Rojava : à la base de la révolution [portfolio]


Photoreportage inédit pour le site de Ballast

Depuis ses débuts, en 2013, ce qui est deve­nu l’Administration du Nord et de l’Est de la Syrie essaie de mettre en place, dans les zones sous son contrôle, le pro­jet de confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique théo­ri­sé par le révo­lu­tion­naire Abdullah Öcalan, lea­der du PKK déte­nu par le régime turc depuis 1999. Aujourd’hui, elle fait face à de nom­breuses dif­fi­cul­tés : menaces sans cesse répé­tées d’in­va­sion turque, blo­cus de ses fron­tières, ingé­rences de la coa­li­tion inter­na­tio­nale et des ONG débar­quées en nombre après la défaite mili­taire de Daech en 2019. Le pro­jet poli­tique que porte l’Administration ne conti­nue pas moins de s’an­crer dans la popu­la­tion, et ce grâce aux per­sonnes qui ont choi­si de s’y impli­quer depuis les pre­miers jours de la révo­lu­tion — quand ce n’é­tait pas, clan­des­ti­ne­ment, depuis des années aupa­ra­vant. Dans les nom­breux vil­lages de ces zones rurales, les habi­tants s’emploient à mettre en place l’au­to­ges­tion de la vie quo­ti­dienne à tra­vers les com­munes et les assem­blées locales. Souvent, ces femmes et ces hommes ont payé un lourd tri­but pour gagner le droit d’exis­ter libre­ment. Un repor­tage pho­to­gra­phique, de retour du Rojava. Par Loez


[lire en espa­gnol et en arabe]


Beyandûr, Syrie, zone sous contrôle de l'Administration autonome du Nord et de l'Est de la Syrie. La région fut autrefois transformée en grenier à blé de la Syrie par le régime Assad, au prix d'une destruction de la biodiversité et d'une surexploitation des sols et de l'eau. Aujourd'hui encore, l'agriculture constitue l'une des ressources principales et la population reste très rurale. Sur le panneau, la photographie d'Egîd, un enfant du village. Il est tombé martyr en 2017 à Raqqa, après plusieurs années dans les forces d'autodéfense de la révolution, les YPG. Son père, Abou Egîd, combattant lui aussi, se trouvait alors à moins de 100 mètres.

Abou Egîd et Menifa, sa femme, devant leur maison. Abou Egîd a longtemps combattu dans les YPG/SDF (Forces démocratiques syriennes) ; à présent, il s'occupe de visiter les familles des martyrs afin de vérifier qu'elles n'ont besoin de rien. Menifa, elle, s'est investie dès le début de la révolution au sein du Kongra Star, le mouvement des femmes, et du PYD (Parti de l'union démocratique), la structure politique kurde à l'origine du projet de confédéralisme démocratique en Syrie. Elle a été blessée par un bombardement dans la ville de Serê Kaniyê en 2019, lors de l'attaque turque visant à s'emparer de cette zone, après y être allée en soutien aux habitant·es. Sa blessure l'a contrainte à cesser son activité auprès des coopératives des villages environnants. Elle est désormais investie au sein du PYD et de la commune de son village. En plus d'un fils tombé au combat, ils ont une fille engagée dans la guérilla du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan.

Berivan a 14 ans. Elle joue au football depuis deux ans à Qamişlo, ancienne capitale de facto de l'Administration autonome, au club Berxwedan : il est sponsorisé par les Asayish, les forces de sécurité intérieure. Elle aime également chanter. Avec une petite somme d'argent reçue en cadeau lorsque son équipe a gagné la coupe de Syrie en 2019, elle a offert des chaussures à sa mère, qui les a perdues à Serê Kaniyê au cours d'un bombardement turc. Dans son équipe, on compte une quinzaine de joueuses.

Les trois langues officielles de l'Administration autonome sont le kurde, l'arabe et le syriaque. L'une des premières réformes de l'Administration a justement été de reconnaître l'existence des langues de chaque peuple au nord de la Syrie et de leur donner la liberté de les apprendre.

Une réunion de commune, au village. Les communes sont des assemblées auxquelles chaque habitant·e peut participer. Elles sont organisées en commission (santé, économie, autodéfense, femmes, etc.) ; on y discute des services à la population, des besoins... Par exemple : l'approvisionnement en mazout, en pain, la rénovation des routes, la protection des champs. Ce jour-là, l'affluence est réduite à cause du Covid et des moissons. On y parle de la rénovation d'un pont qui empiètera sur les terres d'habitant·es. Menifa témoigne : « Les hommes font peser une pression importante sur les femmes. Par exemple, quand j'ai commencé à travailler, mon beau-père et sa famille ont fait pression sur moi pour que j'arrête. Mais maintenant, on me complimente. Les débuts de la révolution étaient difficiles car peu de gens étaient impliqués. Quand l'assemblée a commencé en 2013, il n'y avait pas beaucoup de monde. Nous avons travaillé dur. Il n'y avait que quatre commissions au début ; maintenant, beaucoup plus. Au début, mon mari et ma fille m'ont dit Tu dois rejoindre la commune. Je leur ai dit que je n'avais pas été beaucoup à l'école, que je ne savais pas bien lire ni écrire. Mais ils m'ont dit que je pouvais travailler et aider les gens, que Tu es une personne comme les autres. »

Village kurde, Beyandûr a été maintenu en sous-développement par le régime syrien. La rivière, presque à sec à cause de la sécheresse, a besoin d'être nettoyée. C'est le rôle de la commune de dégager les ressources nécessaires et d'organiser le travail.

Abou Egîd, Menifa et un autre ancien combattant rendent visite à Hatiya Sexmus, femme d'Abou Macid, tombé martyr à Deir ez-Zor la ville vit s'affronter le régime d'Assad aux forces rebelles et djihadistes de Daech. Lui et Abou Egîd étaient frères d'armes : ils ont rejoint les YPG en même temps. Abou Macid était enseignant. Deux de ses fils sont dans les forces de sécurité intérieure, les Asayish, et l'une de ses filles a combattu dans les YPJ, la branche féminine des forces d'autodéfense révolutionnaires.

Un des fils d'Abou Macid a donné à son enfant le nom de son père en hommage : une tradition courante. Ils vivent également dans le village et s'occupent de leur mère.

Dans les villages du nord de la Syrie, toute l'économie est axée sur l'agriculture. Les champs s'étendent à perte de vue, écrasés de chaleur dans la journée. Au fond, la frontière turque toute proche est barrée par un haut mur de béton qui s'illumine la nuit. Les paysan·nes qui s'aventurent près du mur risquent de se faire tirer dessus par les soldats turcs. Les habitant·es craignent qu'une prochaine offensive de l'armée turque ne les pousse à l'exil.

La commune du village de Beyandûr a organisé l'éclairage du terrain de sport pour les jeunes. Volleyball et football sont deux sports populaires au Rojava. Outre les activités sportives, l'endroit offre un espace où les habitant·es peuvent se retrouver, papoter autour d'un narguilé, assis sur des chaises en plastique.

Mahmud Yussef peste contre les retardataires. Pendant les moissons, les habitant·es organisent des patrouilles dans les champs pour prévenir les incendies criminels provoqués par Daech en vue de détruire les récoltes. Mahmud est coprésident de la commune du village ; il raconte fièrement avoir vu Öcalan — de loin — dans les années 1990, alors que le PKK avait ouvert sa première académie dans la plaine de la Bekaa, au Liban. À l'époque, le parti organisait des visites pour des groupes venus de Syrie. L'un de ses fils, membre des forces de sécurité intérieure connu pour son investissement dans le champ culturel, a été tué par une voiture piégée.

Les patrouilles sont composées de simples citoyen·nes et de bénévoles des HPC, les forces de protection de la société : ils ne sont pas des professionnels de la sécurité mais ont reçu une formation et sont régulièrement appelés à épauler les Asayish — contrôles aux checkpoints, surveillance des champs ou des quartiers. La capacité à s'autodéfendre est un élément important du projet confédéraliste démocratique.

Près de Tirbespiye, une zone sous contrôle de l'Administration autonome. Mahaya Jangir fait partie des HPC-Jin, la branche en non-mixité féminine. Au départ, elles ont dû lutter pour être acceptées par la population. Leur contribution à la protection de la communauté a toutefois fini par être reconnue, notamment lors de la lutte contre les incendies criminels de Daech. « J'ai commencé l'éducation aux armes et à l'idéologie. Je suis ici pour défendre nos enfants et notre terre. Il y a de belles femmes dans le monde entier mais nous sommes celles qui résistent. Ne regardez pas nos robes mais nos idées. Nous sommes humaines. Nous n'aimons ni les morts, ni la guerre, ni le sang. Nous voulons la fraternité entre les Kurdes, les Arabes et les chrétiens. Mon mari est tombé martyr à Rumeilan, dans un attentat à la voiture piégée. »

Sur ces petites routes rurales bordées par des champs de blé et des puits de pétrole, les HPC effectuent des contrôles. Les souvenirs de l'été 2019, où les cellules dormantes de Daech avaient ravagé les cultures en incendiant les champs, sont encore dans tous les esprits. La menace s'est largement atténuée.

La route, d'habitude fréquentée, est calme ce soir-là. La chaleur accablante laisse place à la relative fraîcheur du crépuscule. Dans une heure, les HPC seront appelés pour une autre mission : ils devront compléter les Asayish sur un checkpoint. Mahaya, elle, devra rentrer s'occuper de ses petits-enfants.

Pétrole, agriculture et élevage sont les principales ressources du nord de la Syrie. Les moissons achevées, les agriculteurs louent leurs champs aux éleveurs.

Tirbespiye. Fajire Jaffar Khalef et sa fille Beritan. Elle a rejoint les YPJ en 2013, puis s'est mariée et a décidé de s'investir dans la société civile. Elle est coordinatrice des HPC-Jin. Sa mère, Nahima Sabri Sexo, 50 ans, a rejoint les HPC en 2014. Elle compte également un fils dans les rangs des YPG.

Toutes ces femmes sont volontaires et ont décidé de s'engager au service de la protection de leur communauté. La plupart ont perdu des proches dans la guerre ou ont des membres de leur familles engagés dans les SDF ou les Asayish. Certaines participent aussi à d'autres structures : mouvement des femmes, Kongra Star, commune, etc. Beaucoup sont impliquées dans la révolution depuis ses débuts. Si quelques-unes sont plus jeunes, toutes sont mères de famille et ont entre 40 et 60 ans. Pour elles, participer à la protection de la société est une fierté. S'engager dans les HPC, ou dans d'autres structures, leur a permis de s'impliquer dans la vie publique et de se former dans des domaines variés — toute une éducation à laquelle elles n'avaient pas accès sous le régime syrien, patriarcal et conservateur, qui considérait que la place des femmes était au foyer.

Village de Mesoq, sous contrôle de l'Administration autonome. Assemblée de la région d'Aliyan, qui regroupe trente-deux villages. L'assemblée est le relai local de l'Administration : les habitant·es viennent y faire valider leurs papiers et déposent leurs demandes. Sur le mur du fond, le portrait d'Abdullah Öcalan, théoricien et révolutionnaire de l'émancipation kurde pour le Moyen-Orient et la diaspora : il est détenu depuis 1999 en Turquie. De sa prison de l'île d'İmralı, il a pensé le confédéralisme démocratique en lieu et place du marxisme-léninisme originel du PKK. Pour partie inspiré des travaux du communiste libertaire étasunien Murray Bookchin, ce cadre d'analyse et d'action sert de paradigme politique à l'entreprise révolutionnaire en cours au Rojava.

Village de Mesoq, sous contrôle de l'Administration autonome. Hafifa, en appui sur la table, fait partie du Comité de justice de l'Assemblée, avec ses amies Mawluda et Yusra. Il est composé de quatre femmes et de quatre hommes élu·es. Bien que ne disposant pas d'une formation juridique, leurs capacités à la médiation sont reconnues par leurs pairs. L'idée est d'éviter au maximum de passer par un traitement judiciaire et de résoudre les conflits par la discussion. Si un conflit n'est pas résolu, il remonte au comité de justice de Tirbespiye, la grande ville dont dépend la région d'Aliyan.

Le Comité de justice a pour vocation de régler à l'échelle locale les conflits. Ce jour, un paysan saisit la commission car l'un de ses voisins a fait brouter ses moutons sur ses cultures, détruisant celles-ci. La commission laisse passer deux jours avant d'examiner le dossier, le temps pour les plaignant·es d'arriver seul·es à un accord. Suite à quoi, elle reçoit les deux parties et les écoutent afin de débattre d'une solution.

Après la session du dimanche du Comité de justice, Hafifa et Yusra rejoignent Mawluda, Amel et les autres femmes, avec qui elles se sont organisées en coopérative agricole.

Hafifa (à gauche), Amel, Yusra et Mawluda (en partant de la droite) sont les premières à avoir lancé, avec l'aide du Comité de l'économie des femmes, une coopérative agricole. Elles cultivent du blé, du cumin et des pois chiches ; elles mettent leur argent en commun pour les frais d'exploitation des terres, lesquelles sont louées par l'Administration contre 25 % des bénéfices. Elles se partagent ensuite équitablement les bénéfices à la fin des récoltes. Les maris de Hafifa et Mawluda sont dans les forces de sécurité intérieure ; celui d'Amel a longtemps combattu dans les YPG.

Pour économiser de l'argent, les femmes se rendent dans les champs en stop ou en marchant. Dans ces zones reculées, il n'y a pas de transports en commun.

Pour la récolte du blé, elles doivent engager des moissonneurs, qui viennent avec leurs machines. Ces frais sont avancés grâce à la mise en commun de l'argent des femmes. Amel monte fièrement sur la moissonneuse avec Nafiya, la coordinatrice de terrain qui chapeaute le projet pour la commission de l'économie des femmes au sein de l'Administration autonome.

Elles travaillent de manière collective. En rejoignant la coopérative, toutes s'engagent à participer au travail et aux réunions. Hafifa est souvent accompagnée de sa fille.

Cette année 2021, l'importante sécheresse, accentuée par la Turquie — qui a endigué l'eau des rivières et des fleuves —, a fait que les récoltes sont mauvaises. Le blé et les pois chiches n'ont pas suffisamment mûri ; les grains sont trop petits. Les pois chiches risquent de n'être bons que pour l'alimentation animale.


image_pdf

REBONDS

☰ Voir notre port­fo­lio « Terrains dési­gnés », Valentin Merlin, avril 2021
☰ Voir notre port­fo­lio « Mossoul : la vie après Daech », Sylvain Mercadier, avril 2021
☰ Voir notre port­fo­lio « Gilets jaunes : deux ans debout », novembre 2020
☰ Voir notre port­fo­lio « Bolivie : le retour du socia­lisme », Rosa Moussaoui, octobre 2020
☰ Voir notre port­fo­lio « Liban : quand la rue se sou­lève », Laurent Perpiga Iban, février 2020
☰ Voir notre port­fo­lio « Gilets jaunes : un an de lutte », Stéphane Burlot, novembre 2019
☰ Voir notre port­fo­lio « Rojava, sous le feu », Laurent Perpigna Iban et Sylvain Mercadier, octobre 2019

Loez

(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.