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Marlène Schiappa : "Dans la culture en France, la femme est encore la propriété de son mari"
La ministre déléguée à la Citoyenneté Marlène Schiappa à Rambouillet, à la cérémonie d'hommage pour la policière Stéphanie Monferme, le 30 avril 2021.
AFP

Marlène Schiappa : "Dans la culture en France, la femme est encore la propriété de son mari"

Entretien

Propos recueillis par Jean-Loup Adenor

Publié le

Le gouvernement a annoncé mercredi 9 juin de nouvelles mesures suite aux conclusions d'une mission d'inspection diligentée après le meurtre de Chahinez B. à Mérignac (Gironde) début mai, pointant une série de défaillances dans le suivi du conjoint violent multirécidiviste et dans la protection de la victime. Parmi ces mesures : la mise en place d'un fichier des auteurs de violences conjugales. Marianne s'est entretenue avec la ministre déléguée à la Citoyenneté Marlène Schiappa, qui pilote la création de ce nouveau fichier.

Au moins quatre femmes sont mortes tuées par leurs compagnons ces dernières semaines, alors même que la justice et la police étaient prévenues du danger qu'elles encouraient. La mort de Chahinez B. à Mérignac a donné lieu à un rapport d'une mission d'inspection qui pointe les failles dans le suivi du tueur présumé. Ce même rapport propose également des solutions pour prévenir ce type de carence de la justice. Parmi celles-ci Marlène Schiappa se propose de piloter, avec le ministère de la Justice et de l'Intérieur, la création d'un fichier de suivi des auteurs de violences conjugales. "Marianne" s'est entretenue avec la ministre déléguée à la Citoyenneté.

Marianne : Comment comptez-vous prévenir d'autres drames comme ceux de Mérignac et de Hayange ?

Marlène Schiappa: Ces événements ont souligné l’importance de pouvoir suivre précisément tous les épisodes de violence d’un individu, car les situations avec un unique épisode de violence sont rares. C'est comme ça que nous pourrons identifier les situations à risque dès l’apparition de signaux faibles. C'est pourquoi je propose la création d’un fichier de prévention des violences familiales permettant d’assurer le recensement des incidents et les mesures prises.

Qu'est-ce qui va changer ?

On veut élargir le casier judiciaire aux décisions pré-sentencielles et post-sentencielles. On dit « morte sous les coups de son compagnon », mais ce qu'on sait aujourd'hui, c'est que le premier mode opératoire dans les féminicides, c’est l’arme à feu. Le deuxième, c'est l’arme blanche. On veut donc pouvoir préciser dans les fichiers à disposition de la police les mesures de prévention prises par la justice. À l’heure actuelle, ça n’apparaît pas. Cela permettra d’avoir une meilleure appréhension des violences conjugales et de faire une vraie interconnexion entre ça et le casier judiciaire.

Mais vous voulez aussi créer un nouveau fichier ?

C'est exact. Dans l'affaire de Mérignac un homme recherché pour violences conjugales et qui devaient aller pointer pour son contrôle judiciaire a quand même pu aller vivre chez son ex-compagne sans que le rapprochement soit fait. Un fichier de suivi des auteurs de violences conjugales, qui n'a jamais été mis en place à ce jour, permettra d'éviter ce type de dysfonctionnements. On y trouvera notamment les condamnations de la personne violente.

On prévoit également de le mettre en relation avec le fichier des armes, le fichier des interdits d'armes, le fichier de traitement des antécédents judiciaires et le fichier des personnes recherchées. Pour construire ce fichier, nous avons créé un groupe de travail conjoint entre Éric Dupond-Moretti, le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur et le ministère de la Citoyenneté.

"Il y a un réveil de la société sur les féminicides. La police et la justice évoluent elles aussi."

Qui aura accès à ce fichier ?

Il est à destination des forces de l'ordre, de la justice, des préfets… Chaque intervenant devrait pouvoir disposer de la totalité de l’historique du dossier pour décider des actions à engager. Chaque fois que les forces de l'ordre travailleront sur des violences intrafamiliales, lors d'une intervention de police, du recueil d'une plainte ou d'un dépôt de main courante, le fonctionnaire devra consulter ce fichier. Il pourra ainsi améliorer sa connaissance de la personne mise en cause et d'adapter les mesures à prendre. Il pourra aussi compléter la fiche avec les éléments de l'affaire en cours. C'est donc un système de suivi.

Ne craignez-vous pas qu'un tel fichier puisse être jugé illégal ?

Honnêtement, je ne pense pas. D'autant qu'il y a un réveil de la société sur les féminicides. La police et la justice évoluent elles aussi.

Pourtant, il y a quelques jours, une jeune femme, Aurélie, a été tuée à Douai par son compagnon quelques heures après que la police soit intervenue à son domicile…

Je ne veux pas blâmer les policiers car je sais que c'est très difficile d'évaluer rapidement une situation de danger, mais cette histoire est absolument terrible. On a encore cette culture en France héritée du Code Napoléon selon laquelle la femme est la propriété de son mari. Vous avez trop d’hommes qui considèrent encore que les violences conjugales seraient une affaire privée, que ça ne les regarderait pas. Au gouvernement, on travaille pour que 100 % des plaintes soient prises et transmises au parquet. Les violences conjugales ne sont ni un tapage nocturne, ni une simple dispute, ni un moment d’égarement.

"Il faut que les poursuites soient systématiques et ne dépendent pas du bon vouloir d'un fonctionnaire."

Dans l'affaire Aurélie, le procureur a estimé qu'il n'y avait pas de dysfonctionnement, notamment parce que la victime s'était désistée de sa plainte

La notion d’emprise n’est pas du tout comprise. Il y a des femmes qui ne vont jamais porter plainte, c'est pour ça qu'il était important de faire rentrer la notion d'emprise dans le Code pénal, ce que j'ai fait, et de faire davantage appel aux témoins.

Est-ce que c'est un problème de culture, de formation, de moyens ?

Aujourd'hui, 100 % des policiers sont formés aux violences intrafamiliales en formation initiale. On a aussi formé plus de 88 000 policiers et gendarmes, y compris en formation continue, sur les dispositifs existants. Quant aux moyens, le budget du ministère de la Justice a été augmenté de façon historique. Mais il faut que les poursuites soient systématiques et ne dépendent pas du bon vouloir d'un fonctionnaire.

"Vous avez des dispositifs qui ne sont pas assez pris en compte. C’est une question de culture : il faut qu'il y ait un danger de mort manifeste pour qu'ils soient attribués."

Qu'en est-il des bracelets anti-rapprochement ? Certains magistrats se plaignaient de leur nombre insuffisant.

Sur les bracelets anti-rapprochement, c'est la même chose que pour les téléphones « grave danger », il n'y a pas de pénurie mais ils ne sont pas suffisamment attribués. Aujourd'hui, il y a 1 000 bracelets anti-rapprochements à disposition, mais seulement 135 ont été activés. Il en reste 870. Il faut plus de décisions en ce sens. On a 3 000 téléphones « grave danger », soit une augmentation de 65 %. Il y en a 1 325 actifs aujourd'hui.

La loi a beaucoup progressé, mais vous avez des dispositifs qui ne sont pas assez pris en compte. C’est une question de culture : il faut qu'il y ait un danger de mort manifeste pour qu'ils soient attribués. Mais il faut comprendre que les hommes violents ne sont pas dangereux que pour leur famille, ils sont dangereux pour toute la société.

Où en sont les violences intrafamiliales en sortie de confinement ? Constate-t-on une augmentation ?

Ce que je peux vous dire, c'est que pendant le deuxième confinement, il y a eu 60 % de signalements à la plateforme « Arrêtons les violences », qui sera bientôt renforcée par 13 policiers et gendarmes supplémentaires. Parmi ces signalements, 20 % ont été faits par des mineurs.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne