Sous la pluie, la petite Bozena (le prénom a été changé) reste debout devant sa maison. Elle a taché son habit du dimanche et sait qu’elle est la plus mauvaise petite fille du monde. Elle a déjà demandé pardon et comprend qu’elle doit rester là. Sa maman non plus n’avait rien fait de mal, et pourtant elle aussi devait rester debout pendant de longues heures avec d’autres femmes. Cette fois, la punition prononcée par la mère ne dure pas longtemps. Le grand-père accourt, prend la petite fille par la main puis crie à l’adresse de la mère, en direction de la fenêtre, “Gestapo !”.

“J’ai mis beaucoup de temps à comprendre qu’après trois ans dans les camps ma mère n’était plus une personne normale, raconte Bozena. Elle avait été envoyée à Auschwitz à l’âge de 15 ans et y a perdu ses parents et son frère. Ça a dû changer quelque chose dans son cerveau.”

Personne ne leur faisait de câlins

Née quatre ans après la fin de la guerre, Bozena a aujourd’hui 72 ans et vit dans la région d’origine de sa famille. Elle se souvient qu’avec ses frères et sœurs, ils étaient nourris et soignés, mais que personne ne leur faisait de câlins. Au lieu de leur lire des contes, leur mère leur parlait des camps. De la violence. Des poux qui piquaient jusqu’au sang. De son réveil à côté d’une fille morte pendant la nuit. “Encore aujourd’hui, j’en fais des cauchemars”, ajoute Bozena avant de se murer à nouveau dans le silence.

Elle a honte de dire tant de mal de sa mère, qu’elle aimait et qu’elle a accompagnée jusqu’à ses derniers jours. “Vous devez comprendre, ma mère était dans le bloc des expériences médicales, elle a reçu des injections. Plus tard, ses accouchements lui ont enlevé l’usage de la parole et de ses jambes. Elle est demeurée alitée plusieurs années”, poursuit Bozena, qui continue de s’interroger sur le contenu des seringues.

Ses propres enfants et ceux de sa sœur sont nés avec une paralysie cérébrale.

Au moment où je me battais pour soigner ma fille, ma mère a lâché pendant un déjeuner dominical : laisse-la dans un établissement spécialisé, pourquoi te fatiguer. Alors qu’il s’agissait de sa petite-fille, elle avait dit ça avec calme et sang-froid, comme elle aurait parlé d’une machine à laver en panne. Bien qu’elle ne travaillât pas, elle ne m’a jamais aidée à m’occuper de mes enfants et pensait surtout à elle-même. Voilà comment était ma mère après tout ça.”

L’histoire de Bozena n’est pas unique. Après la Seconde Guerre mondiale, le psychologue Stefan Baley avait réalisé une étude sur la jeunesse polonaise et écrit que “son esprit collectif [était] contaminé par le complexe de la guerre”. Le sujet fit peu de bruit à l’époque. D’une part, le jeune régime communiste instrumentalisait les expériences de guerre et imposait certains tabous [notamment sur les crimes commis par l’Union soviétique]. De l’autre, les gens voulaient recommencer une nouvelle vie et laisser le cauchemar derrière eux.

Pratiquement tout le monde portait des cicatrices

Aucune assistance systématique n’a été apportée aux anciens prisonniers pour qu’ils surmontent leurs traumatismes. Au demeurant, qui n’en aurait pas eu besoin en Pologne après l’apocalypse de la Seconde Guerre mondiale ? Au sens large, les victimes se comptaient en millions : prisonniers des camps allemands et des goulags soviétiques, Juifs polonais survivants, soldats, déportés dont les villes et villages d’origine furent anéantis. En fin de compte, pratiquement tout le monde portait des cicatrices.

Dans les années 1950, Antoni Kepinski, alors jeune psychiatre et lui-même ancien prisonnier, fut l’un des premiers à décrire les symptômes et les effets de ce qu’il appelait le “syndrome KZ” (de l’allemand Konzentrationslager), c’est-à-dire le problème des traumatismes liés à l’expérience des camps de concentration. Lorsque des chercheurs américains introduisirent en 1980 le terme de “trouble de stress post-traumatique” (TSPT) pour décrire l’état des soldats revenant du Vietnam, il ressortit que leurs observations recoupaient celles d’Antoni Kepinski, dont les patients manifestaient les mêmes comportements : résurgence incessante de souvenirs douloureux, cauchemars, dépression, troubles anxieux répétés, suractivité injustifiée.

Bien des décennies plus tard, la guerre continuait dans les têtes d’une part importante de la population. Une enquête conduite en 2008 par l’équipe de la psychologue Maja Lis-Turlejska avait ainsi montré que 30 % des Polonais interrogés avaient des symptômes liés au TSPT quand cet indicateur ne dépassait pas 10 % dans les aut