Simone Schwarz-Bart au festival Étonnants Voyageurs : “Les cultures créole et juive ont en commun l’esclavage”

L’écrivaine guadeloupéenne enracine ses écrits dans la mémoire à vif des peuples asservis. Tout comme le fit son défunt mari, André Schwarz-Bart, de culture yiddish. Entretien avec Simone Schwarz-Bart, invitée du 30e festival Étonnants Voyageurs, à Saint-Malo, qui se tiendra en ligne du 22 au 24 mai.

Par Yasmine Youssi

Publié le 20 mai 2021 à 09h00

Mis à jour le 27 mai 2021 à 17h30

Il y a cette langue, tout d’abord, qui surgit de la Guadeloupe, sa terre d’origine, et se déploie au bout du fil. Un verbe magnifique, finalement familier pour qui a lu ses livres. Car Simone Schwarz-Bart, 82 ans, parle comme elle écrit, mêlant le passé au présent pour convoquer l’humanité tout entière. Et puis il y a cet amour fou. Et une vie donnée à la littérature, comme elle le raconte dans le beau récit qu’elle a coécrit avec Yann Plougastel : Nous n’avons pas vu passer les jours. Le 15 mai 1959, à la sortie du métro Cardinal-Lemoine, à Paris, la jeune fille de 20 ans qu’elle était alors rencontre André Schwarz-Bart (1928-2006). Il vient tout juste de déposer son premier manuscrit aux éditions du Seuil – Le Dernier des Justes, bientôt récompensé par le prix Goncourt. Un hommage à son père, à sa mère, à deux de ses frères. Et aux six millions de Juifs assassinés dans les camps.

Plus il lui dit son histoire, plus elle plonge dans la sienne propre, dont elle ne sait finalement rien, elle dont les racines ont été coupées par l’esclavage de ses ancêtres. Alors elle s’est mise à écrire, elle aussi. Des romans, des nouvelles, des poèmes, des récits, pour permettre à son propre monde, à sa culture créole de réintégrer le cours d’une histoire dont ils ont longtemps été exclus. Elle revient dessus pour nous aujourd’hui. Et en parlera probablement aussi lors du week-end de Pentecôte, à Saint-Malo, dans le cadre du festival Étonnants Voyageurs, où seront réunis cinquante invités qu’il sera possible d’écouter gratuitement, en direct ou en replay. Pour l’entendre encore.

Qu’attendez-vous de la lecture d’un livre ?
Qu’elle maintienne ma passion du monde. J’attends d’un livre de l’émotion. Qu’il me mette en contact avec ce que je ne connais pas. Qu’il me délivre des personnages qui m’accompagnent, m’interrogent, et que je peux ainsi questionner en retour. Mais qu’il le fasse bellement, pour que tout cela puisse se greffer à ma propre histoire. Si j’aime fréquenter toutes sortes de littératures – japonaise, chinoise, américaine, russe –, Tévié le laitier, de Cholem Aleikhem, m’a le premier ouvert les fenêtres du monde. André me l’avait recommandé peu après notre rencontre. Le yiddish, langue de cet auteur de la seconde moitié du XIXe siècle, s’y faufilait à travers les dialogues et le récit pour me transmettre un monde visible, sous lequel en apparaissait un autre, invisible. J’y ai senti comme des traces de créole. Et cela m’a donné envie d’aller à mon propre monde pour le présenter à tous, à travers mes livres.

Quel impact la littérature a-t-elle eu sur André Schwarz-Bart et sur vous-même ?
Elle a délivré André, lui donnant la possibilité, avec Le Dernier des Justes, d’écrire l’histoire qu’il portait en lui et qu’il avait besoin de communiquer. C’était sa seule manière de l’exorciser. Il lui fallait reconstruire son monde, le restituer pour l’inscrire dans le livre de la vie, alors même que les gens avaient soif de sortir, d’oublier la guerre. Quant à notre rencontre, le 15 mai 1959 – dont je suis sûre qu’elle s’est décidée au ciel –, elle s’est faite sous le sceau de la littérature. André venait de déposer son manuscrit au Seuil. Il m’en a parlé dès ce jour-là comme d’une pierre blanche. De petits cailloux déposés sur la tombe de ses parents disparus. Je le sentais avec moi et en même temps ailleurs, dans ce livre-là.

Il ne s’agissait pas d’une rencontre au sens où l’on se fait la cour : il lui fallait se confier, me dire l’homme qu’il était et de quoi sa vie était faite. Je recevais ses paroles au goutte à goutte et je comprenais qu’il y avait là quelque chose que je ne connaissais pas, qui me dépassait et me fascinait en même temps : le peuple juif. Je n’avais alors aucune idée de ce qu’il était. Je l’avais croisé au catéchisme, dans les pages de la Bible, persuadée qu’il avait disparu depuis longtemps. Un peu plus tard, quand nous nous sommes installés ensemble, quand j’ai commencé à fréquenter son monde, ses amis survivants de la Shoah, j’ai alors pu élaborer une liste de questions sur le manque de ma propre histoire – cette absence d’ancêtres visibles due à l’esclavage. Chacun de nous avait envie de dévoiler à l’autre et d’échanger avec lui l’univers qu’il portait. Nous avons tissé une corde de fumée sur laquelle nous avancions et qui nous permettait de relier ces deux histoires, de voir ce qu’elles avaient à se dire et à se raconter.

L’écrivaine Simone Schwarz-Bart, chez elle, en Guadeloupe : “La langue créole est exceptionnelle par son bouillonnement et ses métissages.”

L’écrivaine Simone Schwarz-Bart, chez elle, en Guadeloupe : “La langue créole est exceptionnelle par son bouillonnement et ses métissages.” © Stéphane Alunno

Comment expliquer que la culture créole ait résonné si fort en lui, qui venait du monde yiddish, ces communautés juives d’Europe de l’Est ?
Ces deux cultures ont en commun l’esclavage. Pour nous, Antillais, il s’agit d’un temps fondateur. Quant au peuple hébreu, il s’est constitué à partir de la fuite d’Égypte. Ce sont des cicatrices indélébiles, qui rapprochent à jamais. Elles vous poussent aussi à inventer un autre monde. Une fois libérés de l’esclavage, les Hébreux ont proposé les dix commandements. Tu ne tueras point, tu ne voleras point… Voilà qui était à l’inverse de ce qu’ils avaient connu dans l’Égypte des Pharaons. Il n’y a pas eu de Bible, ni de Livre, pour nous qui avons été déportés d’Afrique. Mais des contes, des chants, qui nous relient à notre continent d’origine. On retrouve cet héritage immatériel de manière fulgurante dans les danses. Aussi exceptionnelle est la langue créole par son bouillonnement et ses métissages – avec ses apports amérindiens, indiens d’Asie, français, espagnols, anglais, européens. Elle a été inventée par les esclaves, qui venaient de différentes régions d’Afrique, pour communiquer entre eux et avec le maître. Et elle leur a permis de nommer l’univers alentour en convoquant tous les éléments constitutifs de cette histoire de colonisation et d’esclavage. Nous aussi avons traversé le désert. Et nous sommes toujours présents au monde.

“On est toujours prisonnier de son temps et de son monde. Or, quand j’écris, j’ai l’impression que la prison éclate.”

Qu’attendiez-vous de la vie lorsque vous rencontrez André Schwarz-Bart ?
Un miracle. Je ne voulais pas d’une existence pauvre en émotions, en sentiments, en beauté artistique. J’étais ouverte à l’inconnu et j’attendais de la vie qu’elle m’apporte une vision autre que celle qui m’entourait. Mais surtout une libération de mon être, pour devenir la personne que je sentais en moi. On est toujours prisonnier de son temps et de son monde. Or, quand j’écris, j’ai l’impression que la prison éclate. Seule cette sensation de liberté m’intéresse, que j’essaie d’exprimer, d’analyser, de laisser parler, de vivre. Aux Antilles, j’avais toujours eu le sentiment que les hommes étaient plus grands que leur corps, et que l’imagination permettait de voyager, d’appartenir à tous les siècles, passés et futurs. C’est cela que j’avais envie de brasser dans mes livres.

Comment avez-vous vécu avec la mélancolie inconsolable de votre mari ?
Il y avait des hauts et des bas, mais, souvent, effectivement, une teinte ou une demi-teinte sombre était ajoutée au présent. Heureusement, cette tristesse n’était pas destructrice. Je la ressentais et la chassais en montrant à André comment les gens de chez nous vivaient avec cette charge sur la tête. Comment ils la portaient. Je lui disais qu’il fallait feinter, danser avec. Et il essayait, gardant toujours cet émerveillement devant l’essentiel : un sourire d’enfant, un paysage extraordinaire, un arbre dans le vent. Notre échange lui a permis de résister à une mélancolie plus délétère.

“Nous voyons Bonaparte comme l’homme qui nous a dénié toute humanité en rétablissant l’esclavage en 1802.”

Qu’est-ce que cela implique d’être, comme vous, descendante d’esclaves ?
L’esclavage, hélas, n’a pas disparu de la planète. Deux savent : celui qui a reçu les coups, s’il est encore vivant ; et celui qui les a donnés. Nous sommes vivants et nous nous en souvenons. Voilà pourquoi nous commémorons nos ancêtres et l’abolition de l’esclavage. Voilà pourquoi nous voyons Bonaparte — dont on célèbre cette année le bicentenaire de la mort – comme l’homme qui nous a dénié toute humanité en rétablissant l’esclavage en 1802, alors qu’il avait été aboli en 1794. Être descendants d’esclaves nous oblige. L’histoire a toujours été racontée par les vainqueurs. Les vaincus, eux, doivent s’arranger comme ils peuvent pour écrire celle, véritable, des peuples noirs. Elle est aussi belle qu’une autre, aussi noble, aussi chargée de héros grandioses. Mais ils restent inconnus de leur propre descendance. Ce manque, j’ai voulu le combler. Ce n’est pas chose aisée, loin s’en faut. Nous sommes confrontés à des récits dispersés aux quatre vents de la colonisation. Certains venus du Portugal, d’Espagne, de France, de Hollande, voire d’Angleterre et des États-Unis. Il faut donc refaire le puzzle, rassembler les bribes de douleur, de honte, de joie, de fierté, pour donner à chaque fois la forme d’une histoire. Ce qu’André et moi nous sommes acharnés à faire avec notre Hommage à la femme noire, qui regroupe quatre-vingt-six récits et qui ressort aujourd’hui.

La République fait-elle assez pour dire ce qu’a été l’esclavage ?
Si elle en avait fait assez, nous ne ressentirions pas cette douleur qui n’arrive toujours pas à s’alléger. Il y a longtemps que la République aurait dû reconnaître et inclure dans l’histoire de France ce crime qu’elle a occulté et que l’on découvre désormais petit à petit. Mais il est tard. Trop ? Je ne peux l’affirmer. Seul l’avenir nous le dira. Reste qu’une plaie non traitée s’envenime. Les rancœurs se sont accumulées, les frustrations et les humiliations aussi – qui n’en seraient peut-être pas si tout était plus clair. Mais aujourd’hui ça déborde de partout. Certes, on commence à restituer les choses et à comprendre que cette histoire fait partie de la grande histoire du monde. Il faut en parler, d’autant que la reconnaissance n’humilie personne. Les descendants en ont besoin pour faire cet exorcisme qui leur permettra d’être dans la coulée du temps. Mais a-t-on vraiment pris la mesure de ce que les esclaves et leurs descendants ont perdu ? De ce que l’on a enlevé à l’Afrique, comme main-d’œuvre, comme rois, comme reines, comme cerveaux ? De cette spoliation humaine ? En nous maintenant hors de l’histoire, on ne nous reconnaissait pas en tant qu’humains à part entière.

Quel regard portez-vous sur ceux qui appellent au déboulonnage de statues ?
Je ne suis pas une déboulonneuse. D’ailleurs, ça ne suffit pas — même si je comprends que cet acte puisse en apaiser certains. Mais ce n’est pas ainsi que j’ai envie de réagir. Je préfère construire mon pays avec mon histoire, la partager. Chercher le remède le plus efficace pour cautériser la plaie. Je suis fière de ce que nous avons déjà pu réaliser avec rien. Avec ces miettes. Grâce à notre musique, nous sommes présents au monde — partout. Par elle, nous avons exprimé nos chagrins pour pouvoir aller encore plus loin et nous construire. Nous ne restons pas dans le brassage de la rancœur et de la haine. Ces charges sont si lourdes qu’elles nous empêchent parfois de réaliser que nous sommes de vrais miracles. Il faut en tirer gloire. Nous n’avons rien à envier aux autres : nous sommes jeunes, et à regarder les peuples anciens je me dis que nous avons déjà beaucoup apporté au monde. Contre l’inhumanité, nous devons apporter l’humanité.

“Les polémiques autour de l’appropriation culturelle ? (…) Mon combat est ailleurs.”

Comment appréhendez-vous les polémiques autour de l’appropriation culturelle ?
Ce sont des combats d’arrière-garde, que je ne souhaite pas endosser. J’ai une vision. Des choses à faire. Des poèmes à écrire, des nouvelles à réaliser. Je ne peux pas m’empêtrer dans ces querelles. Au bout du compte, sur quoi déboucheront-elles ? Je ne suis pas d’âge à cela. Je le laisse aux jeunes. Ils en ont peut-être besoin. Mais mon combat est ailleurs.

Ce sont ces mêmes polémiques qui ont conduit André Schwarz-Bart à ne plus publier ?
Ne plus publier était la posture qu’il avait choisie pour répondre au procès qui lui était fait par certains Antillais affirmant qu’un homme blanc ne pouvait honnêtement écrire sur les Noirs. Son silence, assourdissant, était parfois lourd, parce que je n’avais aucun remède à lui apporter. Par celui-ci, j’ai aussi compris l’intensité de sa blessure. Mais André n’avait aucune vanité littéraire et il a toujours continué à écrire. Dans notre couple, ça ne nous a pas empêchés de poursuivre nos échanges. J’ai continué à lui apporter tout ce que j’observais autour de moi et qui me ravissait. Et nous avons continué à refaire le monde.

En quoi les livres antillais que vous avez cosignés étaient-ils aussi ceux d’un écrivain juif ?
Les histoires vécues par les peuples résonnent chez les autres aussi. Elles se répondent. Car il est à notre portée de comprendre les chagrins indicibles et les malheurs injustes. Rien ne nous intéressait plus, l’un et l’autre, que les gens. À travers eux, on accède à la véritable histoire. Voilà pourquoi les personnages que nous avons créés ne sont pas seulement définis par leurs récits respectifs, mais par l’apport de chacun à une fresque qui dépeint la complexité de la créolité, au-delà des époques historiques. Comme une dialectique immuable et intrinsèque de l’âme antillaise. En même temps, les histoires que nous avons racontées sont surfilées de l’âme juive. Situer la naissance de l’héroïne d’Un plat de porc aux bananes vertes à Saint-Pierre de la Martinique, par exemple, n’est pas anodin, puisqu’il s’agit d’un monde englouti en un rien de temps par l’irruption du volcan. Ce qui renvoyait André à son monde à lui.

Pour laquelle de vos héroïnes avez-vous le plus de tendresse ?
Chacune d’elle m’est nécessaire pour jalonner notre histoire. Télumée, l’héroïne de Pluie et vent sur Télumée Miracle, raconte une génération perdue qui n’avait pas de mots, pas accès à l’écriture. Elle était dans l’oralité et avait disparu. Il fallait la greffer à la course universelle du monde. Solitude, le personnage principal de L’Ancêtre en Solitude, écrit en collaboration avec André, est la dernière des Justes. Elle a réellement existé, et s’était engagée auprès des abolitionnistes comme Louis Delgrès. Son histoire parle de la rencontre des mondes, de sa complexité. De la résistance à l’avilissement de l’humain, aussi. Par sa mort glorieuse – elle a été condamnée à mort et exécutée le 29 novembre 1802, le lendemain de son accouchement –, elle prouve sa fidélité à sa marronne de mère, qui avait fui la propriété de son maître. Dans ce récit où coule le sang, où l’histoire est recousue, la fiction devient histoire. Voilà pourquoi Solitude, aujourd’hui, figure sur le boulevard des Héros, aux Abymes, en Guadeloupe. Voilà pourquoi on la fête tous les 10 mai à Bagneux, en région parisienne.

Le miracle que vous attendiez à 20 ans s’est-il poursuivi ?
Il a lieu tous les jours. Le passé, ma vie, irrigue mon présent.

SIMONE SCHWARZ-BART EN CINQ DATES
1938 Naissance à Saintes, dans la Charente-Maritime.
1959 Rencontre avec André Schwarz-Bart.
1967 Un plat de porc aux bananes vertes, coécrit avec André Schwarz-Bart.
1972 Pluie et vent sur Télumée Miracle.
2019 Nous n’avons pas vu passer les jours, coécrit avec Yann Plougastel.

À voir 
Festival Étonnants Voyageurs, les 22, 23 et 24 mai, festival gratuit en ligne sur www.etonnants-yoyageurs.com. Grand entretien avec Simone Schwarz-Bart, animé par Christine Ferniot de Télérama, le 22 mai à 18h15.
À lire
Hommage à la femme noire, Caraïbéditions, 13 €.

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