« À Hong Kong, on ne lutte plus pour la démocratie, on s’accroche pour ralentir notre mort »

« À Hong Kong, on ne lutte plus pour la démocratie, on s'accroche pour ralentir notre mort »
Manifestation à Hong Kong, en 2019 © renfeng tang / Flickr (CC BY-SA 2.0)

Le 1er juillet 2020, la très répressive loi sur la sécurité nationale entrait en vigueur à Hong Kong. Arrestations politiques massives, attaques contre les libertés académiques, « parano généralisée »… Douze mois plus tard, chercheurs et activistes racontent comment la ville et ses (ex-)habitants ont « basculé dans la peur ».

Printemps 2020. C’est une soirée comme les autres. Restrictions sanitaires obligent, Finn Lau rentre seul chez lui. Il est en train de traverser tranquillement les rues désertes et silencieuses de Londres lorsqu’il aperçoit, dans son dos, les ombres de trois hommes suivre la sienne avec insistance, pendant plusieurs minutes. Pour vérifier leur présence, ce militant pro-démocratie hongkongais chevronné s’arrête à un croisement en faisant mine de ranger sa veste. C’est à cet instant précis que le trio d’inconnus lui « tombe dessus » sans prévenir. Des coups de pied violents, raides, qui le renversent au sol instantanément. Son visage, ses oreilles et sa hanche sont touchés, mais ce qui le marque le plus, sur le moment, c’est « l’odeur du sang qui coule sur [ses] yeux ». Un laborieux trajet à l’hôpital plus tard, les médecins du NHS, l’agence de santé publique du Royaume-Uni, se montrent relativement rassurants. L’hémorragie interne a été évitée de justesse. Finn Lau pourra s’en tirer avec quelques cicatrices, un peu de repos et des séances de suivi psychologique.

Pas de quoi le rassurer pour autant. Pendant plusieurs mois, cet ancien spécialiste des marchés immobiliers, désormais réfugié politique dans la capitale britannique, se repasse en boucle la scène dans sa tête. Avant de se confier au média Stand News à la fin de l’année, il tente d’accumuler les maigres indices à sa disposition. La vidéosurveillance ne donne rien. Au commissariat du coin, la police britannique se contente de lui indiquer que le quartier est « habituellement très calme ». Une attaque anti-asiatique de plus, dans un contexte occidental où ce genre d’actes racistes se multiplient ? « Les assaillants n’ont pas dit un mot en m’attaquant, et ils ne m’ont dérobé aucun objet personnel », objecte Finn Lau. Encore plus « probant », selon lui, les dernières rumeurs qui lui parviennent depuis sa ville natale à cette période parlent de « 100 000 euros de prime placés sur [sa] tête ». Quelques semaines plus tard, un mandat d’arrêt sera émis par la police de Hong Kong à son encontre, au nom de la nouvelle loi sur la sécurité nationale imposée par Beijing sur la région administrative spéciale. « Ce calendrier est troublant, trop troublant. Pour moi, ces événements ne peuvent qu’être liés », assure aujourd’hui l’activiste d’un air grave, son habituelle chemise blanche sur les épaules. En clair ? Malgré l’absence de preuve, Finn Lau s’est forgé son intime conviction : pour lui, pas de doute, son agression londonienne « porte la marque du Parti communiste chinois ».

Certes, dans les rangs du mouvement pro-démocratie hongkongais, la démarche médiatique de Finn Lau embarrasse. En s’exprimant de façon si catégorique en public, certains lui reprochent d’avoir sacrifié l’exactitude de ses affirmations sur l’autel de ses obsessions personnelles. Après tout, beaucoup d’exilés en Europe ou en Amérique du Nord subissent, comme lui, des agressions de toutes sortes depuis quelques mois ; rien n’indique que celles-ci sont davantage liées à leurs activités politiques qu’à leur apparence physique. « La vérité, c’est qu’on n’en sait rien. Pour moi, Finn Lau s’est un peu précipité sur ce coup… », souffle l’un de ses collègues installé, lui aussi, en Europe. Mais derrière la controverse interne, se dessine surtout un basculement inédit dans l’état d’esprit de ces militants qui défendent avec acharnement leurs idées démocratiques depuis de longues années : le sentiment que plus rien ne leur sera épargné. Y compris à Washington, Paris ou Hambourg, où certains d’entre eux ont désormais trouvé refuge.

Répression politique

Il faut dire que depuis l’entrée en vigueur du fameux texte de loi sur la sécurité nationale le 1er juillet 2020 – après son adoption, la veille par le Parlement chinois -, la répression politique s’intensifie à une vitesse particulièrement frappante à Hong Kong. Avec 66 articles abscons, couvrant quatre catégories de crimes tous passibles de la prison à vie – « sécession », « subversion », « terrorisme » et « collusion » -, la loi a déjà été officiellement invoquée à de nombreuses reprises depuis un an. Des candidats du camp pro-démocratie ont reçu l’interdiction formelle de concourir aux élections, des slogans comme « Glory to Hong Kong » ont été bannis des écoles, et des vagues de dizaines d’arrestations ont eu lieu à plusieurs reprises, notamment en juillet, décembre et janvier derniers. À la clé, peu de libérations sous caution mais beaucoup de détentions « provisoires », dans l’attente de futurs procès. D’autres jugements qui ne concernent pas directement la nouvelle loi, comme ceux du magnat de la presse Jimmy Lai et du jeune militant Joshua Wong, ont d’ailleurs déjà eu lieu. Tous deux purgent actuellement des peines de plus d’un an de prison pour leurs rôles respectifs dans l’organisation des manifestations de 2019, au plus fort de la mobilisation contre le gouvernement pro-Beijing de Carrie Lam. En attendant, sauf miracle, des sentences encore plus lourdes pour violation de la nouvelle sécurité nationale.

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Manifestation à Hong Kong, en 2019 © Katherine Cheng / Flickr (CC BY-ND 2.0)

Plus récent : le 4 juin dernier, le rassemblement annuel de commémoration du massacre de Tian’anmen a été formellement interdit, la police hongkongaise citant à la fois « le contexte sanitaire » et la loi sur la sécurité nationale pour justifier sa décision, rappelant au passage que toute participation à un rassemblement non-autorisé était passible de cinq ans de prison. Figure de proue de ceux qui participent à la traditionnelle veillée aux bougies à cette date, l’avocate Chow Hang-tung a été arrêtée dès l’aube à son domicile. Des centaines de policiers ont bouclé les accès au parc Victoria, resté vide pour la première fois en trente-deux ans. « L’année dernière, dans mon quartier, nous étions environ 500 personnes à participer au rassemblement, cette année nous étions 35, constate Leslie Cheung, une activiste présente sur place *. C’est toute la stratégie de la nouvelle loi : moins il y a de gens qui participent aux manifestations, plus les militants sont facilement ciblés et harcelés. » Face à l’impossibilité de se rassembler, certains ont tout de même trouvé d’autres moyens de commémorer cet anniversaire. Des magasins ont soudainement mis à disposition des lots de bougies présentées comme « purement festives » ; des habitants ont allumé des petites lumières à leurs fenêtres ; d’autres, croyants ou non, ont participé à des services religieux dédiés dans des églises ouvertes pour l’occasion. 

Les images de Tian’anmen, justement, Lok Kan les avait découvertes en direct, en 1989, en compagnie de ses deux parents dans le salon familial, depuis Hong Kong. « Je n’avais que 7 ans à l’époque, mais je me souviens encore des larmes qui coulaient sur le visage de mon père. Il murmurait tout bas : “Ils sont en train de les tuer…” », se remémore cette comédienne et militante de 39 ans, toujours dans l’attente de la validation de la demande d’asile politique en France qu’elle a effectué il y a 6 mois. Quelques heures après le massacre, toute sa famille était descendue dans la rue, comme beaucoup d’autres, en mémoire des victimes. « Tout le monde était là, même mes oncles et mon père qui sont pro-communistes. » Une situation impossible à imaginer aujourd’hui : « Désormais, mon père est persuadé qu’il n’y a eu aucun mort sur place, que tout n’était que “mise en scène” ou “complot”. Il ne récite pas la propagande du Parti communiste, il en est sincèrement convaincu. On a déjà eu cette conversation plusieurs fois, y compris alcoolisés : on voit dans ses yeux qu’il croit sincèrement dire la vérité. WeChat et les réseaux sociaux chinois lui ont complètement retourné le cerveau. »

Désormais, si Lok Kan a décidé de ne plus rentrer dans sa ville natale jusqu’à nouvel ordre, c’est d’ailleurs par crainte que sa propre famille, côté paternel, la dénonce auprès de la police. Et pour cause : outre son lobbying actuel, elle a vécu au plus près les secousses politiques qui ont traversé Hong Kong ces dernières années. Mouvement des parapluies en 2014, occupation temporaire du Conseil législatif en 2019, manifestation géante le 1er janvier 2020… À chaque événement de grande ampleur, elle était là aux premières loges, pour soigner les blessés ou « faire nombre ». Aujourd’hui, elle reste surtout en contact avec sa mère, une « pro-démocrate convaincue » dont elle rêve ou (cauchemarde) souvent la nuit. Au téléphone (dans la vraie vie, cette fois), cette dernière ne cesse de lui répéter : « On se reverra un jour, à Taïwan ou ailleurs, quand Hong Kong sera libre. »

Sauf miracle, ce ne sera sans doute pas pour tout de suite. À vrai dire, les velléités de contrôle du nouveau bureau de la sécurité nationale de Beijing – une émanation directe des autorités chinoises rattachée au Comité central du Parti communiste chinois (PCC), actuellement installée dans deux hôtels de la ville – s’étendent même au-delà des frontières de la ville. En janvier dernier, le secrétaire à la sécurité de Hong Kong, John Lee, a ainsi fait savoir qu’il « n’excluait pas » une action en justice contre deux élus danois ayant aidé, un mois plus tôt, un député du Parti démocrate à quitter sa ville natale. En cause, l’article 38 de la loi, qui stipule qu’elle s’appliquera aux infractions commises « depuis l’extérieur », par « toute personne qui n’est pas un résident permanent de la région ». Comprendre : par n’importe quel citoyen dans le monde. « Cette disposition n’a pour l’instant jamais été officiellement invoquée, précise Sebastian Veg, directeur d’études à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) et spécialiste de l’histoire intellectuelle de la Chine contemporaine. On peut penser qu’elle est dirigée en premier lieu contre les Hongkongais qui ont quitté le territoire, mais rien n’empêche qu’elle soit appliquée plus largement. » Côté diplomatique, les traités d’extradition entre Hong Kong et de nombreux pays occidentaux comme l’Australie, l’Allemagne, la France, les États-Unis ou encore le Canada, restent également suspendus depuis l’été 2020.

Rétrocession « des cœurs et des esprits » 

Moins visible que ces conséquences politiques concrètes, l’application de la loi a surtout généré une « atmosphère de peur » au sein de la population locale. Militants, chercheurs ou citoyens ordinaires : l’expression revient inlassablement dans la bouche des témoins des événements de ces derniers mois. Depuis les logements exigus du centre financier, rarement accepte-t-on de témoigner à visage découvert ; les plus volontaires sont ceux qui prennent à cœur leur rôle de lobbying international depuis les grandes métropoles du monde occidental. Les témoignages, en tout cas, se rejoignent : à Hong Kong, slogans, pancartes et cris de ralliement ont quasiment disparu. Restaurants et petites entreprises n’osent plus afficher explicitement leur soutien au camp pro-démocratie. La plupart des fonds financiers servant de moteur au mouvement ont été délocalisés à l’étranger, et nombreux sont les propriétaires qui cherchent à vendre au plus vite pour pouvoir émigrer.

De même, sur les campus universitaires, chacun se jauge et reste prudent. Collègues et étudiants sont devenus de potentiels « délateurs », comme en témoigne la création d’une « ligne téléphonique de dénonciation des atteintes à la sécurité nationale », qui reçoit en moyenne plus de 500 appels par jour depuis novembre dernier. Les plus engagés ont renoncé aux publications en leur nom sur Twitter, Facebook ou Instagram, étroitement surveillés par la police. Pour eux, les applications sécurisées Signal et Protonmail sont devenus la règle, WhatsApp et Gmail l’exception.

Encore étudiante à l’université municipale de Hong Kong à l’été 2020, juste après le passage de la loi, l’activiste et ex-élue syndicale Joey Siu se souvient d’une atmosphère « particulièrement tendue » dans les couloirs et les salles de classe. « C’était comme si, tout d’un coup, Hong Kong basculait dans la peur. » Les étudiants chinois ouvertement pro-Beijing n’étaient qu’une « minorité », mais une « minorité très active », assure celle qui est aujourd’hui installée à Washington pour mobiliser à l’international. « Certains déchiraient nos affiches, d’autres tentaient de démolir nos pancartes. Avant même le passage du texte, la statue “Goddess of democracy” qui trône dans l’un des halls de la fac avait été prise pour cible, raconte Joey Siu. La loi a donné à tous ces gens plus de force, elle a renforcé leurs convictions nationalistes. »

« Je deviens jalouse des Allemands autour de moi, parce qu’ils ont la chance d’être chez eux (…) J’aimerais tellement être à leur place »
Glacier Kwong, 24 ans, militante pro-démocratie réfugiée à Hambourg, en Allemagne

« Tout cela ouvre la porte à une société de délation qui peut toucher tous les domaines de la vie quotidienne, résume Sebastian Veg. Il ne faut pas oublier que Hong Kong reste une société très divisée sur le plan politique. Les démocrates ont été dominants lors des dernières élections mais, avec environ 60 % des voix, ce n’est pas une domination complètement écrasante. » Et le parti de Xi Jinping de s’engouffrer dans cette brèche, avec une obsession marquée pour le révisionnisme historique (officiellement, la rétrocession de 1997 est désormais présentée comme « une brillante et grande réussite dans l’histoire de la race chinoise ») et les esprits des générations futures qu’il reste à (re)conquérir. En avril, Hong Kong a ainsi célébré sa première « Journée de l’éducation à la sécurité nationale » à travers des marches militaires, des exercices antiterroristes et des activités de promotion dans les écoles. « Il est question depuis longtemps d’une “seconde rétrocession” qui serait celle des cœurs et des esprits, les autorités suggérant souvent que les Hongkongais restent hostiles au PCC et rétifs au patriotisme, détaille Veg. Mais la stratégie des autorités chinoises consistera sans doute à dire que le cadre légal est respecté, et qu’après tout tous les pays européens et américains ont, eux aussi, des lois contre la sécurité nationale et contre le terrorisme. »

Déracinement et découragement

Il n’empêche : à l’heure actuelle, ce ne sont pas les fantômes de l’Allemagne mais bien ceux de la Chine qui hantent Glacier Kwong, 24 ans, fondatrice de l’ONG Keyboard Frontline. Installée à Hambourg depuis 2018 pour y suivre des études de droit, elle était retournée à Hong Kong au printemps 2020, juste avant le passage de la loi. « Sans doute pour la dernière fois », raconte-t-elle en mai 2021 depuis son appartement allemand, dans lequel trône un grand drap noir flanqué de la phrase « Hong Kong, ce n’est PAS la Chine ». « De part mon implication dans certaines campagnes électorales, je sais que je risquerais d’être arrêtée dès mon arrivée », expose-t-elle sans sourciller. Serait-elle prête à prendre le risque ? Réponse hésitante : « Seulement si mon arrestation pouvait générer un élan politique suffisant pour relancer la mobilisation. » Après un court silence, sa voix tremble et ses battements de cils s’accélèrent. « En fait, j’aimerais pouvoir répondre par un “Oui” catégorique, mais je ne suis pas sûre d’être assez courageuse… »

En attendant d’en arriver là, Glacier Kwong repense souvent aux week-ends « shopping et salon de thé » qu’elle passait avec ses amies à Hong Kong. Ce qui lui manque, ce sont aussi la météo, « humide et chaude », et la foule du centre-ville, deux choses qu’elle « détesterait sans doute au bout de deux jours » en étant sur place dans des circonstances normales. Les menaces anonymes qu’elle reçoit sur ses réseaux sociaux – « Ta mère va crever », « Tu n’es qu’une salope » – n’arrangent pas ses crises de larmes. Parfois, elle se demande même si elle ne bascule pas dans la « parano ». Précaution quotidienne parmi d’autres : pour chacun de ses trajets dans les transports en commun de Hambourg, elle prévoit 10 à 20 minutes supplémentaires « au cas où quelqu’un [la] suivrait ». « Je deviens anxieuse quand une autre personne Asiatique que je ne connais pas s’approche de moi, ajoute-t-elle. Et ça m’inquiète toujours quand quelqu’un monte à la même station et s’assoit à côté de mon siège. Pour vérifier que ce n’est rien, je sors au tout dernier moment de la station lorsque le métro s’arrête. » Un réflexe en forme de reste de son accoutumance aux méthodes de la police à Hong Kong, dit-elle. « Mais le pire, c’est que je deviens jalouse des Allemands autour de moi, parce qu’ils ont la chance d’être chez eux  », poursuit celle qui a notamment écrit pour le journal d’opposition Apple Daily, dont la publication s’est arrêtée le 24 juin 2021 après le gel de ses actifs et l’arrestation de cinq de ses dirigeants. « Parfois je les regarde et je me dis : “Tout est si facile pour eux”. J’aimerais tellement être à leur place. »

Cette sensation, celle d’avoir été « arraché » à son propre lieu de vie, Kenneth Yeung la ressent d’autant plus que ses parents et beaucoup de ses amis résident encore parmi les 7 millions d’habitants sur place. Attablé à la terrasse d’un café, ce passionné de science politique, sous visa étudiant à Paris depuis 2015 et membre du petit Comité pour la liberté à Hong Kong, admet volontiers son mal-être. Récemment, il a coupé tous ses réseaux sociaux pendant deux mois. Suivre l’actualité locale, rythmée par les arrestations et les menaces du camp adverse, y était devenu trop anxiogène. Au fil de son récit, il revient notamment sur cette arrestation spectaculaire, suivie en direct en août 2020, de douze personnes tentant de fuir Hong Kong pour rejoindre l’île de Taïwan à bord d’un bateau. Parmi elles, se trouvait l’opposant Andy Li, placé en détention dans une prison de Chine continentale avant d’être finalement remis à la police hongkongaise et placé, d’après des informations d’Apple Daily, dans un hôpital psychiatrique. Au désespoir de ses proches et de sa famille, qui luttent toujours avec acharnement pour pouvoir le revoir de leurs propres yeux. « Je me souviens m’être dit en découvrant cette affaire : “Ça aurait pu être moi et mes amis.” Même quand on ne connaît pas directement les personnes arrêtées, tout ça est insoutenable… Ne serait-ce qu’à lire ou à écouter », lâche Kenneth Yeung.  

Côté divertissement aussi, la consommation de Kenneth Yeung a changé : lorsqu’il choisit un film à voir avec ses amis, c’est « Les Mitchell contre les machines plutôt que Nomadland », jugé « trop lourd, trop politique ». « Mais la dépression revient, c’est une sorte de stress invisible, permanent, reprend-il. Même quand on s’appelle avec mes parents, on ne se parle plus de politique. Non pas par crainte d’être surveillé, mais parce que ce serait trop déprimant. » Sa mère est « pro-démocratie », son père « plutôt conservateur », mais tous deux s’accordent pour laisser à leur fils un peu de répit. Même précepte de la part de sa psychologue, qui lui a conseillé de « faire attention » à sa santé mentale en se réveillant lentement et progressivement le matin, à raison d’un « café ou d’un chocolat chaud par jour », à déguster jusqu’à « au moins 9 heures ». Comme lui, beaucoup d’expatriés hongkongais qui en ont les moyens sont suivis par des psychologues ou des spécialistes de la santé mentale.

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Manifestation à Hong Kong, en 2019 © renfeng tang / Flickr (CC BY-SA 2.0)

De nouvelles mobilisations sous les radars ?

Dans ce sinistre contexte, quid de l’avenir du mouvement ? Celui-ci dépendra de sa capacité à « s’organiser sous les radars », veut croire Glacier Kwong, évoquant des « formes de résistance qui s’apparentent désormais plus au “community building” qu’aux manifestations de rue ». « Tant que tout ceci reste invisible et n’attire pas l’attention internationale, notre résistance peut échapper au gouvernement », jure-t-elle avec un optimisme retrouvé. Exemple particulièrement enthousiasmant relevé par la journaliste Mary Hui dans les colonnes de Quartz : alors que la chaîne publique Radio Television Hong Kong efface progressivement toutes ses archives depuis sa reprise en main par une nouvelle direction pro-Beijing, certaines petites entreprises de blockchain comme LikeCoin tentent de sauvegarder dans l’urgence ce qu’elles peuvent de façon « décentralisée et sécurisée », en passant par les métadonnées de ces fichiers numériques.

« Des politiques de sanction ou de blocage à l’égard de la Chine pourraient avoir des effets positifs pour Hong Kong »
Finn Lau, militant pro-démocratie

Un contournement astucieux, qui rappelle que les démocrates de Hong Kong ne perdront sans doute pas de sitôt leurs méthodes « liquides ». « Le futur paraît sombre mais il y a des domaines comme la pop culture, la littérature et l’art qui sont restés très actifs dans le mouvement social, assure Leslie Cheung. Nous sommes beaucoup à nous accrocher – et à essayer de  renforcer – ce qu’on peut de notre identité locale. » En ligne, certains groupes de musique comme le boys band Mirror continuent ainsi de soutenir la cause démocratique, en passant par des paroles à la fois relativement explicites et pas toujours faciles à appréhender pour le pouvoir en place. « Il ne s’agit plus de devenir une démocratie, il s’agit de s’accrocher pour ralentir à tout prix la mort de Hong Kong », tranche Leslie Cheung. « Une fois passée cette première phase de répression, on ne peut pas exclure qu’il y ait une reprise de la résistance politique. Ce n’est pas le scénario le plus probable, mais on ne peut pas complètement l’exclure », pronostique de son côté Sebastian Veg.

Et forcément, dans une ville forgée par les crises et les conflits, les analogies historiques ne manquent pas. « Prenons l’exemple de la crise des missiles de Cuba pendant la Guerre froide. Sur le coup, tout le monde pense que les événements vont déboucher sur une catastrophe, retrace Glacier Kwong. Rétrospectivement, en revanche, on s’aperçoit que la crise a été utile, parce qu’elle a changé l’état d’esprit des deux parties. C’est pareil pour Hong Kong : en tant qu’activiste, on ne peut pas savoir si nos actions sont utiles tant qu’on ne les accomplit pas. » 

Sur place, la séquence actuelle ressemble en certains points « à ce qui a pu se passer en Hongrie en 1956 ou en Tchécoslovaquie en 1968, note quant à lui Sebastian Veg, avec une reprise en main autoritaire par le “grand frère” par-dessus la tête des autorités locales » : « Dans les deux cas, les Soviétiques n’ont jamais obtenu l’adhésion de la population, même s’il y a eu là aussi beaucoup de répression et de délation. » Autre motif d’espoir, selon Finn Lau, « l’engagement de principe avec la Chine est désormais remis en cause à l’international. » C’est par exemple le cas en Australie, pays avec lequel Beijing a récemment suspendu « indéfiniment son dialogue économique stratégique », sur fond de vives tensions concernant (entre autres) le dossier hongkongais. « Si ce changement de paradigme se confirme, des politiques de sanction ou de blocage pourraient avoir des effets positifs, comme cela a été le cas en Afrique du Sud dans les années 1980 et 1990. » Et l’activiste de conclure, avec pour la première fois une once de sourire sur son visage : « Hong Kong pourrait alors renaître de ses cendres, comme un phoenix. »

* Le nom a été modifié.

et aussi, tout frais...