La Bibliothèque nationale d’Israël a récupéré, en 2019, les manuscrits de Franz Kafka (1883-1924), déposés en Suisse par son ami proche, l’écrivain Max Brod. Leur odyssée, de Zurich à Jérusalem, après une longue bataille judiciaire, a été magnifiquement racontée par Benjamin Balint dans Le Dernier Procès de Kafka (La Découverte, 2020). L’institution israélienne vient de mettre en ligne plusieurs originaux numérisés (Le Monde du 1er juin), parmi lesquels le « Cahier bleu » tenu à partir de 1916 et jusqu’en 1923. Des textes essentiels y figurent, dont une profonde réflexion sur l’enfance et l’éducation (« Chaque homme a sa singularité… »). D’après le germaniste Jean-Pierre Lefebvre, ces écrits montrent que Kafka – grâce à la lecture du philosophe danois Soren Kierkegaard notamment – avait pénétré très en avant dans l’exercice de la méditation philosophique.
Ce « Cahier bleu » contient également plusieurs fragments, forme littéraire que l’auteur de La Métamorphose appréciait de plus en plus, tournant autour du mal dont il souffrait et qui allait l’emporter, la tuberculose. Ainsi celui-ci : « La pensée occupée à juger tentait péniblement d’émerger des souffrances, accroissant le tourment et ne servant à rien, comme si, dans une maison que les flammes consument définitivement, on se posait pour la première fois la question de son architecture. » Déjà publié en Allemagne (Fischer, 2002), le contenu du « Cahier bleu » a fait l’objet d’une traduction française due au germaniste Stephane Pesnel, destinée à être publiée dans le quatrième tome des œuvres de Kafka dans « La Pléiade ».
Vocabulaire allemand-hébreu
Stefan Litt, conservateur et chargé du fonds Kafka à Jérusalem, assure n’avoir été nullement déçu par l’absence d’inédits dans les textes en allemand. En revanche, les exercices d’hébreu et les listes de vocabulaire allemand-hébreu qu’ils renferment lui ont causé un véritable choc. « Ils témoignent, confie-t-il au “Monde des livres”, d’un niveau très avancé. Ce fait n’était pas encore connu et ne doit en aucun cas être sous-estimé, car il en dit peut-être plus sur Kafka et ses ambitions que bien des œuvres de sa plume. » Kafka, malgré la maladie, se préparait peut-être plus sérieusement qu’on ne le croyait à une autre vie en Palestine.
Pour Reiner Stach, auteur en Allemagne d’une monumentale biographie de Kafka (2002-2014, non traduite), les dessins représentent la vraie découverte de cette mise en ligne. « Ils étaient inconnus jusqu’alors et n’apparaissaient pas dans l’édition critique de ses œuvres », dit-il au « Monde des livres ». Certains les qualifient d’« expressionnistes », mais Jean-Pierre Lefebvre y retrouve parfois les courbes des lettres hébraïques. Ils ont également surpris Jacqueline Sudaka-Bénazéraf, qui y avait consacré un ouvrage intitulé Le Regard de Franz Kafka. Dessins d’un écrivain (Maisonneuve & Larose, 2001) : « J’ai pu observer la convergence entre l’écriture de récits et le graphisme de ses figurines. » D’autres nouveautés sont-elles à espérer ? Avec Kafka, il est toujours difficile de parler d’épilogue.