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Les arbres ont une « conscience de soi » et une sensibilité

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Autrefois ignorés, les arbres ont retrouvé leur place parmi les vivants grâce aux études scientifiques récentes. Ces êtres sont munis d’une « conscience de soi », d’une sensibilité et d’une forme d’intelligence, constatent les chercheurs.

Forêt d’Orlu (Ariège), reportage

Les travaux récents de la biologie végétale ont ouvert la voie à une révolution. C’est une lente montée de sève qui transforme notre regard, irrigue nos perceptions et notre rapport au vivant. Les scientifiques redécouvrent aujourd’hui notre voisin le plus commun, l’arbre, qui peuple la Terre depuis plus de 370 millions d’années et que l’on avait ignoré sans vergogne. On l’avait cru figé, immobile, réduit à un état végétatif. Il nous apparaît désormais dans toute sa complexité. On se penche sur ses incroyables facultés, son langage, sa « sensibilité ». Ce champ de recherche n’en finit pas de révéler de nouvelles connaissances en même temps qu’il passionne le grand public. Les études scientifiques se multiplient et explorent de nouveaux horizons, poussées par l’engouement de la société.

« En quelques années, nous avons fait des progrès spectaculaires », se réjouit le biologiste Francis Hallé dans un entretien à Reporterre. Une dynamique irréversible est enclenchée : la suprême indifférence que l’on vouait à l’arbre s’effrite. Les mythes fondateurs qui nous le faisaient apparaître comme un être inférieur, voire méprisable, s’écroulent.

« Nos études ont fait tomber le mur que notre civilisation occidentale avait dressé depuis Aristote entre animaux, pensés comme sensibles et capables de mouvements, et les plantes jugées passives, confirme Bruno Moulia, directeur du laboratoire Physique et physiologie intégratives de l’arbre en environnement fluctuant (Piaf) à l’université de Clermont Auvergne. Les plantes sont des êtres pleins de tact, bougeant tout le temps, mais à leur rythme, plus calme que le nôtre. »

Troncs et houppiers d’érables matures très proches les uns des autres.

« Les arbres nous offrent un exemple d’altérité absolue »

On sait ainsi que les arbres communiquent entre eux par les airs et par le sol pour se nourrir ou se défendre, qu’ils envoient des signaux d’alerte à leurs congénères grâce à des courants électriques ou des substances chimiques, qu’ils s’échangent aussi des minéraux, de l’eau, de l’azote, du phosphore. Ils ressentent le monde extérieur, ils se situent dans l’espace, ils délimitent le soi et le non-soi. Les arbres font preuve de « mémoire », ou du moins de capacité d’apprentissage et de « calcul ». Une forme d’ « intelligence » leur est désormais accordée. On peut la définir comme l’ensemble des processus qui permettent de s’adapter à des situations nouvelles et de résoudre des problèmes.

Attention à ne pas sombrer pour autant dans l’anthropomorphisme, préviennent les scientifiques. « L’intelligence des arbres n’a rien à voir avec celle des hommes, rappelle le chercheur en écologie forestière Jacques Tassin. Au cours de l’évolution, les arbres ont suivi leur propre histoire de manière parallèle à la nôtre. C’est un monde différent, tout aussi riche, mais incomparable. Les arbres nous offrent un exemple d’altérité absolue. »

Aujourd’hui, les technologies modernes nous permettent de mieux les appréhender. Les instruments de la biologie moléculaire et ceux de l’imagerie ont joué un rôle décisif. Depuis des siècles, les botanistes émettaient des hypothèses sur le fonctionnement des arbres sans pouvoir véritablement les démontrer. « Ils décrivaient des phénomènes qu’ils observaient dans le milieu naturel avec de simples croquis, dit Meriem Fournier, présidente du centre Inrae Grand Est—Nancy. Tout a changé ces trente dernières années. On travaille de manière interdisciplinaire en mêlant physiologie, écologie et génétique. Cela a permis de grandes avancées. »

Une cicatrice sur le tronc d’un hêtre.

« L’arbre est un être social »

Plusieurs éléments sont maintenant clairement établis. Il semble avéré que l’arbre est un « être social », comme l’écrit le forestier Peter Wohlleben dans son best-seller La vie secrète des arbres. Une étude pionnière en Afrique du Sud l’avait déjà prouvé dans les années 1980. Le professeur Van Hoven avait révélé que les acacias, une fois attaqués par les antilopes, libéraient des substances volatiles comme l’éthylène pour prévenir leurs voisins. En recevant le message grâce au vent dominant, les arbres situés à proximité enrichissaient immédiatement leurs feuilles en tanins afin de les rendre toxiques pour les prédateurs. Cette découverte avait ouvert la piste à une longue série d’études, comme celle de Jack C. Schultz et Ian T. Baldwin, qui avait reproduit l’expérience chez le peuplier et l’érable, dans leur célèbre article « La preuve d’une communication entre les plantes ».

Plus récemment, les scientifiques se sont rendu compte que les informations entre les arbres pouvaient aussi circuler dans le sol grâce à une association symbiotique entre les racines et les mycorhizes, des champignons microscopiques. Sous terre, l’activité est intense. Dans une cuillère à café de sol forestier, des chercheurs ont trouvé plusieurs kilomètres d’hyphes, des filaments de champignons extrêmement longs qui tissent comme un réseau filaire et connectent les arbres entre eux. Certains ont d’ailleurs baptisé ce réseau souterrain le « wood wide web » — l’internet des arbres.

Troncs de peupliers blancs (poussant sur un ilôt de la Garonne à Toulouse), entourés de laine rouge symbolisant le « wood wide web ».

Dans un article publié dans la revue Science, en 2016, des membres de l’université de Bâle (Suisse) ont ainsi montré que des épicéas, des hêtres, des pins et des mélèzes utilisaient ces « routes souterraines » pour envoyer à d’autres arbres du dioxyde de carbone (CO2) essentiel pour la photosynthèse.

Leur analyse faisait écho aux travaux de Suzanne Simard, chercheuse à l’université de Colombie-Britannique (Canada) qui avait observé des échanges de carbone interespèces. Cette fois-ci, entre de jeunes bouleaux et des douglas. En 2019, une équipe néo-zélandaise a également démontré que les arbres maintenaient collectivement en vie des souches pour s’en servir de réserve d’eau et de minéraux. Ils invitaient à considérer l’arbre comme « un élément d’un superorganisme plus large » et évoquait sa « physiologie communautaire ».

Forêt d’Orlu, en Ariège.

Mais au-delà de ces expériences, beaucoup d’éléments restent en suspens : il est encore difficile de déterminer l’ampleur de ces interactions au sein d’une forêt, les distances qu’elles peuvent couvrir et les impacts sur le long terme. On ignore aussi les raisons de ces échanges. Suzanne Simard évoque « une amitié » entre les arbres, mais le terme fait polémique, car on prêterait à l’arbre des sentiments humains. Tout autant que les expressions du célèbre forestier Peter Wohlleben, qui y voit une forme de « justice distributive ».

« Jusqu’à la fin des années 1970, on s’interdisait de parler de sensibilité »

Il n’en reste pas moins que l’arbre est indéniablement un organisme sensible, communiquant avec les autres et faisant preuve d’adaptabilité. Leur absence de mobilité les a obligés à recourir à des processus extrêmement complexes pour se défendre des prédateurs, lutter pour leur place au soleil ou contre la gravité. Des scientifiques ont compté sur les arbres plus de 700 sortes de capteurs sensoriels différents. Les arbres agissent en modifiant sans cesse leur forme et leur composition chimique.

Ils n’ont ni yeux, ni nez, ni oreilles et pourtant ils voient, sentent et réagissent aux ondes mécaniques. Ils ressentent le vent, la température, l’humidité. Ils possèdent un sens du toucher. Ils ont une forme de vision grâce à des capteurs qui mesurent la quantité, la qualité, la direction et la périodicité de la lumière.

« Jusqu’à la fin des années 1970, on s’interdisait de parler de sensibilité, raconte l’écologue Jacques Tassin. On pensait que l’arbre réagissait de manière mécanique à des stimuli externes. Notre regard a depuis complètement changé. On a vu que les arbres et les plantes se déployaient pour aller au-devant de ces stimuli, qu’ils les anticipaient et qu’ils les interprétaient. »

Une poignée d’humus en formation. Les filaments blancs sont des champignons.

Des études récentes ont dévoilé la richesse de cette « perception sensorielle ». Lilach Hadany, chercheuse à l’université de Tel-Aviv, a découvert fin 2018 que certaines plantes pouvaient ressentir les vibrations des ailes des pollinisateurs et détecter leurs fréquences spécifiques. Dès lors, elles augmentent temporairement et dans les minutes qui suivent la concentration en sucre du nectar de leurs fleurs pour attirer les insectes. Il y a dix ans, l’équipe de la scientifique australienne Monica Gagliano a également montré que lorsqu’on diffusait un bruit d’eau courante à des plants de maïs, leurs racines courbaient à vue d’œil : elles se rapprochaient de la source sonore.

L’arbre possède une « conscience de soi »

En 2013, une nouvelle frontière a été franchie. Bruno Moulia et son équipe française ont fait la découverte d’un autre sens que l’on croyait réservé à l’humain et à l’animal : « la proprioception » — autrement dit le fait de percevoir son propre corps dans l’espace. Cette étude révèle la présence, chez l’arbre, d’une certaine « conscience de soi ».

Le chercheur a analysé la manière dont les arbres réagissent au vent. Il a remarqué qu’ils ne pouvaient se tenir droit que par un contrôle actif et une adaptation permanente. Les arbres distinguent les vents forts des vents habituels, ils sentent les inclinaisons qui durent et les corrigent pour garder l’équilibre. Confrontés à des bourrasques violentes, les arbres vont réduire leur croissance en hauteur et développer plus de racines. Ils vont mémoriser les vents déjà connus pour s’y habituer. L’équipe de scientifiques s’est rendu compte que les arbres gardaient ces informations en mémoire pendant une durée variant d’une semaine à un an.

Chêne isolé dans les Hautes-Pyrénées.

L’enjeu soulevé est colossal, les questions induites vertigineuses. L’arbre n’ayant pas de cerveau, où stocke-t-il donc ces informations ? Pour l’instant, il n’existe que des hypothèses. Des chercheurs ont même créé une nouvelle branche appelée la « neurobiologie végétale » autour du botaniste italien Stefano Mancuso, pour qui les racines des plantes joueraient un rôle équivalent à celui des neurones du cerveau animal. Mais cette approche ne fait pas l’unanimité.

Les recherches sont loin d’être achevées. Quoi qu’il en soit, elles ont déjà des conséquences très concrètes, en terme éthique et philosophique. Reconnaître l’arbre comme sensible, c’est le positionner comme sujet et lui redonner sa juste place dans le concert des vivants. À nous, comme l’écrit le philosophe-pisteur Baptiste Morizot, de trouver alors les bons « égards ajustés » dans notre relation à l’arbre, pour « mettre fin à la guerre contre une nature considérée comme déficiente ou hostile ».

Notre reportage en images :


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