Pourquoi les hommes pleurent moins ?

Les larmes de George W. Bush
Les larmes de George W. Bush
Pourquoi les hommes pleurent moins ?
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Pourquoi les hommes pleurent moins ?

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Associées à une soi-disant faiblesse ou à la féminité, les larmes sont encore un tabou pour beaucoup d’hommes. Voici comment la construction de la virilité moderne au XIXe siècle a interdit aux hommes de pleurer en public.

“Un homme, ça ne verse pas de larmes”, “pleurer, c’est pour les femmes” qui n'a pas déjà entendu ces jugements ? On pourrait croire que cette différenciation basée sur le genre est ancienne. Pourtant, jusqu’au XIXe siècle, verser des larmes en public était bien vu par la société quand on était un homme.  

Dès les récits de l’Antiquité, les guerriers comme Achille pleurent.

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Anne Vincent Buffault, historienne des sensibilités : “Les larmes d’Achille sont des larmes tout à fait viriles et héroïques, qui même démontrent son énergie virile.” 

Homère différencie déjà les larmes glorieuses des hommes et les pleurs de lamentation et de douleur des chœurs de femmes. Chez les Romains, même Jules César pleure, lorsqu’il franchit le Rubicon et marche sur Rome. Ce sont des larmes de piété, d’humilité face aux dieux et à la destinée.

Anne Vincent Buffault : “On retrouve ça au Moyen Âge où les larmes des hommes peuvent être recherchées comme signe de sainteté. Par exemple, Saint Louis rêvait d’avoir le don des larmes, parce que c’était un don divin.”

Dans l’Eglise d’Orient, les religieux mystiques sont pris de crises d’effusions larmoyantes. Mais l'Eglise d’Occident se méfie de ces manifestations lacrymales et encourage plutôt des larmes de contrition, de repentance sur les péchés.

Le rôle du théâtre

Le XVIIIe siècle voit émerger un nouveau modèle masculin : l’homme sensible des Lumières. À la cour du Roi, chez les aristocrates, on rit mais on ne pleure pas. En opposition à ce modèle de retenue, la bourgeoisie se met à exhiber ses émotions. Le théâtre devient le lieu privilégié de ces effusions avec un genre nouveau de pièces : la comédie larmoyante.

À réécouter : L'histoire des larmes
L'Atelier intérieur
1h 00

Anne Vincent Buffault : “C’est cet espèce de plaisir de voir des valeurs bourgeoises, la famille, l’attachement, qui sont aussi parfois les valeurs des Lumières comme le rejet de l’oppression, de l’arbitraire. Les hommes pleurent autant que les femmes sauf que parfois, on considère qu’ils pleurent sur le genre héroïque alors que les femmes pleurent sur le genre tendre.”

À cette époque, l’éclairage des salles permet aux spectateurs de se voir pendant la pièce et c’est presqu’à celui qui pleure le plus pour montrer à quel point il est sensible. Les larmes sont aussi un moment de communion et de partage entre individus.

Anne Vincent Buffault : “Cet homme sensible des Lumières, il déploie aussi ses talents dans la Révolution française. Il y a beaucoup de scènes où les gens pleurent de joie, notamment au moment de la déclaration des droits de l’homme. On pleure pour se réconcilier, entre Jacobins et Girondins.”

Après les tourments de la Révolution, on accuse bientôt l’homme sensible d’avoir fait couler non seulement les larmes, mais aussi le sang.

Anne Vincent Buffault : “Il y a tout un courant, plutôt réactionnaire, qui revient à la rhétorique chrétienne des larmes pour la réaffirmer et se met à pleurer la mort du Roi et revenir sur cette contrition.”

De la sensibilité à la sensiblerie

Pour Chateaubriand, la mort de la Reine fait partie “des souvenirs pour lesquels nous n’aurons jamais assez de larmes”.
Le XIXe siècle s’annonce comme celui de la retenue dans les larmes avec les romantiques qui paradoxalement méprisent les effusions émotives.

Anne Vincent Buffault :“Ils commencent à dire que le sentimental, c’est de la sentimentalité, le sensible, c’est de la sensiblerie, l’homme sensible doit au contraire exprimer ses sentiments avec discrétion et pudeur. On le voit dans Lucien Leuwen de Stendhal, le héros se met à pleurer, il dit, toute honte honte bue, on m’a vu pleurer, c’est la perte de la dignité virile, surtout pour un jeune homme.”

Le XIXe siècle est aussi celui de la conscription et du service militaire qui s’affirme comme un rite de passage viril où la sensibilité n’a pas sa place. Cette injonction à la retenue s’accompagne d’un nouveau discours médical qui place la raison du côté des hommes et l’émotion du côté des femmes.

Anne Vincent Buffault : “Il y a les vieilles théories galéniques sur le féminin qui serait humide et le masculin qui serait sec. Il y a des études à la fin du XIXe siècle sur l’hystérie avec Charcot. Les larmes sont considérées comme un liquide qui fait partie des liquides féminins, comme les règles, le lait.”

Selon une étude récente, les hommes pleurent  4 à 5 fois moins que les femmes pourtant le système lacrymal ne diffère pas d’un sexe à l’autre. Les stéréotypes véhiculés par la culture de masse vantent une virilité mutique.

Anne Vincent Buffault : “Il faut contenir ses émotions pour ne pas donner prise à autrui, il ne faut pas se laisser déchiffrer, il faut devenir impénétrable comme les espions, les cowboys, tous nos héros.”

Au XXe siècle, c’est la télévision qui redonne une place aux larmes, elles donnent un caractère plus humain, spontané, authentique
à des hommes politiques ou des personnalités qui en usent parfois avec naturel, parfois non.

À réécouter : Aux larmes, philosophes !
Le Journal de la philo
5 min