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Portrait de Sylvain Tesson | Photo de Francesca Mantovani
Portrait de Sylvain Tesson | Photo de Francesca Mantovani
Dans le même numéro

Les mots blessés

décembre 2019

Dans un récit fragmentaire où la ferveur bataille avec la lucidité (La Panthère des neiges, Paris, Gallimard, 2019), effort récompensé par le prix Renaudot, l’écrivain-géographe Sylvain Tesson comble son goût de l’aventure et étanche sa soif de l’absolu. Il signe un texte court et fort où se fait sentir la fatigue de la modernité et qui constitue un éloge entrelacé de la patience, des ombres, du sauvage, du paysage et de la poésie. Cette ode à la Terre est servie par une langue pure et précise. L’invitation au voyage sur les plateaux du Tibet, qui est autant une plongée en soi qu’une descente dans le monde des bêtes, peut se lire comme la recherche passionnée et passionnante de la beauté, perdue puis retrouvée, en ordre dispersé.

À l’instar du saint Graal convoité naguère par quelques chevaliers et aventuriers, votre quête de la panthère des neiges est-elle initiatique ?

Quand on monte vers les bêtes (j’utilise le verbe monter car on va vers elles avec sérieux, comme un scout monte à la troupe, comme un grimpeur monte vers un sommet, dans le matin, en sortant du refuge sombre), quand on monte vers les bêtes, on prend le chemin initiatique. Qu’allais-je chercher en répondant à l’invitation de Vincent Munier (photographe animalier) ? Une bête que je croyais disparue. Un fragment de la perfection du monde. Un éclat de la beauté en ordre. Une ombre très fugace, reine de dissimulation. Le reflet d’images éteintes en moi. Un fragment jusqu’à nous parvenu d’une forme de vie unique (n’oublions pas que Charles Darwin, conspué par les monothéistes de tout poil, parlait dans L’Origine des espèces «  d’un seul grand système naturel  »). Je ne savais pas que j’allais chercher ces trésors, mais quand j’ai rencontré le fauve, j’ai su que je les avais trouvés. Pascal, dans sa sublime apostrophe, parle-t-il de Dieu ou de la panthère des neiges : «  Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé  » ? C’est là la grâce magique et pascalienne de l’affût animalier. On sait qu’on ne sait pas encore ce que l’on comprendra quand on verra ce qui n’apparaîtra peut-être pas ! Saint Jean de la Croix le disait plus spirituellement dans une glose: «  Pour la tout entière beauté/ ne risquerai quoi que ce soit/ sinon pour un je-ne-sais-quoi/ que d’aventure on peut trouver.  » Avant lui, saint Augustin eut la même intuition quand il priait la «  Beauté  » qu’il avait pensé trouver «  au dehors de lui-même  », alors qu’elle se tenait «  au-dedans  ». Vous avez donc raison d’évoquer «  la quête initiatique  » vers le saint Graal. Jung donne cette définition du Graal dans L’Homme et ses symboles : «  la plénitude intérieure que les hommes ont toujours cherchée  ». La panthère fut ma plénitude. Montrez des animaux aux hommes, ils se calmeront. Que l’humanité se mette à l’affût des bêtes ! Ce serait le moyen d’en finir avec la pétaudière. Le drame, c’est que l’homme préfère regarder son reflet. Et ce qu’il voit le rend mauvais.

Dans La Défense de l’infini, Aragon écrit : «  Voyageurs, vous avez le goût de l’infini sans doute. Ou n’êtes-vous que les colporteurs de vos rêves. Des oreilles neuves, il vous faut sans cesse des oreilles neuves.  » Qu’est-ce qui vous pousse vers le voyage ? La soif de l’absolu ? Le goût de l’inattendu, de l’in-entendu, de l’invisible ?

Je voyage pour faire défiler des images devant mes yeux – montagnes noires, marécages saumâtres, steppes mortes et pierriers vifs – des paysages vastes, souvent lugubres. Davantage décors du Vaisseau fantôme que du Sacre du printemps. Parfois, de ces images, coulent des mots. Prendre des notes devant un paysage est l’un des plus modestes et des plus intenses plaisirs de ma vie. Devant un bel ensemble géographique, sentir naître des visions, des souvenirs est une chimie stimulante. Associer des images qui ne sont pas faites pour se rencontrer est le principe du surréalisme exposé par André Breton dans le Manifeste du surréalisme de 1924 : «  croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui  ». Quand je regardais la panthère, le visage de ma mère défunte se superposait à la face du félin. N’est-ce pas là l’une de ces «  formes d’associations  », par l’association de formes ? J’aime que les paysages allument en moi le souvenir de lectures. (Le voyage inverse est possible : on se souvient d’événements vécus à la lecture d’une phrase.) Quel bonheur, cet aller-retour entre la réalité et sa description littéraire ! Par exemple, devant les méandres du haut Mékong, au mois de septembre 2019, je me souvenais des descriptions de la steppe de Pierre Benoit, ou bien du seul vers du Thibet de Segalen que je connaisse : «  L’eau se fait lutte mouvante.  » Braque a parlé de cette opération alchimique : «  La réalité ne se révèle qu’éclairée par un rayon poétique.  »

Ce beau récit fragmenté est celui d’une transformation, la vôtre, celle d’un homme qui tenait l’immobilité «  pour une répétition générale de la mort  », puis s’acquitte de son «  ancienne indifférence par le double exercice de l’attention et de la patience. Appelons cela l’amour  ». Votre lucidité critique sur le désordre du monde et les méandres de la modernité abriterait-elle une lueur ? Est-il encore permis d’aimer, d’espérer ?

Une lueur ? Quelle blague ! Vous connaissez la plaisanterie soviétique : «  Camarade, tu vois la lueur au bout du tunnel ? Le train d’en face arrive.  » Je crois aux voies d’échappée, pas au sens de l’histoire, ni au salut, ni à la perfectibilité de l’homme. Le destin de l’humanité est l’éternel retour du pire. Toutefois, nous ne sommes pas sommés individuellement de subir l’entreprise d’asservissement techno-scientifico-économique à l’œuvre en ce moment sur la Terre. On peut sortir de l’usine. Pour cela, il faut discerner des chemins de traverse. Ils sont plus ou moins élaborés, plus ou moins sophistiqués : le voyage à pied, les nuits dans les bois, la lecture chez soi, la contemplation d’une toile, la plongée en apnée, l’escalade, le tir au pistolet sur de petites cibles. Toute activité qui rehausse la qualité du silence, l’épaisseur du temps, la solitude. On peut aussi réunir des amis autour d’un feu et se lire un poème en buvant un litre de vin de Loire. Bref, on peut échapper au désordre (le plus grand ennemi de la vie) en ordonnançant très classiquement ses propres moments.

À propos de la prétention humaine, vous avancez : «  Les bêtes sont des gardiens de square, l’homme y joue au cerceau en se croyant le roi.  » À travers l’expérience précaire mais profonde de l’affût, «  cette foi modeste  » apparentée à une prière, une recherche d’humilité imprègne ces pages. La modestie manque-t-elle à l’homme depuis qu’il se mire et s’admire dans la promesse de progrès ?

Le motif de l’humanité est de ne pas se contenter ni de ce qu’elle est, ni de ce qu’elle a. «  Cela ne suffit pas  » est sa devise. Les Grecs antiques ont proposé «  rien de trop  », mais cela n’a pas tenu. Un jour, l’homme a taillé un silex et depuis, vit dans cette certitude : sa mission est de recomposer le monde. Aujourd’hui, le solfège intégral du vivant est en passe d’être réinventé. De la molécule à l’atome, du gène à la cellule, nous sommes en mesure de modifier le poème initial. Nous pouvons même intervenir sur la structure de la matière inerte ! Et nous sommes en train de le faire. Nous sommes au balbutiement d’un grand œuvre techniciste. Ce défi s’accompagne de ce que vous soulignez : une ivresse de nous-mêmes doublée d’un fétichisme technique. Quand nous nous agenouillons devant la force, selon l’expression de Simone Weil, la dictature nous accueille. Quand nous nous agenouillons devant la technique, nous ne savons pas ce qui nous attend, car la technique «  dans son être, est quelque chose que l’homme de lui-même ne maîtrise pas  », disait quelqu’un qui a essayé de nous mettre en garde du fond de la Forêt-Noire.

La contemplation des bêtes, «  dieux déjà apparus  », projetterait notre «  miroir inversé  ». Quelles qualités perdues par les hommes les bêtes possèdent-elles ? Faut-il descendre dans le monde animal pour remonter ou retrouver le sacré ?

Les bêtes vivent des vies intenses, violentes, glorieuses. C’est cela le sacré : emplir le monde dans la vérité d’une présence définie. Nulle morale ne régit leurs actes mais nulle injustice n’entache leurs gestes. La panthère : elle chasse, dort au soleil, caracole dans les falaises, regarde le ciel, élève ses enfants. Toute bête jouit de vivre. Tout bête mène grande vie. Tout bête sait ce qu’elle a à faire, agit dans le cadre imparti par son paysage et œuvre dans la limite de sa détermination. Nous autres humains, nous cherchons toujours. L’humanité est obsédée par deux questions russes. La question de Lénine : «  Que faire ?  » et la question de Tchekhov (dans sa pièce L’Ours) : «  Qu’avons-nous fait ?  » Quelle fatigue que d’être un homme !

Ce que vous traquez, y compris à travers l’attente incertaine d’un surgissement, c’est la beauté, fussent son débusquage difficile et son dévoilement douloureux. La beauté telle qu’elle se manifeste dans le milieu sauvage est-elle plus parfaite ? La défense de la beauté devient-elle une réponse, un rappel, une réplique et une résistance au laid ?

La question de la beauté n’est plus à l’ordre du jour. Elle fut le programme de beaucoup de princes. Périclès se pensait son serviteur. Même Napoléon III n’avait que le désir de l’embellissement de son Empire. Avez-vous entendu un homme politique utiliser le mot de «  beauté  » dans les dernières décennies ? Quand le programme est «  la sécurité de toutes et tous  » (c’est-à-dire la mise au pas de chacun), vous n’avez pas loisir de penser à l’harmonie du mobilier urbain, à la beauté des fontaines, à la splendeur des arts. D’ailleurs, l’un des traits de notre époque est le refus de donner une définition générique au mot «  beauté  ». Quand tout se vaut, comment pourrait-on désigner le beau ? Et pourquoi défendre ce que l’on ne peut même pas définir ?

Par l’effet conjugué du pillage, de l’indifférence et du déni, on en vient à se demander si certains ne veulent pas en finir avec la Terre, tandis que d’autres tentent de sauver les meubles qui peuvent encore l’être. La littérature a-t-elle un rôle à jouer dans la dénonciation du crime écologique ? Doit-elle à son tour constater, alerter, crier ?

Les «  effondristes  » (appelons ainsi les promoteurs de l’idée de la proche apocalypse) ne sont pas des esprits très travailleurs. Ils découvrent dans l’imprécation catastrophiste une méthode de pensée, de discours et d’analyse radicale, facile, spectaculaire, déjà prête. Soudain, une grille de lecture est offerte, elle se résume ainsi : boum ! Soulignons que la thèse effondriste existe depuis quarante ans, mais qu’elle s’est répandue en cette année 2019 dans le discours collectif occidental grâce aux grandes orgues médiatiques. Or, comme toute mode, la mode effondriste s’effondrera. Dire que tout va très mal ne suffit pas. Il faut chercher des pistes.

Dans la nature, je défends trois optiques : le virgilisme, le zarathoustrisme et le statisme apollinien. Le virgilisme consiste à chanter ce que l’on aime, inspiré par le Virgile des Géorgiques. Je crois que la vénération de la nature participe à sa conservation. La poésie possède une force d’apaisement. Elle peut calmer le démiurgisme humain. Mieux que les imprécations apocalyptiques des sorciers incas. Le zarathoustrisme consiste à marcher vers le soleil, à choisir la vie, à préférer la pureté, la lumière vive, les matins clairs et tout ce qui dit «  oui  ». Quand on se persuade que la Nature est un salut, on la défend comme un antidote. Le statisme apollinien est le nom prudemment compliqué donné au conservatisme élémentaire. Je préfère ce qui est à ce qui vient, le «  maintien  » au «  changement  ».

Imaginons que l’humanité soit en train de creuser un tunnel pour s’exfiltrer de l’affreuse caverne de Platon et gagner enfin le plein soleil. Dans la galerie de mine, on entend des craquements. Cela va mal : le plafond se craquelle ! Il est plus facile de taper sur une casserole en glapissant : «  Ça va s’écrouler ! C’est la fin !  » que de placer des étais (statisme apollinien), chercher la direction où creuser (zarathoustrisme) et chanter la beauté de la lumière (virgilisme). Attention ! Ce discours ne me place pas du côté des technophiles qui dénient le drame écologiste. Ceux-là sont pires que les effondristes. Leur modèle de référence : les Trente Glorieuses. Ils pensent que l’aménagement pompidolien conduira au salut de l’humanité. Que le Tgv les emporte !

Vous comparez la Terre à un poème éclatant par endroits mais, partout ou presque, abîmé, brisé. Récemment encore, vous marchiez sur les pas du Prince des poètes, suivant les paradoxes d’Ulysse, parcourant l’Iliade et l’Odyssée, «  journal du monde  », «  chants divins  », «  poèmes d’or  ». Si le vœu de Hölderlin n’a pas manqué en effet d’être piétiné par la turpitude et les tours humains, n’y a-t-il chez vous la tentation d’habiter le monde en poète, de faire de la poésie un abri dans ce monde défait ? Comment le «  verbe en feu  » d’Homère vous soulève-t-il et en quoi la poésie nous élève-t-elle ?

Depuis la révolution numérique, c’est-à-dire la soumission de l’humanité au nombre, à l’écran, au digital et à la statistique, le langage est blessé. Le verbe s’était fait chair. Il saigne. Les mots reculent. Proust le disait et les jeunes filles seraient aujourd’hui en pleurs : «  Les hommes doivent, comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître avec leur indépendance.  » Or nous avons renoncé à notre indépendance devant les machines et le langage est tombé. Les mots sont blessés. Une époque qui peut produire la phrase : «  Je dégage du temps pour produire du contenu afin de revenir vers vous pour gérer la suite  » au lieu de : «  Écrivons-nous, nous y verrons plus clair  » n’est pas heureuse. En 2019, la parole ne commande pas. Ce sont les images qui dirigent. Or il se passe quelque chose de très symbolique. Alors même que l’image prend le pas, l’homme, à cause de la consultation excessive des écrans, devient myope. Les agences de santé publique le signalent. Le myope est un animal humain inadapté au réel, très inapte à la vie dans les bois. J’en sais quelque chose, je le suis. Le tout est de se corriger.

Propos recueillis par Nicolas Dutent

Sylvain Tesson

Géographe de formation, Sylvain Tesson est désormais écrivain et voyageur. Son aventure commence en 1991, en Islande ; s’ensuivent d’autres périples, en Russie, en Asie centrale et en Sibérie notamment. Il fut lauréat du prix Goncourt de la nouvelle avec Une vie à coucher dehors (La Loupe, 2009), ainsi que du prix Médicis essai pour Dans les forêts de Sibérie (La Loupe, 2011) et du prix Renaudot,…

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Là où nos sociétés connaissent des tensions, là aussi travaille le langage. Le dossier d’Esprit (décembre 2019), coordonné par Anne Dujin, se met à son écoute, pour entendre l’écho de nos angoisses, de nos espoirs et de nos désirs. À lire aussi dans ce numéro : les déçus du Califat, 1989 ou le sens de l’histoire et un entretien avec Sylvain Tesson.