1961 : Primo Levi à Bologne

 Le 13 mars 1961, Primo Levi était invité, avec d’autres personnalités de la scène politique et intellectuelle italienne, à parler au Teatro Comunale de Bologne, dans une série de conférences sur « Le nazisme et les lois raciales en Italie ». C’était l’une des premières fois qu’il s’exprimait publiquement. Dans le cadre du cycle de rencontres intitulé « Trent’anni di storia italiana » (« Trente ans d’histoire italienne »), le Musée hébraïque de Bologne consacre une exposition virtuelle à l’impact de cette intervention sur l’opinion publique de l’époque, alors profondément marquée par la publication de Si c’est un homme chez Einaudi en 1958, et sa résonnance aujourd’hui.

 

13 mars 1961, le public du Teatro Comunale à Bologne pendant la série des ‘leçons’.

 

Accessible en ligne, le parcours proposé par l’exposition proposé en ce moment par le Musée hébraïque de Bologne s’articule autour de quatre volets : (1) la notion d’antifascisme; (2) le climat politique au sein duquel Levi est appelé à prendre la parole (peu de temps après la fin de la deuxième guerre mondiale, et dans une période de fortes tensions sociales, préfigurant la radicalisation des mouvements d’extrême gauche et d’extrême droite, tout comme les nombreuses affaires de terrorisme qui allaient caractériser les « années de plomb ») ; (3) la leçon du 13 mars 1961, visant à aborder de manière ciblée « le nazisme et les lois raciales en Italie » ; (4) les contenus et la forme du récit donné par Levi ce jour-là, complément et prolongement de ce dont il avait été question dans Si c’est homme, son seul livre alors paru.

« Trente ans d’histoire italienne » : l’antifascisme entre hier et aujourd’hui (1er volet)

Le « séminaire bolognais » de 1961 envisageait pour chacune des douze séances prévues un exposé, une « leçon » à proprement parler suivie d’une prise de parole plus informelle de la part d’une ou de plusieurs personnalités qui avaient vécu les faits évoqués. Comme Alberto Cavaglion – le commissaire de l’exposition – ne manque pas de le souligner dans sa vidéo-introduction : à l’origine il y avait la volonté d’entendre et de faire entendre des voix, ce qui ressort aussi des correspondances entre les différents organisateurs, qui insistent sur le fait de proposer des communications « non lues » ou « pas trop lues », afin que les participants puissent disposer d’autre chose que d’un simple discours.

Page de ‘L’Unità, cronaca di Bologna’, consacrée à la journée du 13 mars 1961.

Si l’exposition présente les portraits des responsables du projet, restitue, ne serait-ce que virtuellement, la dynamique des échanges préparatoires, et dévoile la multiplicité des trajectoires biographiques et intellectuelles des participants, les voix en question, quant à elles, sont décrites plus que reproduites. Le sentiment qui en ressort est que cela ne dépend pas exclusivement de contraintes techniques. En effet, en naviguant sur le site, on est amenés à interroger les effets de la dématérialisation à plusieurs niveaux : le visiteur est confronté à la nature d’une parole en manque de locuteur, autrement dit d’un message qui demande à être sans cesse « reconstruit » pour qu’il puisse encore être transmis. A Bologne les rencontres avaient suivi un ordre chronologique (1915-1945, donc). Ainsi, dans les salles virtuelles de l’exposition d’aujourd’hui, on assiste à une suite ordonnée de remises en situation susceptibles, d’une part, de restituer un grand nombre d’éléments contextuels, d’autre part, de mesurer la distance qui nous sépare de ce à quoi ces remises en situation renvoient. Il en va de même pour le vocabulaire, et en particulier pour ces mots-clés qui nous permettent d’accéder en un clic aux champs sémantiques et aux cadres référentiels auxquels ils sont associés : je pense en particulier à « antifascisme » et aux significations plus ou moins tangibles, locales, imagées ou hyperboliques que ce terme a véhiculées, selon les époques et les circonstances.

Le climat politique (2éme volet)

Dans quelle mesure un impératif moral peut et doit prendre le dessus sur le respect d’une loi ? Pourquoi la liberté ne peut qu’être pensée de manière collective ? Comment faire pour reconnaître la possibilité d’une dérive totalitaire, lorsqu’elle est latente, au sein de sociétés en apparence démocratiques ?

Ces questions furent au cœur des débats, surtout de la part des jeunes, comme le montrent bien les photos et les documents d’archives mis à disposition par l’Institut Historique Parri – Emilia Romagna et le Centre d’études internationales Primo Levi de Turin. Le séminaire bolognais s’est tenu dans une période parsemée d’épisodes de violence, notamment lors de manifestations comme celle que l’ex partisan Francesco Berti Arnoaldi Vela mentionne dans une lettre à Mario Longhena, enseignant de littérature engagé depuis son adolescence dans les files du parti socialiste. La répression dans le sang de plusieurs grèves ouvrières semble être aussi à l’origine du large consensus obtenu par les institutions lors de la planification du séminaire (et du travail d’édition des Actes). A bien y regarder, la traversée proposée alors par les différentes interventions, dont celle de Primo Levi, ne servait pas seulement à retracer les étapes les plus importantes du parcours qui a mené à la signature de la charte de la Constitution italienne, mais elle offrait surtout un prétexte pour questionner le présent de façon frontale. Au fond, le programme des conférences et témoignages devait rappeler que la démocratie n’est jamais acquise une fois pour toutes, et qu’elle est un choix qui demande à être renouvelé tous les jours, y compris dans les micro-gestes de notre vie quotidienne.

Manifestation antifasciste dans l’Italie d’après guerre.

C’est dans la continuité d’un tel constat que s’est inscrite l’intervention de Primo Levi le soir du 13 mars 1961. Nulla vale più della parola di colui che ha sofferto e non odia (« Rien ne vaut les mots de celui qui a souffert et n’a point de haine »), écrit Francesco Berti à Levi, dans un billet de remerciement qui lui est adressé quelques jours après sa venue à Bologne. Il ne s’agit certainement pas de pardonner (Levi a toujours été très clair sur ce point) ; en revanche, il s’agit d’opposer à la rhétorique vide des oppresseurs les arguments éclairés de la conscience, d’une conscience constamment exposée au doute, et pourtant jamais dépourvue d’autodétermination.

13 mars 1961 (3ème volet)

Le récit de Primo Levi est un récit factuel : l’auteur revient brièvement sur son enfance et sa jeunesse à Turin ; il explique les effets néfastes que les lois raciales ont eus sur son entourage (dans son cas, un concours de circonstances favorables a fait qu’il a pu, malgré tout, achever ses études universitaires en chimie) ; il décrit l’expérience de la Résistance en insistant sur le fait que, comme beaucoup d’autres jeunes hommes, il n’y était pas préparé ; ensuite il reprend l’essentiel de ce qui est raconté dans Si c’est un homme au sujet de sa capture, de son emprisonnement dans le camp de transit de Fossoli, de sa déportation et d’Auschwitz. Le site du Musée Hébraïque de Bologne ne cite que les éléments indispensables pour nous suggérer l’articulation d’un compte rendu de faits où ce qui compte n’est pas tellement de revenir sur ce qui a été, mais plutôt sur ce qui l’a rendu possible.

Primo Levi, début des années 1960.

La section du parcours virtuel consacrée aux contenus de l’intervention de Levi est clairement adressée en premier lieu à un public d’étudiants. D’autant plus qu’elle peut facilement être enrichie par les supports pédagogiques que le Centre d’études internationales Primo Levi met à la disposition des écoles et des lycées depuis plusieurs années déjà – supports qui se sont récemment multipliés en raison de tout ce qui a été réalisé et mis en ligne en 2019, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur. Cela dit, les rapprochements de photos, de textes et de parenthèses explicatives encouragent un public évidemment beaucoup plus vaste et hétérogène que celui des écoles à établir des liens ; la mosaïque de documents tour à tour évoqués ou exposés questionne la contemporanéité au prisme de ces mêmes concepts de responsabilité (individuelle et collective), d’engagement ou de non engagement dont Levi s’était servi pour attirer l’attention de son auditoire – et toujours veiller à assurer un bon niveau d’accessibilité à ses propos.

Impossible, en cheminant dans une exposition qui revient sur les témoignages antifascistes de 1961 où l’appel à la vigilance, à la solidarité, et la condamnation du refus de voir les injustices étaient centraux, de ne pas penser à notre actualité. L’exposition nous invite, c’est un de ses buts, à repenser, par exemple, à la gestion de la crise migratoire contemporaine dans l’espace méditerranéen, depuis la signature des accords de Dublin en 2013 ; au débat sur les couloirs humanitaires tel qu’il a été mené par les droites européennes pendant les quinze dernières années. Il est impossible, en somme, de penser l’Histoire et les histoires autrement que comme un réseau – aussi paradoxal que cela puisse paraître, la pandémie nous a montré jusqu’à quel point, dans les sociétés capitalistes avancées du 21ème siècle, le monde était informatiquement connecté sans qu’il y ait nécessairement de connexions entre les gens. De façon sans doute très allusive (et peut-être même un peu inconsciente), c’est le point sur lequel le documentaire réalisé par les élèves du Lycée Laura Bassi de Bologne, en collaboration avec l’Association « Corso Doc », cherche à mettre l’accent. C’est aussi ce qui fait que ce troisième volet du parcours proposé est le plus « participatif », dans la mesure où le matériel est présenté de façon à ce que les visiteurs en fassent quelque chose, établissent, par exemple, un système d’équivalences susceptible de modifier le regard qu’ils portent généralement sur leurs propres habitudes de vie.

Le témoignage (4éme volet)

Dans un recueil d’essais paru en 2012, Philippe Daros parle de la littérature en tant qu’appel. Pour être plus précis, en traitant de la place de la poésie dans le monde et dans le marché éditorial contemporains (car ses propos ont beaucoup à voir avec les dynamiques de circulation et de réception des productions poétiques au sein de réalités de plus en plus régies par un type d’économie néo-libérale), il souligne la possibilité aujourd’hui pour cette forme d’écriture « de suggérer dans sa forme même un désœuvrement, une interruption, qui puissent être lus comme appel, comme partage, comme accueil »[1]. En relisant Levi au moyen de la synthèse de son discours qui est fournie dans la section de l’exposition virtuelle consacrée spécifiquement à la partie de la soirée qui lui est réservée le 13 mars 1961, on peut se surprendre à penser dans cette direction.

Volume des ‘Actes’ de la journée du 13 mars 1961 consacré aux témoignages. Editions Riuniti.

Le récit de Levi n’est bien sûr pas poétique, quoiqu’il se fonde sur un système d’ellipses et de « coupures de montage » utile à emblématiser les étapes les plus significatives de l’itinéraire relaté en un temps de parole relativement limité. Mais pourtant, de manière étrange le fait de le redécouvrir en ligne – par le biais d’un découpage inédit et plusieurs années après la mort tragique de l’auteur – confère à la narration un aspect inachevé, comme s’il s’agissait d’une histoire dont les éléments implicites et hors-champ étaient toujours d’actualité, et demandaient donc d’être pris en examen. Ce que l’exposition virtuelle a construit avec les mots de Levi est à ce titre extrêmement intéressant : le puzzle dont on dispose est le résultat d’une fragmentation et d’une recomposition, dont le résultat final est pensé pour s’afficher sur l’écran d’un ordinateur, donc potentiellement partout.

Pour ce qui est des images, l’exposition n’en présente pas énormément. Il serait intéressant de savoir s’il s’agit d’un choix assumé. Quoi qu’il en soit, on a la sensation que les présupposés pour qu’un dialogue avec le passé se mette en place ne reposent pas sur la possibilité d’établir un contact visuel et potentiellement empathique avec les interlocuteurs. Au contraire, les visiteurs semblent être fortement encouragés à chercher ailleurs (et pas plus loin) un terrain d’entente. Tout est fait pour que l’Histoire et les histoires ne soient pas figées, voire « muséifiées » (le contraire serait pour le moins étonnant, compte tenu des modalités de réception de l’exposition). Si « 1961 : Primo Levi à Bologne » est une initiative réussie, c’est précisément parce qu’elle fait de ce qui aurait pu être une limite – le « distanciel » – son véritable point de force : en réinventant l’exercice de l’écoute, en dynamisant de manière inattendue notre rôle de visiteur, en transformant une expérimentation formelle en proposition méthodologique, dont les enjeux mériteraient d’être approfondis au-delà de la contingence.


Guido Furci

Guido Furci est l’auteur d’une thèse : « L’héritage nu. Mises en fiction du témoin historique. Primo Levi – Aharon Appelfeld – Philip Roth » (2017), à paraître.

Notes

1 DAROS Philippe, L’Art comme action. Pour une approche anthropologique du fait littéraire, Honoré Champion, coll. Unichamp-Essentiel, Paris 2012, p. 53.

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