cette aventure transatlantique qui le mena, de 1973 à 1975 d’Anvers à la Martinique. Un périple fondateur, en voilier, que la fille de Brel a partagé alors qu’elle n’avait que 20 ans. On y découvre un homme complexe, fragile, pétri de remords et de contradictions.

La Fondation Brel au cœur de Bruxelles. Accueil feutré pour découvrir la dernière production de France qui poursuit inlassablement le travail de mémoire : un film biographique d’1h45, véritable documentaire intimiste composé de partitions diverses : entretiens inédits, lettres du maîtres, et des images en super 8, jamais vues. Un peu de Brel en fond sonore bien sûr, dont Ne me quitte pas. Mais aussi des classiques qu’il aimait – un prélude de Chopin, une sonate d’Isaye, la Danse macabre de Saint-Saëns… Joués par des artistes de renom, proches de la Fondation.

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Le film de sa fille raconte sa traversée épique de l’Atlantique. Elle y révèle un homme centré sur lui-même et nourri de paradoxes. Le document s’appelle J’arrive et cela veut tout dire. Au coeur de l’ouvrage, cette notion de mouvement permanent, prônée par Brel, de fluctuation géographique, d’instabilité tout court, le goût du risque, la vitesse, le vent et le sel dans les yeux, cette idée confuse aussi de promesses ardues à tenir.
C’est un documentaire intimiste, traversé d’éclairs familiaux, mais aussi sociétaux. Il décrit un artiste éperdu d’action mais usé. Fragilisé sans doute à son insu. Malade, il le saura bientôt. Et qui s’en va pour tenter d’anticiper son destin, ou de le fuir. Qui prône le mouvement tout en se montrant curieusement soumis.

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On y découvre un homme plutôt nombriliste, centré sur lui-même en tout cas, faible aussi, tiraillé entre sa vie familiale et amoureuse, entre passion et raison, entre ses idéaux : ce mouvement fluide, sauvage spontané, et la réalité, cette chorégraphie imposée. Il y a l’envie de bouger et une forme d’épuisement résigné, qui se planque dans l’ombre des night-clubs ou des hôtels. Il y a le besoin vital de lumière et la fuite des projecteurs. Fuite en avant encore, qui engendre aussi son lot de hantises, de remords. Les petites lâchetés, les compromis inavoués. Tout cela France le découvrira lors de ce périple fondateur. Elle n’a que 20 ans. L’expérience intimiste et ardue la blindera pour la vie. La protégera de toute velléité de paillettes, de factice, de faux-semblants.
Elle veille depuis des décennies à recueillir les archives, explorer des moments délicats. Elle retrace la trajectoire paternelle, éclaire inlassablement le travail du maître. Cinquante ans après ce voyage initiatique pour la jeune femme qu’elle était alors, elle décide enfin de l’aborder en profondeur.

Elle ponctue son film d’entretiens rares de sa mère, Miche, d’Isabelle Brel, la troisième fille de Jacques, de proches, Jacques Chancel, Claude Lelouch, Monique Galéanne alias Marianne, Maddly, sa dernière compagne ou encore Charles Nemry, le chirurgien qui a opéré Jacques Brel à Bruxelles le 16 novembre 1974, et qui s’exprime ici pour la première fois.

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Près de cinquante ans après, France raconte par le menu l’épopée qu’elle partagera avec son père.
Près de cinquante ans après, France raconte par le menu l’épopée qu’elle partagera avec son père. © Fondation Brel

« Le récit de « J’arrive », premier documentaire d’une série à venir, débute sur les marches du Palais des Festivals à Cannes, en mai 1973 et se termine par la traversée de l’Atlantique en janvier 1974.
Depuis des décennies, France Brel tente de répondre aux demandes qui lui sont faites. Elle ne pouvait le faire brièvement quand on lui parlait de la période 73-74. « On m’a souvent questionnée sur cette phase de sa vie. J’y réponds aujourd’hui. »

Le projet à deux se mue en voyage à trois

Une bouille carrée, un nez retroussé, des yeux pétillants d’ado et une fascination pour ce père qui lui a promis un voyage à deux. France a 20 ans lorsqu’elle embarque sur l’Askoy à Anvers avec son père. Cette traversée de l’Atlantique, sous la promesse d’une forme d’intimité père et fille, avec « des femmes qui passent », se transforme en voyage à trois, avec Maddly Bamy, la dernière compagne de Brel, qui « s’incruste ». Maddly sera décrite comme intéressée. France la perçoit comme sacrément possessive. Après moins de 30 jours en mer lors de leur traversée de l’Atlantique, c’est le clash. France sent qu’elle “n’a plus sa place”. Son père lui demande de rire comme au début du voyage ou de débarquer. Sans hésitation, elle choisit de quitter le bateau. Brel, fier, ne se fait pas prier. Lui dit au revoir à Fort-de-France, capitale de la Martinique.

Celle qui n’en finit pas de creuser la vie et l’œuvre paternelle, a replongé dans cet épisode fondateur, ce périple hautement initiatique, au gré des courants de l’Atlantique.

Après son décès elle recevra une lettre de son père écrite à la veille de son opération à Bruxelles. Un demi-siècle plus tard, France Brel décide qu’il est temps d’affronter ces souvenirs, de les narrer par le menu. Ce film est le premier d’une série de deux ou trois encore. Ce passage dans la vie de Brel, dans la sienne, ne pouvait, nous dit-elle encore, se résumer à quelques lignes, quelques mots dans une conversation mondaine. Celle qui n’en finit pas de creuser la vie et l’œuvre paternelle, a replongé dans cet épisode fondateur, ce périple hautement initiatique, au gré des courants de l’Atlantique.

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Près de 50 ans après, j’ai envie de raconter les choses calmement

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Le prisme familial de ce récit filmé, précise France Brel, « c’est plus particulièrement ma complicité avec ma mère. A l’époque, mes deux sœurs ne vivent plus avec ma mère, l’une est mariée, l’autre vit avec son amoureux. Elles étaient plus éloignées par les circonstances de la vie, elles n’étaient pas là au quotidien. (Ma sœur aînée est aujourd’hui décédée).»
Sa mère dont pourtant, précise-t-elle, elle n’a « jamais été très proche durant l’enfance et l’adolescence, mais toute cette histoire nous a rapprochées. Tout à coup nous étions confrontées au même homme. Sinon, leur relation ne me regardait pas. Quand je suis rentrée à la fin du voyage, on a pu échanger l’une et l’autre. Ça nous a beaucoup réunies.»

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Ce qui les a soudées, c’est avant tout, précise France Brel, “l’incompréhension des gens” face au personnage complexe, dépressif et flamboyant, secret et cherchant la lumière, exclusif et volage, ancré dans la famille et avide de voir le monde, terrien et volatile, attaché aux racines et prompt à s’en défaire.

Une ambiance très familiale dans la narration, un aspect qui contraste crûment parfois avec les envolées lyriques de Brel. Ces lettres qu’il écrit à son épouse, à sa fille. Des lettres dans lesquelles le poète s’inscrit inlassablement. Des textes peaufinés, comme s’ils avaient pour vocation précisément d’être lus un jour publiquement. Une intimité dans laquelle l’artiste plonge la plume, qu’il a acérée, douloureuse, tendre aussi.

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Ce n’est pas ma mère et moi contre quelqu’un

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Y a-t-il des lieux communs auxquels elle a voulu “tordre le cou”, selon une expression consacrée ? « Ce n’est pas dans ma nature de “tordre le cou” ! Mais ce voyage interpellait beaucoup de monde et il n’y avait que trois personnes qui pouvaient le raconter, Jacques, Maddly et moi. Il n’y avait aucun témoignage, en-dehors du livre que Maddly avait publié et qui n’était bien sûr que son regard, sa vérité à elle. Le témoin principal, Jacques, décède en 1978. Après son décès, Maddly parlera d’elle et de lui lors de cette traversée, très peu de moi. Son récit, que je respecte, ne correspond qu’à son regard, que je respecte aussi. Elle nous parle donc de ce voyage conçu de longue date dans une version qui est la sienne. Encore une fois, je n’ai pas à m’y opposer mais, comme cela a été en son temps écrit très vite après les faits, j’ai décidé d’attendre pour donner mon point de vue. Ma mère et moi avons souhaité attendre pour évoquer tout cela, je ne voulais surtout pas que notre témoignage constitue une polémique, ce n’est pas mon tempérament. Ce n’est pas ma mère et moi contre quelqu’un. Près de 50 ans après, je me dis que vraiment que j’ai envie par mission de transmission de dire les choses calmement et pas seule. Je ne sais plus quel âge je vais avoir, 68 ans, et le moment est venu de transmettre les choses, le public a le droit d’en savoir plus sur les moments de la vie de Jacques. Je le fais sans polémique, et je témoigne car pense que je ne vais pas vivre cent cinquante ans, c’est tout. »

France et Jacques en 1975. « J’arrive », premier documentaire d’une série à venir, débute sur les marches du Palais des Festivals à Cannes, en mai 1973 et se termine par la traversée de l’Atlantique en janvier 1974. « On m’a souvent questionnée sur cette phase de sa vie. J’y réponds aujourd’hui. »
France et Jacques en 1975. « J’arrive », premier documentaire d’une série à venir, débute sur les marches du Palais des Festivals à Cannes, en mai 1973 et se termine par la traversée de l’Atlantique en janvier 1974. « On m’a souvent questionnée sur cette phase de sa vie. J’y réponds aujourd’hui. » © Fondation Brel

Est-elle encore en relation, de loin en loin, avec la dernière compagne de Brel ? « Maddly ? Je n’ai jamais eu énormément de contacts avec elle. Il y a eu beaucoup de tentatives de sa part pour essayer d’exister, ce d’une manière qui ne me convenait pas toujours. J’ai donc voulu expliquer ce qu’il s’est passé durant ce voyage mais j’ai attendu par pudeur et parce que c’est complexe.»

Brel et les pâtisseries dans les couloirs de Cavell

Dans le film il y a cette séquence assez sidérante. Celle de l’hospitalisation à l’hôpital Édith Cavell à Bruxelles, où Brel subit une intervention pulmonaire (« J’ai fait à Jacques Brel ce qu’on appelle dans notre jargon une lobectomie supérieure gauche, avec un curage ganglionnaire comme on fait toujours en chirurgie cancérologique », précise le chirurgien dans le film).
Brel a choisi cet hôpital discret pour éviter la presse. Il y est quasi incognito, évolue la nuit dans les couloirs, en peignoir rubis, taille le bout de gras avec les infirmières, dévore ces petits fours dont il raffole, comme du chocolat belge.
Maddly séjourne alors dans un hôtel de luxe avenue Louise. Miche, l’épouse de Brel, et elle, se succèdent et se croisent à son chevet. Miche en a eu marre d’être à gauche de Brel, avec Maddly à sa droite. “Comment faire comprendre après le décès cette situation complexe où chacune se retrouvait d’un côté du lit ? », demande France. « Alors on a préféré se taire. »
Nous évoquons maladroitement les dernières volontés de Brel qui auraient favorisé la famille, au détriment de Maddly, même si cette dernière a hérité d’une maison et a pu vivre « tout à fait décemment » dit-on après la mort de Brel. Ces questions furent partiellement relayées en leur temps. On sait qu’il y a cette lettre adressée à France et qu’elle recevra après la mort de son père. Il l’avait écrite lors de son opération à Bruxelles en 1974, elle a été retrouvée aux Marquis après sa mort. Charley Marouani, son impresario, l’apportera à France, de même qu’une lettre qu’il avait adressée à Miche, sa mère. Il y a aussi ce testament qu’il a rédigé en faveur de Miche.

A cette seule évocation d’ailleurs, France Brel se cabre un brin, nous fait comprendre que nous brûlons les étapes. «Il n’est absolument pas question de cela dans mon film. Il a rédigé en effet un testament pour ma mère en légataire universel, deux ou trois mois avant son départ. Donc il sait très bien qu’il a fait un testament. Mais dans les films suivants, on va continuer le récit. Il y aura l’arrivée et la vie aux Marquises, il y aura l’enregistrement du dernier disque et le décès de Jacques.»

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Je n’ai pas voulu l’avoir seule. Simplement, j’ai vu ses contradictions

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France Brel souligne dans son film le fait que « Jacques » lui avait promis qu’elle serait seule avec lui. Mais qu’ »il y aurait des femmes”. On ressent confusément dans les souvenirs évoqués ce manque propre aux enfants de divorcés qui, à l’époque, sont souvent sous la garde maternelle et voient peu leur père. A fortiori lorsque celui-ci est un artiste connu, qui va par monts et par vaux. On sent aussi cette idéalisation qui n’est pas dite mais se lit entre les lignes. Et la déception qui forcément découle d’un séjour prolongé, intime, avec ce père auparavant si souvent absent.

Avant son départ et même durant le périple, Brel invite aussi régulièrement son épouse, Miche, à le rejoindre, d’une façon quelque peu rhétorique, tout en ajoutant qu’elle n’allait sans doute guère trouver de plaisir à “traîner ses jupes sur un bateau”. Une façon constante de ménager la chèvre et le chou si l’on ose dire, de rester en tout cas une forme de loyauté par rapport à son épouse, à la famille. « Les femmes ont peur », dit-il encore dans ces commentaires d’un autre siècle dont il avait le secret, « ce n’est pas de leur faute ».

Il n’a voulu heurter personne. Il ne sait pas dire non à une femme

Les engagements familiaux viennent se heurter à l’amour qui doit être brûlant, irraisonnable et fou. Il demeure un fossé entre ce monde et sa sphère amoureuse. “Quand on dit la vérité à une femme », dit-il, « c’est que la passion n’est plus là ».
“Jacques avait une sincérité dans ses incapacités », estime France. « Les hommes amoureux sont incapables d’aller plus loin que les premiers instants de la passion. Nous les femmes sommes pareilles dans d’autres secteurs. »
Cette aventure maritime pouvait-elle être aussi une façon de fuir l’amour écrasant d’un public, d’autres femmes peut-être ? “Non. Il voulait être avec Maddly, qui a fait un travail pour le mettre dans ses filets. Monique devait le rejoindre mais cela n’a pas été possible dans ces circonstances. Ceci dit, je tiens à préciser : je n’ai pas voulu l’avoir pour moi seule ! Je savais que je le partagerais qu’il y avait des femmes qui allaient venir, ça m’était complètement égal. Simplement il n’avait pas été clair quant à Maddly. Et surtout, c’était le fait qu’il ne respectait pas ce qu’il avait dit.”

Miche, l’épouse de Jacques Brel s’exprime dans le documentaire de sa fille. Pour Brel, les engagements familiaux viennent se heurter à l’amour qui doit être brûlant, irraisonnable et fou.
Miche, l’épouse de Jacques Brel s’exprime dans le documentaire de sa fille. Pour Brel, les engagements familiaux viennent se heurter à l’amour qui doit être brûlant, irraisonnable et fou. © Capture d’écran « J’arrive »

Miche, l’épouse de Jacques Brel s’exprime dans le documentaire de sa fille. Pour Brel, les engagements familiaux viennent se heurter à l’amour qui doit être brûlant, irraisonnable et fou. Capture d’écran « J’arrive » ©Fondation Brel

On voit Brel se contorsionner pour tenter de contenter chaque partie, ses compagnes successives. “Il n’a voulu heurter personne. Il ne sait pas dire non à une femme. Dans ce film, je n’escamote rien du tout. Simplement, j’ai vu d’autres facettes de mon père. Mais je ne lui en ai jamais voulu et j’ai continué à l’admirer. Ce séjour en bateau restera une expérience extraordinaire. C’est merveilleux d’avoir pu côtoyer cet homme et d’avoir vu l’ensemble de ses sensibilités et de ses fragilités.»

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J’ai vu un homme qui se laissait emprisonner

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Parmi ses fragilités, il y a des paradoxes en série. Il y a aussi cette tendance à la fuite en avant que peuvent ressentir les personnes qui sont, même à leur insu, appelées à avoir une vie courte, un destin énorme et fragile à la fois. « Voir ça à 21 ans, un homme dans un doute permanent, c’est un trésor pour la vie. Tous les adultes ont des failles, ça m’a donné le goût de la simplicité, ça m’a guérie des mondanités, que je n’ai en fait jamais aimées, du semblant et du paraître. Ça m’a donné une grande force intérieure. »

Parmi les déchirements que Brel vit, plus ou moins malgré lui, il y en est un qui frappe sa fille : l’homme qui a toujours préconisé le mouvement comme seule option, comme unique synonyme de vie se voit freiné dans son élan. «J’avais imaginé un homme qui devançait les choses et j’avais soudain devant moi un homme qui se laissait abattre par les circonstances. Je l’avais entendu parler de liberté et je le voyais se laisser emprisonner. Je l’avais toujours connu allant de l’avant, entretenant des projets et tout d’un coup plus rien. Pour moi c’était incroyable. Et il a vu que j’avais vu, et ça n’a pas été agréable pour lui d’avoir un témoin. Je peux comprendre son mal être.»

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N’avoir pu revoir Jojo vivant a dû le ronger

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Il y aussi la tragédie de Georges Pasquier, le secrétaire, le confident, le meilleur ami de Brel, à qui il dédiera la chanson Jojo. Jacques a arrêté le chant. Jojo, meurt, Jacques est déjà loin lorsqu’il s’éteint. Il reviendra pour les funérailles. Cela « déclenchera » peut-être ou accélérera le mal dont il souffre. Ce maudit cancer des poumons qui finira par l’emporter.
Brel mettra les voiles coûte que coûte alors que Jojo va mal. «Ce n’était pas de sa faute, ce n’était pas une lâcheté. Les médecins avaient atténué la gravité de l’état de Jojo », explique France. « Ils ont voulu le rassurer et Jacques les a crus. Il leur en a voulu. A cause d’eux, il a mal évalué la progression de la maladie. Mais lorsque ce dernier est mort, Jacques a été rattrapé par tout ça. Ça a dû être terrible pour lui. Son envie de départ qui a fait qu’il ne l’a plus revu vivant a dû le ronger. Il y avait une tristesse profonde qui était là. »

Jacques n’arrivait pas à être en accord avec tous ses désirs, toutes ses aspirations. Je parle d’un homme qui reconnaît ses lâchetés, ses incapacités – France Brel

Brel sautera dans un avion pour assister aux funérailles de son ami. Ensuite, il se tassera à sa façon. C’est ainsi du moins qu’on le perçoit à travers certains commentaires. On devine aussi que la relation avec Maddly est celle d’une forme de résignation liée à l’âge. Brel n’est alors que quadragénaire mais il y a cette maladie qui le ronge et peut-être ce sentiment diffus qu’il va devoir brûler certaines étapes de la vie, devenir un homme âgé prématurément. « La relation avec Maddly rappelle un peu la relation avec une infirmière. Il a envie d’une maman, de retrouver sa mère. Il a toujours eu ce côté-là dans ses relations affectives : on doit s’occuper de lui.»

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Les filles que nous étions l’ont certainement encombré

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On découvre ce père à la fois hors du commun et pourtant si typique d’une génération aux accents parfois machistes et centrée sur le couple. Un homme qui a priori s’intéresse très modérément à sa progéniture mais qui entretient soigneusement le lien familial par la voie épistolaire notamment. Brel parle de ses trois filles et du regard “critique” que portent les enfants sur leurs géniteurs. « Mes filles m’apportent un poids… Elles sont des témoins, elles m’observent. Elles m’obligent, mais ça elles ne le savent pas et je crois qu’elles ne le sauront jamais, parce mon père a peut-être fait ça et je ne l’ai jamais su, elles m’obligent à aller plus loin. »

Ses envolées sur papier relèvent naturellement d’un réflexe poétique. « Ce sont des personnages qu’il se crée. C’est normal. L’écriture était sa vie”, commente France. « Un artiste se laisse entraîner par l’écriture et le verbal. Parfois, ses mots dépassent sa pensée. Il fait du lyrisme. Il aura notamment cette phrase dans une lettre à ma mère : Tu sais que je ne suis pas un garçon-coiffeur. »

Avait-il véritablement eu cette envie de procréer malgré sa production artistique qui dominait son quotidien ? « Sans doute. Il a rencontré ma mère et a eu envie de fonder une famille. Après ma naissance il est parti à Paris. Il avait trois filles et ne savait qu’en faire. Oui, les filles que nous étions l’ont certainement encombré…»
France était-elle la plus proche des trois filles de Jacques Brel comme on l’a souvent dit ? « Plus proche, qu’est-ce que ça signifie ? Je peux vous dire simplement que chacune de nos relations avec lui avait aussi ses spécificités. J’avais en commun avec Jacques ce silence. J’ai été très patiente avant de raconter.»
Ce silence, un modus vivendi familial qu’elle a parfois dénoncé par ailleurs : « mon père, c’était le silence, ma mère aussi.» Elle nous répond qu’elle a respecté ce silence avant d’évoquer le voyage transatlantique, « pas pour que ce silence soit un poids. Ni parce qu’on le pratique dans la famille. Mais parce que je le pratique dans ma vie. Je suis née comme ça et le suis restée. J’ai toujours fui radio et télé par exemple. J’ai toujours été un peu en recul, en observatrice. Et je n’aime ni les scoops, ni les conférences de presse.»

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Être un bon père ? Fondamentalement, ça ne l’intéresse pas

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A-t-elle souffert d’être la fille d’un artiste, absent, et souvent meilleur père sur le tard, comme Brel l’évoque d’ailleurs lui-même : il dit qu’un bon père est celui qui, dès qu’il enfante, se comporte en quelque sorte en grand-père. Il dit admirer un Lino Ventura dans ce type de rôle. France ne répond pas directement. Le temps des regrets, des amertumes est loin. « Il veut juste expliquer pourquoi il ne peut pas être un bon père. Mais fondamentalement, ce rôle ne l’intéresse pas.» Pourtant, c’est vrai, reconnaît-elle, « la famille a quelque chose de sacré chez lui.» Il y a chez Brel, cet homme qui prône le mouvement pour lutter contre la mort qui guette, une tendance à se vieillir. Comme s’il pressentait que sa trajectoire serait courte, comme s’il se devait d’en accélérer, de fait, le mouvement, notamment à travers les mots furieusement jetés sur le papier.

Il avait un rapport particulier au vieillissement. Il a vécu dans un milieu de vieux et il n’aimait pas ça.

« On n’est pas fait pour mourir mais vieillir c’est étonnant. Un formidable vieillard vaut mieux que vingt gosses de 20 ans », dit-il notamment. Ses lettres sont signées « ton vieux » ou « ton vieux père », voire « ton vieux père coupé mais encore vivant », après l’intervention chirurgicale qu’il a subie à Cavell. « Durant des décennies, il a signé toutes ses lettres « le vieux » mais il n’avait pas envie de devenir un vieillard, je peux vous l’assurer. Quand il dit le contraire, il force un peu le trait… Le processus du vieillissement ne l’attire nullement, il avait un rapport particulier à ce phénomène de la prise d’âge. Il a été élevé par des parents âgés et il aurait voulu avoir des parents plus dynamiques. Il a grandi dans un milieu de vieux et il n’aimait pas ça.»

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Avec Brel, c’est simple, c’est la vie ou la mort

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Son culte de la mobilité est lié à cette enfance. « Il ne voulait pas rester dans un fauteuil à ne rien faire.” Sa définition de la bourgeoisie est d’ailleurs sensiblement différente de celle qu’on lui donnerait globalement aujourd’hui. Loin d’être ne serait-ce que vaguement sociale, elle est plutôt axée sur un état d’esprit : ce côté « installé » face à ce mouvement permanent qu’il porte aux nues. «Pour lui, la bourgeoisie est incarnée par quelqu’un qui est assis, ne bouge pas, n’a pas de projets et regarde le monde tourner autour de lui. Donc quand il dit : « je ne deviendrai jamais adulte », cela marque un rejet de la bourgeoisie, un refus de s’asseoir et de regarder le monde tourner sans ciller.
« Je suis un vieil aventurier », disait volontiers Brel tout en refusant d’être catalogué.

Peut-on le décrire sans le réduire comme un artiste explorateur, au sens le plus générique du terme ? « C’était un homme qui avait envie de faire des choses et ne comprenait pas pourquoi certains l’en empêchaient. Quand il quitte le port d’Anvers pour bouger, il n’était plus l’artiste mais Brel, l’aventurier. »

L’action encore et toujours, sa définition de la vie. La course haletante contre la grande faucheuse. « Avec Brel, c’est simple, c’est la vie ou la mort. »

De bateau en bateau pour l’apéro

Sur l’Askoy en 1975.
Sur l’Askoy en 1975. © Fondation Brel

France montre en clair-obscur dans son film plusieurs paradoxes de Brel. Il est écartelé entre famille et vie d’aventure, entre besoin de partir, incitation au mouvement et cette curieuse propension à revenir au point de départ (on sait peu à quel point durant ce périple, il a fait des sauts vers la Belgique. Ce contraste aussi entre sa quête de vie privée, de “privacy” et ce besoin irrépressible de visibilité en pointillés. Lors d’une halte dans un port des Canaries, il ne peut s’empêcher, explique France, d’aller de bateau en bateau, de pont en pont, guettant les touristes francophones pour partager un apéro. « Il voyait beaucoup de gens dans sa vie. Moi j’en ai vu très peu. » dit encore France. « Cela faisait partie de lui aussi. »

«Jacques n’arrivait pas à être en accord avec tous ses désirs, toutes ses aspirations. Je parle d’un homme qui reconnaît ses lâchetés, ses incapacités. Tout le monde a ses lâchetés. Nous sommes tous confrontés à nos échecs et nos incapacités. Un échec n’est pas triste car, comme il le dit, le désespoir n’est pas triste. Si on n’y arrive pas, tant pis, on fait autre chose. Il n’y a aucun regret mais c’est un constat. »
Tout cela a-t-il fragilisé France, la post-adolescente qu’elle était, ou durcit la peau de la femme qu’elle deviendrait ? « Je le redis, j’ai été enrichie par cette expérience. Bien sûr, dans le regard de l’autre, on lit un nom. Je sais que les autres voient plus en moi la fille de Brel que France. Mais on s’y habitue. Je n’ai pas besoin de reconnaissance. La souffrance dans le film, c’est le spectateur qui la vit. C’est vous qui souffrez, moi je vais très bien… J’avais 21 ans et j’ai eu la chance de comprendre tout ça. Cette expérience était un cadeau.»

Antoine, l’ex-chanteur devenu baroudeur : « La rumeur a détruit sa réputation. C’est innommable »

Il faut citer cet épisode curieux, avec Pierre Antoine Muraccioli, dit Antoine, l’ancien chanteur devenu navigateur-baroudeur. Il rencontre Jacques Brel à Porto Rico sur l’île de Gran Canaria en décembre 1974. Le film rend justice à son personnage, expliquant que, contrairement à une vieille rumeur tenace, il n’a pas “vendu” à la presse des images de Brel à l’insu du principal intéressé. Il y est rappelé qu’Antoine tenait une chronique pour un magazine et que les photos de Brel avaient été prises avec l’accord de ce dernier. Était-ce une petite lâcheté de Brel qui aurait accepté les photos et aurait ensuite renié cet accord en les découvrant dans les médias ? Aurait-il cédé aux sirènes de la visibilité, du papier glacé pour ensuite se délester de cette responsabilité sur Antoine ? “J’ignore qui a fait ça, qui a attaqué Antoine mais je ne peux imaginer que ce soit Jacques”, dit France Brel. “Je ne connais pas le dossier mais j’ai souhaité qu’Antoine puisse témoigner dans le film car cette histoire lui a pourri la vie. Il a été catalogué comme “le navigateur qui a trahi Brel” et je trouve ça horrible car les choses ne se sont pas passées comme ça. Quelqu’un a lancé cette rumeur et cette rumeur a détruit une réputation, c’est innommable. »

“J’ai souhaité qu’Antoine puisse témoigner dans le film car cette histoire lui a pourri la vie. Il a été catalogué comme “le navigateur qui a trahi Brel.”
“J’ai souhaité qu’Antoine puisse témoigner dans le film car cette histoire lui a pourri la vie. Il a été catalogué comme “le navigateur qui a trahi Brel.” © Fondation Brel

« La peur, ça bouscule l’animal »

Un autre point sidère dans le récit de ce voyage : c’est la prise de risque apparemment insensée que Jacques Brel fait courir à ceux qui sont du voyage. Les prévisions météo ne sont pas idéales pour la traversée et pourtant il se lance. Il décide soudain de partir tout droit vers la mer des Sargasses (une zone de l’Atlantique Nord), une traversée plus complexe sous les alizés. « Il y avait ce ciel noir », dit France. « Des vents insupportables, épuisants, pas de protection, le sel dans les yeux qui deviennent difficiles à ouvrir… »

Fallait-il y voir encore une sorte de fuite en avant, aux accents confusément suicidaires ? « Non, il aimait prendre des risques, il aimait la difficulté mais c’était souvent des risques calculés. »
« Je crois en les vertus de l’imprudence », décrétait Brel. « C’est là que je sens que je vis. La peur remet tout en question, ça bouscule l’animal ».
Il prendra également quelques risques en ne se présentant pas à certains examens après l’intervention chirurgicale subie à Cavell en 1974. Face au diagnostic fâcheux, il a accepté l’intervention. Plus tard il devra subir des examens tous les six mois. Le suivi n’est pas simple. Il néglige ses médecins, s’échappe ailleurs, pour mieux éviter le destin. Mais c’est une prise de risque partielle, relativement pesée là aussi, même si ce calcul est intuitif.
« Là, je dirais qu’il en avait marre de la médecine et voulait repartir coûte que coûte. Ses réactions sont complexes mais ses réflexions sont très simples : les médecins l’emmerdent ! Il ne faut pas y voir beaucoup de stratégie. D’autre part, quand il a eu à nouveau des problèmes pulmonaires, il a accepté de rentrer sur Paris pour se faire soigner aussi. Il avait également choisi la Suisse et ses équipes pour le premier diagnostic de sa maladie car il les voyait comme excellents et discrets. Il n’a donc pas négligé tous ses impératifs médicaux, certains seulement. »

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On parlerait aujourd’hui d’un tempérament bipolaire

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Brel évoque plus largement un profil hyperactif, alternant les épisodes anxieux et l’allégresse dynamique. Lorsqu’il est aux Canaries par exemple, il se sent très fatigué doit soudain se poser, s’isole quelques jours dans un hôtel avec Maddly. Il y reste 3 jours. « Effectivement. Il pouvait se montrer tout d’un coup épuisé et passer trois jours à ne rien faire, dans un état un peu dépressif. Sans doute lui détecterait-on aujourd’hui une forme de bipolarité. »
Il pouvait soudain se murer dans un silence monacal, une bouffée d’oxygène pour mieux replonger dans la frénésie qui l’habite. « Il avait ce besoin soudain de s’éloigner de tout, de se taire. Il en était très conscient et le faisait aussi à l’époque des tours de chant, de la vie d’artiste. Il restait au fond des boîtes de nuit à méditer seul, à cogiter, à ressasser ses tristesses et ses blessures. »

France Brel prévoit pour raconter les dernières tranches de vie de Jacques deux ou trois films encore.
France Brel prévoit pour raconter les dernières tranches de vie de Jacques deux ou trois films encore. © Fondation Brel

Que sait-on – ou dit-on – trop peu de son père, sur lequel pourtant on a tant écrit ? « Ce côté prêt à aider les autres. Aux Marquises, il aidait tout le monde. Mais c’est quelque chose qu’il faisait depuis qu’il était gamin. Il épaulait ses copains. Dès qu’il a eu un peu d’argent, il payait des restos à tout le monde. C’était dans sa nature profonde. En même temps, c’était un instinctif, il avait un œil d’aigle. » France Brel dénonce enfin ce cliché selon lequel il aurait « quitté la Belgique en claquant la porte, après une dispute avec sa famille. C’est totalement faux. »

L’aventure c’est l’aventure

Que l’on se rassure, le Brel, même un brin soumis que sa fille décrit, ne va pas s’endormir sur ses lauriers paisibles aux Marquises. « Il n’est pas plan-plan. Il aura encore de nouveaux projets. Il va acheter un avion, passer son brevet de pilote et être encore très actif là-bas. Il ne peut pas rester sans rien faire. Quant à son évolution artistique, on en parlera au moment de son dernier disque, et puis son décès et on ira un peu plus loin, puisque l’aventure ne s’arrête pas au décès. »
France Brel prévoit pour raconter ces dernières tranches de vie deux ou trois films encore. Elle écrit aussi un livre en plusieurs tomes dont la date de parution n’est pas encore figée dans le marbre.

Ce récit est paru à l'origine dans Paris Match Belgique , édition du 06/05/21.

« J’arrive – Chronique d’une vie – De Cannes à Fort-de-France – De mai 1973 à janvier 1975 » Un film de France Brel. A voir à la Fondation Brel. Réservations 02/5111020 www.fondationbrel.be

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