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Linda Kebbab : "Je sais ce qu'est le racisme mais je n'en fais pas un fonds de commerce"
Linda Kebab, déléguée nationale du syndicat Unité SGP Police-Force Ouvrière
© JOEL SAGET / AFP

Linda Kebbab : "Je sais ce qu'est le racisme mais je n'en fais pas un fonds de commerce"

Tribune

Par Linda Kebbab

Publié le

La policière Linda Kebbab revient sur son enfance, sa vision du racisme et l'expression « Arabe de service » lancée par le journaliste et militant Taha Bouhafs à l'encontre de la syndicaliste. Des propos ayant donné lieu à une comparution devant la Justice le 9 juin dernier.

Souillée, rabaissée, assignée. « Arabe de service » ; « Arabe » parce qu’originaire d’Algérie, « de service » parce que je courberais l’échine, raserais les murs, serais la caution ethnique de l’inacceptable. Car exercer un métier consistant à confondre les voleurs, les escrocs, les violents, ferait de moi une traître, une vendue, une kapo.

Je tiendrais le fouet contre ceux que l’auteur de ces mots abjects estime ne pouvoir être que des Noirs et des Arabes. Evidemment, je suis une vendue contre les « miens », et puisque mon métier consiste à interpeller les délinquants et criminels, ces derniers ne pourraient être que de ces catégories ethniques. Drôle d’antiracisme... Horrible injure, malheureusement normalisée et ancrée dans l’esprit de l’auditoire de Taha Bouhafs.

Un auditoire qui le suit aveuglément, lorsque qu’il qualifie de discriminatoire la décision d’un maire d’une commune de banlieue d’interdire par arrêté « la consommation sauvage de la chicha tard le soir » aux pieds des immeubles d’un quartier populaire. Comme si les fumeurs ne pouvaient, encore, n’être que Noirs et Arabes. Et tant pis si cette décision municipale répond à une demande des riverains. Et tant pis si ces derniers sont eux-mêmes Noirs et Arabes et ne veulent pas voir à leur précarité, s’ajouter les incivilités nocturnes sous leurs fenêtres.

« Je suis une femme Arabe donc pour eux je serais sotte, et opportuniste, donc prête à toutes les humiliations pour une caresse de mon maître »

J’aurais été « mandatée pour fermer les yeux sur les actes racistes dans la police ». Après avoir enchaîné mensonges et propos tronqués tout au long des débats du procès qui m’opposait à lui, c’est ainsi qu’ont plaidé les avocats de sa défense. Ajoutant à leurs mensonges celui de me désigner dans leurs plaidoiries « porte-parole de la Police nationale » alors que je milite justement contre les dysfonctionnements de mon institution, et m’expose à la sanction disciplinaire chaque fois que je prends la parole ou la plume.

En réalité par cette insulte je suis jetée au sol, privée d’intelligence et de compétence professionnelle. Mes sacrifices ne compteraient pas. Mon travail non plus. Je suis une femme Arabe donc pour eux je serais sotte, et opportuniste, donc prête à toutes les humiliations pour une caresse de mon maître. Tout au long de ce procès, ce fut un déferlement de fake-news, calomnies, diffamations de sa part et de celle de ses avocats, concluant en chœur donc qu’ « Arabe de service n’était pas une injure raciste, mais une description de ma personne au pire maladroite ».

J’étais victime, mais je me suis finalement sentie sommée – la seule fois où j’ai pu prendre la parole – de me défendre de leurs accusations, de démontrer par une métaphore douteuse, que, non, ma jupe n’était pas trop courte et que je ne méritais pas cette main dégoulinante aux fesses. Sommée de narrer mon histoire familiale que je garde habituellement secrète par pudeur, simplement pour mettre fin à leurs souillures.

« Je sais ce qu’est le racisme, j’ai juste le défaut de ne pas chercher de vengeance »

Je sais ce qu’est le racisme, je l’ai subi. Et si je n’en parle pas à tout bout de champs c’est qu’il s’agit d’une expérience guidant simplement mon action syndicale, professionnelle, associative, humaniste : contribuer à lutter contre les côtés sombres de l’humain.

Je sais ce qu’est le racisme, j’ai juste le défaut de ne pas en faire un fonds de commerce qui divise, de ne pas chercher de vengeance ou établir de nouvelles règles de dominations ethniques, le défaut de refuser de faire payer à mes concitoyens les crimes du passé de ceux que la Justice des Hommes n’a pas su rattraper, de ne pas avoir l’esprit colonisé. Le défaut aussi de ne réclamer que l’égalité – ni plus ni moins.

Oui, je sais ce qu’est le racisme…

A 15 ans, dans un bureau décrépi de mon collège, malgré de bonnes notes, la conseillère d’orientation tentera tout pour me dissuader de choisir la voie générale et littéraire, au seul motif que mes parents étaient arabophones et donc incapables de m’aider. Elle fera le même discours à tous les petits Arabes du collège. Pour ma part, et malheureusement nous fûmes trop rares à le faire, j’ignorerai son injonction et décrocherai le baccalauréat trois ans plus tard.

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Nous serions des millions à avoir subi ce racisme. Des millions d’enfants disqualifiés par l’école et pour tout le reste du cheminement de leur vie. Taha Bouhafs le dénonce t-il ? Non, car il n’est pas antiraciste, il est anti-police.

A 19 ans, désormais orpheline, une douleur insupportable m’étreindra chaque jour. Durant deux ans, les médecins et infirmiers des urgences hospitalières du service public ignoreront mes symptômes, avec pour réponse constante : « Vous exagérez toujours les douleurs, vous n’avez pas si mal, on a l’habitude de ce type de complainte. ». Jusqu’à cette délivrance, et ce médecin libanais, en France depuis trois mois, appelé à mon domicile qui m’écoutera et comprendra. Deux minutes d’une oreille attentive m’enverront au bloc opératoire en urgence et me sauveront la vie. Il faudra attendre 2020, et un débat public sur le racisme chez le personnel soignant, pour que je mette enfin un nom sur ce mépris que j’avais subi vingt ans auparavant : le syndrome méditerranéen.

Nous serions nombreux d’après les témoignages à avoir subi ce racisme. Nombreux dont l’expression de la douleur a été jugée exagérée et dont la prise en charge a tardé. Taha Bouhafs le dénonce t-il ? Non, car il n’est pas antiraciste, il est anti-police.

Racisme systémique ?

L’Education Nationale, la Santé…. Deux institutions capitales dont l’action participe à la construction de l’individu et au sein desquels j’ai subi un racisme qu’il faut dénoncer. Mais jamais je ne pourrai les accuser de « racisme systémique », eu égard aux agents qui dans leur écrasante majorité fournissent un travail de bravoure monstre et bienveillant.

Bien des choses dysfonctionnent dans l’ensemble de nos institutions. Et en premier lieu, ce qu’il y a de bien systémique dans la Police nationale, c’est la lâcheté administrative, l’omerta, la couardise des autorités, les textes qui emprisonnent les agents placés tout en bas de l’échelle hiérarchique, la culture du silence et de la sanction de chaque policier qui dénonce le moindre comportement indigne. Pour tout : les harcèlements psychologiques et sexuels, le racisme, le sexisme, le management tyrannique et déshumanisant. C’est contre tout cela que je me bats en tant que syndicaliste. Je ne courbe pas l’échine, je ne rase pas les murs. Je combats un système dans lequel le policier n’est qu’un pion au service de chiffres tout puissants, de doctrines insensées, de politiques inopérantes, de gestion RH catastrophique.

« J’ai été témoin de ces têtes d’enfants décapités ou de ce fusil d’un faux militaire sur la tempe de mon père, lors de la décennie noire en Algérie »

Et lorsque Eric Fassin, cité par la défense, explique que le racisme est indissociable de l’Histoire et des drames de l’esclavagisme, de la colonisation, ou du métro de Charonne en 1962, il peine à démontrer que son ami n’est pas raciste. Quand il dit également que ce qui permet de définir le propos raciste n’est pas son auteur mais celui qui le reçoit, il démontre qu’il l’est. Parce que l’Histoire de France ne s’arrête pas aux années 60, elle s’écrit aussi aujourd’hui, à l’aune d’un passé inscrit dans la mémoire collective, pour empêcher que ne se réitèrent les graves erreurs, et tournée vers l’avant avec ce que notre pays a de nouveau désormais : des Français aux couleurs de peau et aux croyances diverses.

Taha Bouhafs, né à la fin des années 90, jouit d’une chance dont je n’ai pas bénéficié. J’ai été témoin de ces têtes d’enfants décapités ou de ce fusil d’un faux militaire sur la tempe de mon père, lors de la décennie noire en Algérie. Une expérience douloureuse qui posera les fondements de ma croyance, que sécurité, Etat de Droit et Liberté sont indissociables. Lui se rêverait en Ali la Pointe s’opposant à la police colonialiste dans les ruelles de la Casbah d’Alger, il est en fait un Français libre de penser et de s'exprimer, à vélo dans les rues de Paris.

« Je rêve que la Justice permette à tous ces jeunes noirs ou d'origine magrébine qui tiennent un dossier de candidature pour intégrer la police de le faire avec la garantie républicaine qu’il ne sera jamais permis de les traiter d’Arabe de service ou de n*gre de maison »

Ma mère n’avait que six ans lorsqu’on lui a appris à noircir de suie son visage en entendant les véhicules des militaires français en permission débarquer dans son douar des hauts plateaux du Sétifi. Elle a eu beaucoup de chance, certaines de ses cousines beaucoup moins… Naïve, je lui demandais pourquoi leur communauté n’avait pas saisi la Justice pour sanctionner ces horreurs : « Parce que nous n’étions que des indigènes. » Mais pourtant, lorsqu’elle me racontait les récits de la guerre d’Algérie, elle s’appliquait toujours à ponctuer intelligemment sa parole par : « Je t’interdis de songer à la moindre vengeance sur tes contemporains innocents d’un temps qu’ils n’ont même pas connu. Elle sera non seulement inutile pour les victimes mais tu condamneras les suivants à ne jamais se sentir chez eux ici en France. Si nous avons traversé la Méditerranée, c’est pour vous offrir une vie décente. Alors charge à toi de contribuer à rendre ce pays dont tu es désormais citoyenne à être meilleur et juste, dans l’intérêt général, sans jamais distinguer la couleur de peau de l’humain que tu côtoies. »

Je suis Française, et si je ne formulais qu’une faveur à la Justice, qui délibèrera dans moins de trois mois, elle serait double, collective et personnelle. Collective, car je rêve qu’elle permette à tous ces jeunes noirs ou d’origine maghrébine qui tiennent un dossier de candidature pour intégrer la police de le faire avec la garantie républicaine qu’il ne sera jamais permis de les traiter d’Arabe de service ou de n*gre de maison. Personnelle, de m’autoriser à me recueillir sur la tombe - en Algérie - de celle que je chérie plus que tout et de lui dire : « Voilà, je suis Française, pas indigène. Nous avons enfin droit à la Justice. Vous n’avez plus besoin de mettre de suie sur vos visages. »

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne