Mai 1921 : quand le rêve kurde est maté dans le sang

La fin de l’Empire ottoman a fait naître de grands espoirs parmi ses peuples, dont les Kurdes, encouragés par les promesses des vainqueurs, vite oubliées. Face au refus du nouveau pouvoir kémaliste va éclater la première révolte armée du siècle pour un État kurde indépendant. La repression sera sanglante.

Mis à jour le 30 août 2023 à 18:47

Au lendemain de la Grande Guerre, la chute des grands empires – Russie, Allemagne, Autriche-Hongrie et l’ottoman – bouleversa les frontières jusqu’au Proche et Moyen-Orient. Des peuples et des nations changèrent de statut : certains, par chance, acquirent leur indépendance, d’autres troquèrent un impérialisme pour un autre. Les vainqueurs, principalement la Grande-Bretagne et la France, imposèrent leur loi, dans leur intérêt économique ou géostratégique, au mépris des populations.

Ils firent aussi beaucoup de promesses : aux juifs, un foyer en Palestine ; aux Arméniens, un État ; aux Kurdes, leur autonomie, voire leur indépendance. Le « décret sur la paix » de Lénine, en 1917, et les « quatorze points de Wilson », le président américain, en 1918, assuraient aux peuples le droit à l’autodétermination. Cela pouvait en faire rêver certains, mais pas la Grande-Bretagne ni la France, avec leurs vastes empires coloniaux.

L’une et l’autre, alliées ici, concurrentes là, se dépêchèrent de mettre la main sur ce qui restait de l’empire du sultan de Constantinople (Istanbul depuis 1930) : l’Égypte, déjà dans la sphère d’influence britannique ; l’Irak attribué aux Anglais ; la Syrie remise aux Français, au sein de laquelle ceux-ci allaient créer le Liban.

Aux termes du traité de Sèvres (1920), il ne restait plus à la Sublime-Porte que l’Anatolie, et encore pas tout entière puisque la création promise d’entités arméniennes et kurdes l’entamait à l’est. Cependant, il n’y eut jamais d’État arménien, sinon la seule Arménie d’aujourd’hui, qui a longtemps été une République de l’URSS. Quant aux Kurdes, partagés entre l’Iran, la Turquie, l’Irak et la Syrie, ils furent abandonnés à leur sort. Ils le sont toujours, bien que les Américains, ayant remplacé les Britanniques comme puissance tutélaire, les cajolent un peu aujourd’hui. Il y a du pétrole dans le coin !

Sous l’Empire ottoman, les Kurdes, musulmans, appartenaient à la même communauté que les autres musulmans. Tous se réclamaient du califat en la personne du sultan. S’il y eut des heurts, ils résultaient plus de questions sociales ou institutionnelles. D’une part, existaient des divisions de classe entre la bourgeoisie urbaine kurde, intéressée aux affaires de l’Empire, et les petits paysans indigents des montagnes. D’autre part, de fait, dans leur zone de peuplement, les Kurdes, constitués en tribus, étaient maîtres de leurs affaires ; ils n’aimaient pas que l’État vienne s’en mêler.

Le réveil des nationalismes

Le XIXe siècle sonna, partout en Europe, le réveil des nationalités et, bientôt, des nationalismes. Les Turcs et les Kurdes n’y échappèrent pas. La révolution des Jeunes-Turcs, en 1908, et la création du Comité union et progrès (CUP) donnèrent toute leur place à la « question turque ». De ce fait fut posée aussi la « question kurde ». Le médecin et intellectuel d’origine kurde Abdullah Cevdet l’observait, en 1913 : « Nous sommes dans une période de détermination et de reconnaissance des nationalités » (1). Parallèlement à la création du CUP, des notables kurdes fondent le Comité d’entraide et de progrès kurde (CEPK) et se dotent d’un organe de presse.

CUP et CEPK, cependant, partagent la même volonté de modernisation de l’Empire qu’ils ne remettent d’ailleurs pas en cause, non plus que leur identité musulmane. Les Kurdes, sauf exceptions, participeront d’ailleurs au génocide des Arméniens, chrétiens, en 1915. Ils vivaient souvent sur les mêmes terres.

L’effondrement de l’Empire, l’arrivée au pouvoir de Mustafa Kemal, champion d’une République laïque et d’un nationalisme turc, brisent les consensus historico-religieux, comme l’expose un jeune historien, Unver Unal : « En rupture avec l’ordre impérial, multiethnique, plurilingue et multireligieux, la République turque, nationaliste, s’est distinguée par la négation de la spécificité culturelle kurde. Par la fondation de la nouvelle République de Turquie sur une base nationale et laïque, le kémalisme a détruit les fondements historiques, culturels et religieux de l’unité kurdo-turque. Ici, je voudrais écrire les paroles d’un Kurde intellectuel (cheikh Said, chef de la révolte kurde de 1925 – NDLR), lesquelles révèlent en effet cette destruction : “Auparavant nous avions un calife commun, et ceci donnait à notre peuple un sentiment profond d’être dans une communauté avec les Turcs. Depuis que le califat est aboli, tout ce qui nous reste est le sentiment de la répression turque” » (2).

Face à l’intervention étrangère de 1918, séduits par le programme de modernisation de Kemal et attentifs à sa promesse d’une République de citoyens égaux, les Kurdes, principalement leur bourgeoisie, soutiennent les kémalistes, même si certains intellectuels, membres de l’ancienne administration ou officiers de l’armée impériale, constituent des groupes nationalistes, comme la Société pour la naissance du Kurdistan basée à Constantinople.

L’insurrection pour un Kurdistan indépendant

C’est cependant au cœur montagneux du nord-est de l’Anatolie, à Koçgiri, qu’éclate, en décembre 1920, la première insurrection pour la création d’un Kurdistan indépendant, vite matée à partir d’avril 1921 par les troupes dépêchées par Kemal.

Les Kurdes de Koçgiri sont des musulmans d’obédience alévie, une branche ancienne de l’islam qui se revendique en son sein de la tradition universelle et originelle de l’islam, et plus largement de toutes les religions monothéistes. « La définition de l’alévité est chose complexe, explique Luz Bartoli, les acteurs issus de ce groupe n’étant pas parvenus à un consensus sur ce point. Certains la considèrent comme une religion ou une confession religieuse (l’une des questions les plus épineuses étant alors son appartenance ou non à l’islam), alors que d’autres la considèrent avant tout comme une culture (représentée par des pratiques de musique et de danse telles le saz et le semah), et d’autres encore comme une philosophie de vie, insistant alors sur sa dimension politique (associée à l’exigence d’égalité et de justice, ce qui peut déboucher sur des postures social-démocrates ou révolutionnaires) » (3).

Moins concernés par le califat, les alévis, dont le précepte est « Eline, diline, beline sahip ol » (« sois maître de tes mains, de ta langue, de tes reins »), n’ont pas pris part aux massacres d’Arméniens – certains en ont même caché –, mais tous y ont assisté. Ils craignent que leur tour n’arrive. Leur région ne connaît pas l’occupation étrangère. Ici, l’État n’existe plus depuis longtemps.

Ce sont aussi de petites gens vivant dans le dénuement, sauf quelques notables à Constantinople. C’est à deux d’entre eux que Kemal s’adresse : Alisan, gouverneur de la province du Koçgiri de Refahiye, et Baytar Nuri (Nuri Dersimi), tous deux cadres du Kürdistan Taâlî Cemiyeti (KTC, Société pour l’essor du Kurdistan), auxquels il propose de rejoindre la Grande Assemblée nationale de Turquie qui se met en place. Après un moment d’hésitation, ils refusent.

Les tribus de Koçgiri adressent un mémorandum à Ankara, la nouvelle capitale des kémalistes, dans lequel elles réclament la constitution d’un Kurdistan indépendant. Sans réponse du gouvernement de Kemal, elles s’insurgent. En décembre 1920, un directeur local de la poste est tué ; un bataillon de gendarmerie est attaqué, ses armes récupérées. En janvier 1921, Kemal envoie sur place un régiment ; les insurgés l’attaquent, un colonel et plusieurs soldats ottomans sont tués. Les semaines suivantes, plusieurs villes et villages passent aux mains des rebelles. L’insurrection s’étend.

Le 6 mars 1921, la loi martiale est proclamée. Un corps d’armée de 25 000 hommes selon les alévis, 3 000 selon les kémalistes, conduit par Topal Osman, qui s’était déjà illustré lors du génocide arménien, fait face à quelque 6 000 insurgés. Les rebelles sont écrasés. La répression fait officiellement 500 morts parmi les combattants. Leurs chefs sont déportés où tués. D’avril à fin mai 1921, l’armée procède à un « nettoyage » de la zone : 132 villages sont brûlés, des milliers de villageois sont déportés vers l’ouest et près d’un millier de victimes civiles sont à déplorer.

L’insurrection de Koçgiri marque, pour certains, le début du mouvement kurde d’indépendance nationale. Pourtant, les alévis de Koçgiri n’ont bénéficié d’aucun soutien de la part des autres Kurdes. Le KTC lui-même, actif au début de la rébellion, divisé entre les cadres plutôt autonomistes et un peuple en lutte pour l’indépendance, a vite perdu son autorité.

Gilles Dorronsoro, enseignant en relations internationales l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, le souligne : « Ainsi, la révolte Koçgiri ne mobilise que la tribu koçgiri, la région est alévie, le mouvement sera considéré comme alévi par les autres Kurdes et ne sera pas soutenu, ce qui explique la facilité avec laquelle les kémalistes liquident la révolte en avril 1921, après seulement quelques jours de combat » (4).

Du fait de leur statut de musulmans dans l’Empire ottoman, les Kurdes ont pu accéder à des postes dans l’administration, faire des études, devenir officiers dans l’armée. Ce statut, ils y tiennent. « Les notables urbains, qui seraient potentiellement des leaders car ils disposent de ressources pour construire des organisations complexes, remarque Gilles Dorronsoro, ne prennent généralement pas part à la révolte. En conséquence, les centres urbains, où le gouvernement est le plus massivement présent et où la politique d’assimilation doit faire sentir ses effets le plus directement, sont les régions où l’on n’observe pas de révolte » (5).

Derrière le symbole mythique que représente la révolte des tribus de Koçgiri, il y a donc une tout autre réalité, moins glorieuse. Pour Luz Bartoli, « il est frappant que ce premier affrontement ouvert au nom de l’identification à la kurdicité n’ait été de fait mobilisateur que dans les milieux et à travers les structures alévies. Cette dimension soulignée par la recherche académique récente est largement passée sous silence par les historiographies nationalistes turque et kurde, qui s’accordent à voir Koçgiri comme la première expression ouverte de nationalisme kurde, alors que la grande majorité des Kurdes non seulement ne s’écartèrent du kémalisme qu’après l’abolition du califat, mais surtout ne se reconnaissaient pas à l’époque de Koçgiri d’appartenance commune avec ces hérétiques (pire à leurs yeux que les gavours, “infidèles” – NDLR). L’historiographie alévie, qui a tendance à considérer que les alévis ont soutenu le kémalisme depuis le début, accorde également peu d’attention à Koçgiri » (3).

En 1923, le traité de Lausanne infirma celui de Sèvres. Il ne fut plus question d’un État arménien d’Anatolie, pas plus que d’autonomie kurde. Les Français et les Britanniques n’avaient-ils pas leurs propres Kurdes en Syrie et en Irak ? S’ils leur prenaient de réclamer leur autonomie !

 
 
(1) Cité par Jordi Tejel, « Aux origines de la “question kurde” », in « Anatoli » n° 8, 2017. En ligne : https://journals.openedition.org/anatoli/604 2) « La citoyenneté turque et la question kurde », Mémoire de DEA soutenu par Unver Unal, université Lumière Lyon-II-IEP de Lyon, 2000. (3) Voir Luz Bartoli, « Les identités de Dersim de la fin du XIXe siècle à nos jours » sur : www.kedistan.net/2016/05/11/les-identites-de-dersim/ (4) Gilles Dorronsoro, « Les révoltes au Kurdistan de Turquie (1919-1938) », Working Paper, sur : http://gillesdorronsoro.com/src/workingPaper/LesRevoltesAuKurdistanDeTurquie.pdf (5) Idem.

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