Plagiat d'oeuvre invisible : une oeuvre inexistante est-elle protégée ?

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Plagiat d'oeuvre invisible : une oeuvre inexistante est-elle protégée ?

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Que dit la loi lorsqu'une oeuvre est invisible ?
Que dit la loi lorsqu'une oeuvre est invisible ?
© Getty - kevinjeon00

L’artiste américain Tom Miller accuse le peintre italien Salvatore Garau d’avoir plagié sa sculpture invisible "Nothing", plusieurs années plus tard. Une situation qui pose la question de la propriété intellectuelle dans l'art conceptuel.

Cela n’a rien d’une plaisanterie : un artiste reproche à un autre d’avoir plagié du vide. Et ce conflit qui semble inédit pose beaucoup de questions sur la définition et la protection de certaines oeuvres.

"Nothing" versus "Io sono"

En mai 2021, le peintre italien Salvatore Garau crée "Io Sono" ("Je suis", en italien), une sculpture inexistante, mise aux enchères par la maison de ventes Art-Rite. Sur le site, on apprend que l’oeuvre, estimée entre 6 000 et 9 000 euros, a finalement été adjugée à 14 820 euros. Aucune photo évidemment, mais une description : "une sculpture immatérielle à installer dans une habitation privée, dans un espace libre de tout encombrement", et de dimensions "variables", d'à peu près 1,5m x 1,5m. Un certificat d’authenticité est quand même délivré à l’acheteur, signé de ce diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Florence qui a concouru à la Biennale de Venise.

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Le certificat d'authenticité d'"Io sono" présenté en ligne par la maison italienne Art-Rite.
Le certificat d'authenticité d'"Io sono" présenté en ligne par la maison italienne Art-Rite.
- Capture d'écran

L’art conceptuel et l’utilisation du vide par les artistes n’est certes en rien une nouveauté (en 2009, le Centre Pompidou proposait une rétrospective, Vides, sur les expositions faites de rien). L’artiste italien n’en était pas non plus à son coup d’essai. En début d’année, il exposait déjà "Buddha in contemplazione", une oeuvre invisible, à Milan. Face aux critiques du prix jugé exorbitant de "Io Sono", le peintre s’était justifié en expliquant qu’elle était "la parfaite métaphore de l'époque que nous vivons", et que "le vide n'est rien d'autre qu'un espace rempli d’énergies"

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En revanche, l’accusation de plagiat semble inédite. D’après le magazine GQ, l’artiste Tom Miller affirme avoir déjà réalisé une oeuvre invisible en 2016, intitulée "Nothing", et demande donc à Salvatore Garau de le créditer, sous peine d’engager des poursuites judiciaires. Des poursuites qui auraient peu de chances d’aboutir selon Agnès Tricoire, avocate spécialisée dans l’art et la propriété intellectuelle, jointe par France Culture : 

Une oeuvre peut être protégée s’il s’agit d’une oeuvre originale, déterminable, explicable, justifiable. Je pense qu’en l’occurence le droit d’auteur n’a pas de prise, parce qu’il n’y a pas de forme originale ; et c’est justement la marque de l’auteur dans son oeuvre.

Une forme originale et concrète

Dans le droit français, l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle (CPI) établit que "l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous". Ensuite, selon l'article L. 112-1 du CPI, ses dispositions "protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit quels qu’en soit le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination". 

Mais attention, elles doivent répondre à certains critères : la concrétisation formelle de l'oeuvre, et son expression dans une forme originale. Une fiche du ministère de la Culture explique ainsi, à propos de l'exigence de concrétisation formelle de l'oeuvre : 

Toute création intellectuelle doit pour bénéficier de la protection du droit d’auteur être matérialisée dans une forme perceptible par les sens. Il est, donc, nécessaire que la forme puisse être dissociée du fond.                            
Le droit d’auteur ne protège pas les idées, les concepts, les méthodes qui sont à la base de la création lesquels sont de libre parcours et ne peuvent faire l’objet d’une propriété privative.

Cependant, à propos de l'exigence d'une forme originale de l'oeuvre, le ministère précise : 

L’originalité est la condition nécessaire et suffisante pour bénéficier de la protection du droit d’auteur. L’originalité est l’expression juridique de la créativité de l’auteur, elle est définie comme l’empreinte de sa personnalité. La condition d’originalité est une notion subjective et se distingue de la notion de nouveauté entendue objectivement (par exemple, deux peintures qui portent sur le même sujet peuvent être originale c’est-à-dire exprimer la personnalité de l’auteur sans pour autant revêtir une quelconque nouveauté).                            
Les juges du fond apprécient ainsi le caractère original de l’œuvre au cas par cas.

En l'occurrence, si une oeuvre invisible n'a par définition pas de concrétisation formelle et perceptible par les sens, elle peut répondre à l'exigence de forme originale, ne serait-ce que par une signature ou bien son contexte d'exposition.

Le vide appartient à tout le monde

Les instructions données par l'artiste pour l'installation de l'oeuvre (au centre d'une pièce vide, avec une délimitation d'1m50 sur 1m50 à l'aide d'un bandeau au sol) ressemblent selon l'avocate à "un début de matérialisation" de l'œuvre, "un début de forme originale, mais la première question serait de savoir si cette oeuvre peut être protégée, et ensuite si l'artiste qui accuse de plagiat a lui-même produit une oeuvre qui peut être protégée par le droit d'auteur et qui entre en concurrence à la seconde oeuvre. Tout cela reste donc très hypothétique", tempère-t-elle.

Agnès Tricoire : "S'il n'y a pas de forme originale, le droit d'auteur n'a pas de prise"

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Depuis les années soixante, les oeuvres d'art crées à partir de matériaux ordinaires, quotidiens, sont habituelles. Parmi les exemples les plus connus, il y a les oeuvres de Marcel Duchamp : l'artiste, par sa seule volonté, décrète que tel porte-bouteille ou tel urinoir est une oeuvre d'art, leur donnant ainsi un sens nouveau. Mais dans ces cas-là, objets ordinaires ou pas, la finalité est bel et bien physique, palpable, contrairement aux oeuvres invisibles. 

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Il y a certes l’idée qui peut être plagiée, mais là encore, l’idée étant le vide, le rien, une oeuvre non palpable, il semble difficile d’envisager que le droit puisse être d’une très grande aide. Pour autant, les oeuvres entrant en conflit avec la propriété intellectuelle ne sont pas rares, mais les artistes en ont conscience rappelle Agnès Tricoire : "De la même façon que les artistes monochromistes ne se sont pas mis à se poursuivre les uns les autres parce qu’ils réclamaient la propriété exclusive du noir ou du blanc, sur le plan juridique le droit ne peut pas donner des monopoles à des artistes sur des objets qui appartiennent à tous : des couleurs, du vide, des sons… Il y a un minimum de l’espace commun qui doit permettre la liberté de création de tous les artistes." Autrement dit, le vide appartient à tout le monde en tant que matière et espace de création.

Le droit fait la distinction entre ce qui doit appartenir à quelqu’un sous la forme d’un monopole et ce qui doit rester librement accessible à tous les artistes, pour que chacun puisse s’exprimer.                                    
Agnès Tricoire

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