Société

La France est le pays qui compte le plus d'héritiers parmi ses milliardaires

C'est le cas de 80 % des grandes fortunes de l'Hexagone selon une récente analyse.
Pierre Longeray
Paris, FR
Milliardaire héritier
Photo de Jacques SIERPINSKI/Gamma-Rapho via Getty Images

Alors qu’on apprenait il y a quelques mois que les milliardaires français sont ceux dont la richesse a le plus augmenté lors de la dernière décennie (juste derrière ceux de Chine continentale), une nouvelle étude tend à montrer que les plus grandes fortunes de l’Hexagone sont majoritairement détenues par des héritières et héritiers

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Dans un article du Financial Times, qui s’intéresse aux gains réalisés par les ultra-riches à l’occasion de la crise sanitaire, un graphique montre que 80 pour cent des milliardaires français sont des « héritiers », se plaçant ainsi à la première place mondiale devant l’Allemagne et l’Indonésie, dont la part d’héritiers est respectivement d’environ 70 et 65 pour cent. À titre de comparaison, seulement un quart des milliardaires américains (le deuxième pays où l’on trouve le plus grand nombre de milliardaires) rentrent dans la catégorie « héritiers » fixée par les auteurs de l’étude, qui se sont appuyés sur les données la World’s billionaires list de Forbes.

Si l’on se tient simplement au top 5 des plus grandes fortunes de France (fixé par Forbes), c’est le cas de Bernard Arnault, qui a hérité de l’entreprise de son père (et a su faire fructifier ce legs), de Françoise Bettencourt-Meyers, qui a hérité de sa mère, Liliane (elle même héritière du groupe L’Oréal) ou encore des frères Wertheimer, héritiers du groupe de luxe Chanel. En sortant du top 5, ce constat s’applique encore, notamment avec les trois enfants de Serge Dassault, décédé en 2018, qui occupent les onzième, douzième et treizième places du classement avec 7,3 milliards d’euros chacun. 

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« Il est difficile de savoir pourquoi la France compte autant d’héritiers parmi ses milliardaires », s’interroge Nicolas Frémeaux, maitre de conférence en économie à Paris II et auteur de l’ouvrage Les Nouveaux héritiers. « Cela peut dépendre de nombreux facteurs, comme du type d’industries dans lesquelles ils évoluent, qui sont potentiellement davantage transmissibles d’une génération à l’autre », avance l’économiste, qui invite dans le même temps à analyser avec prudence cette statistique, puisque la définition d’héritier ou d’héritage peut varier en fonction des pays. 

« Le poids de l’héritage en France revient très fort en ce début de XXIème siècle. Et apparemment, cela touche aussi les milliardaires. »

« En revanche, ce qui est sûr, c’est que le poids de l’héritage en France revient très fort en ce début de XXIème siècle. Et apparemment, cela touche aussi les milliardaires », décrypte Frémeaux. « Au XIXème siècle, le patrimoine des ménages français était principalement constitué d’héritage, à hauteur d’environ 80 pour cent. Puis au cours du XXème siècle, avec les conflits mondiaux et les crises, la part d’héritage a largement baissé. » Avant donc de revenir aujourd’hui à des niveaux comparables au XIXème, ce qu’un mélange de facteurs peut expliquer : desserrement de l’étau fiscal, prise en charge des crises (comme celle de 2008 ou l’actuelle) par de la dette publique, moins d’encadrement des richesses. 

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Si l’on a coutume de penser que l’impôt sur les successions en France est particulièrement confiscatoire, il l’est surtout pour les transmissions hors conjoints et enfants. Or, le taux moyen d’imposition entre parents et enfants est de l’ordre des 2 pour cent. « Même pour les transmissions entre parents et enfants supérieures à 5 millions d’euros, le taux d’imposition est d’environ 25 pour cent, ce qui est loin d’être confiscatoire », note l’économiste, qui invite à comparer ce taux avec l’imposition des salaires, qui est plus ou moins du même ordre pour les salaires de 5 000 euros par mois – une belle somme, mais de bien moindre envergure qu’un héritage à sept chiffres. 

D’autant que le système de successions en France est assez nébuleux et offre de nombreuses niches fiscales pour les transmissions de grandes fortunes. « Sur le papier, l’impôt est progressif : plus vous recevez en héritage, plus vous devez payer. Mais en réalité, il y a tout un tas de solutions légales – comme l’assurance vie, la transmission d’entreprises, les exonérations sur les oeuvres d’art ou les bois et les forêts – qui permettent d’alléger largement la facture fiscale », pointe Frémeaux, avant d’ajouter : « Si l’impôt sur les successions était si confiscatoire, on ne retrouverait pas 80 pour cent d’héritiers chez les milliardaires français. »

Pour changer cet état de fait, encore faudrait-il que la question de l’héritage s’invite dans le débat public. « Aujourd’hui, l’héritage n’est pas un sujet qui agite beaucoup les partis politiques ou les éditorialistes, alors qu’il s’agit d’un des points cardinaux d’une société de l’égalité des chances, où votre patrimoine n’est pas déterminé par le fait d’être né dans une bonne famille, ». Pourtant, au XIXème, quand la part d’héritage atteignait des niveaux comparables à aujourd’hui, nombre de penseurs et économistes œuvraient sans cesse pour appeler à une réforme du système de succession. C’était notamment le cas des saint-simoniens, suivis de près par le sociologue Emile Durkheim, qui proposait notamment sa refonte dans Le Socialisme : sa définition, ses débuts, la doctrine saint-simonienne.

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Une piste évoquée par Frémeaux serait de commencer par un peu de pédagogie dans un pays où les Français sont, de manière assez inexplicable, aussi nombreux à être contre une réforme des successions qu’à ne pas être concernés. « 85 pour cent des gens sont exonérés de cet impôt parce qu’ils n’ont pas grand chose à transmettre, pourtant quasiment la même proportion de Français veulent abolir ou diminuer cet impôt, » note-t-il. « Ce qui s’explique par le fait que les Français connaissent en réalité assez peu la fiscalité. Il faut donc montrer aux gens qui sont les perdants, et les gagnants de ce système. » 

« Ceux qui actuellement n’héritent de rien auraient 120 000 euros, alors que ceux qui héritent d’un million d’euros recevraient 600 000 euros après imposition et dotation. »

Revoir la fiscalité de la succession ne signifie pas viser ceux qui ont simplement une résidence principale et un compte épargne, note l’économiste. « Cela concernerait plutôt les successions qui se chiffrent en millions ou en milliards d’euros, et créent des positions de rentiers. » Une position partagée par Lucas Chancel, prof d’économie à Sciences Po et à la Paris School of Economics (PSE), pour qui il est nécessaire de davantage taxer l’héritage. « Au-delà d'un certain montant transmis aux descendants, l'Etat devrait taxer l'héritage à des taux biens plus élevés, avoisinant les 100% », indique celui qui est aussi co-directeur du World Inequality Lab. Chancel note en revanche qu’une plus importante taxation de l’héritage ne suffira pas, notamment parce qu’il est toujours possible d’y échapper par les niches fiscales évoquées précédemment. « Il faut taxer l’héritage, mais aussi la richesse tout au long de la vie et empêcher des niveaux de concentration incompatibles avec la démocratie. »

Autre économiste à se pencher sur la question, Thomas Piketty, directeur d’étude à l’EHESS et à la PSE, propose lui un système d’« héritage pour tous », qui permettrait à l’ensemble de la population de recevoir un héritage minimal à l’âge de 25 ans. Comme il l’expliquait récemment dans une chronique, « ceux qui actuellement n’héritent de rien auraient 120 000 euros [soit 60 pour cent du patrimoine moyen par adulte], alors que ceux qui héritent de 1 million d’euros recevraient 600 000 euros après imposition et dotation. » Pour le financer, Piketty nous explique que « tous les milliardaires – héritiers ou pas – seraient très fortement mis à contribution pour redistribuer la richesse et financer cet héritage pour tous, avec un supplément bien sûr au moment de l'impôt sur les successions. » 

Une idée qui plait à Nicolas Frémeaux. « Avec une dotation de ce type, vos choix dans la vie ne seraient plus les mêmes : vous n’êtes plus tenu de prendre le premier job de livreur Deliveroo qui s’offre à vous, vous prenez davantage de temps pour vous former, vous menez des projets personnels… En somme, vous avez désormais le temps que les héritiers ont. » 

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