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Chine : après Alibaba, pourquoi le Parti s'attaque-t-il à Didi, le géant du VTC ?

Didi Chuxing, plateforme chinoise de VTC, contrôle environ 90 % du marché des courses partagées en Chine. (Source : CNN)
Didi Chuxing, plateforme chinoise de VTC, contrôle environ 90 % du marché des courses partagées en Chine. (Source : CNN)
Bis repetita ! Après Ant Financial, le bras droit d’Alibaba, c’est au tour de Didi Chuxing, le géant chinois du VTC, d’être victime de la colère du Parti communiste. Seulement un jour après son entrée à la bourse de New York, les autorités financières de Pékin ont annoncé l’ouverture d’une enquête pour violation des règles du cyberespace. Faut-il y voir un épisode de plus dans la lutte de l’État contre les firmes monopolistique de l’économie numérique ? Ou bien une nouvelle offensive de Xi Jinping contre le réseau de son ennemi absolu, l’ancien président Jiang Zemin ?
*À vrai dire, Didi voulait entrer en bourse en 2015, mais le krach du marché boursier chinois l’en avait empêché. Trois ans plus tard, les meurtres et viols l’avaient empêché encore une fois d’entrer sur le marché. **18 dollars pendant une fraction de seconde.
Fin 2020, Didi n’avait pas encore annoncé officiellement de vrai plan d’introduction en bourse. Celle-ci devait, disait-on, avoir lieu à Hong Kong en mars 2021. Les rumeurs d’une première cotation à New York ont commencé à circuler sur certains médias comme Reuters*. On parlait alors d’une évaluation chiffrée entre 60 et 100 milliards de dollars. Bien entendu, lorsque la date de l’entrée sur la place new-yorkaise a été rendue publique le 30 juin, les investisseurs locaux et étrangers se sont rués. D’autant plus que Didi parlait d’une offre à 14 dollar l’action au lieu de 1,82 dollars lors de l’ouverture**. Les investisseurs avaient oublié l’affaire du viol suivi du meurtre d’une passagère de 2018, ainsi que que le second meurtre révélé la même année. Oublié aussi apparemment le service de transport partagé Hitch – contrôlé par Didi – plusieurs fois suspendu un peu partout en Chine pour des incidents similaires.
*国家市场监督管理总局国家市场监督管理总局. Le directeur de ce bureau central a connu Wang Qishan au début des années 2000 lorsqu’il était en poste à Pékin. **Selon la China Taxi Alliance (中国出租汽车产业联盟), principal plaignant alors.
En réalité, la débâcle actuelle ne sont pas liée à ces problèmes. En juin 2021, l’Administration de la réglementation du marché* se penchait déjà sur le cas de Didi, parce que l’entreprise contrôle environ 90% du marché des courses partagées en Chine. Elle semblait alors devenir un monopole**, ce qui exige plus de transparence sur la facturation. Nombre d’observateurs s’attendaient à une pénalité, comme celle imposée à Alibaba en avril dernier. Pourtant, Didi a continué son chemin vers l’introduction en bourse le 30 juin. La compagnie a essuyé une perte sur le prix d’ouverture, mais obtenu un gain sur le prix annoncé de 14 dollars. Durant la même journée, on parlait d’inclure Didi dans l’indice de la bourse new-yorkaise à partir du 8 juillet, et le 1er juillet de l’inclure également dans le marché des indices boursiers mondiaux à partir du 12 juillet.
*Le CAC cite d’ailleurs la collecte illégale de certaines données comme étant le problème majeur.
Or seulement une journée après l’entrée en bourse, l’administration chinoise du Cyberespace (CAC), dirigée par Zhuang Rongwen (庄荣文), un allié du Fujian de Xi Jinping, a annoncé ouvrir une enquête sur Didi. le 3 juillet, Pékin a suspendu l’enregistrement de nouveaux utilisateurs sur la plateforme. Le 4 juillet, les autorités, conformément à la loi sur la sécurité des réseaux en Chine, ont ordonné à l’App Store de supprimer l’application Didi. Pour ce qui est des « violations sévères des lois et des régulations », Didi est tenu de respecter de manière stricte les exigences légales et de se référer aux normes nationales afin de pouvoir corriger les problèmes sérieux qui existent et de protéger de manière efficace la sécurité des informations personnelles des utilisateurs*. La nouvelle de l’ouverture de l’enquête tombe alors moins de vingt-quatre heures avant l’ouverture des marchés en Amérique du Nord et le titre risque d’en prendre un coup.
La descente aux enfers de Didi, qui pourtant s’était dit prêt à collaborer avec les autorités après l’ouverture du dossier de la CAC, n’est pas sans rappeler la débandade de novembre 2020 avec l’entrée boursière manquée d’Ant Financial, le bras financier d’Alibaba, la firme de Jack Ma. Mais la situation est-elle vraiment similaire ? Le régulateur a-t-il voulu sévir une bois fois pour toute à la suite de problèmes comme le Safari de Hangzhou, la fuite de Zhaopin (et 51jobs, Liepin), ou des problèmes révélés lors de la journée mondiale du droit des consommateurs, pour ne nommer qu’eux ?

Ouverture d’enquête expéditive

Le 2 juillet, le Bureau d’examen de la cybersécurité (网络安全审查办公室) de la CAC a déclaré passer en revue Didi et ses pratiques. Durant cette période de révision, il ne pourra plus y avoir de nouveaux utilisateurs. La raison donnée : « Prévenir les risques liés à la sécurité des données nationales et protéger la sécurité nationale. »
Cette annonce arrive une journée après les commentaires de Li Min (李敏), le vice-président de Didi, sur Weibo, le Twitter chinois. Ce dernier répondait aux rumeurs selon lesquelles les données pouvaient être transmises aux autorités américaines parce que Didi est coté à l’étranger. Absolument impossible, s’est défendu Li Min, dans la mesure où les données des usagers locaux sont stockées sur des serveurs en Chine.
Pour l’instant, les rumeurs sur la décision expéditive de la CAC reposent sur deux éléments. Premièrement, Pékin, dont la nouvelle réglementation sur les données personnelles avait laissé perplexe, n’approuve pas la conservation de ce type de données par Didi. D’ailleurs, Tesla, comme d’autres fabricants, avait fait l’objet de restrictions en mai dernier de la part de la CAC pour deux raisons : le possible transfert de données à l’étranger et la divulgation par inadvertance d’informations sur des installations militaires et autres zones sensibles en Chine.
Deuxièmement, il s’est sans doute déjà produit une ou plusieurs fuites de données sensibles sur le trafic routier chinois vers les États-Unis. En témoigne la vitesse à laquelle la décision a été rendue publique. Là encore, si tel était le cas, cela poserait d’énormes problèmes au Parti. Or Li Min, dans ses commentaires en ligne, a bien parlé des données des usagers, mais pas des « données routières ». Il a d’ailleurs dû ensuite garantir que ces données ne pouvaient pas non plus être transmises aux États-Unis.
*Plusieurs cabinets d’avocats aux États-Unis abondent dans ce sens, certains parlant déjà d’investigations en recours collectif contre Didi. **La compagnie avait averti les investisseurs avant l’entrée en bourse qu’elle était « soumise à de nombreux risques légaux et réglementaires qui pourraient avoir un impact négatif sur nos activités et nos perspectives d’avenir » (Table des matières – lien vers page 25).
À vrai dire, le dossier de la CAC sur Didi ne date probablement pas de la semaine dernière*. En témoignent les avertissements aux investisseurs publiés avant l’introduction boursière**. De manière détournée et préventive, Didi blâmait déjà Pékin à travers ses multiples avertissements. À lire entre les lignes, le statut même de Didi, une compagnie chinoise, liée d’une façon ou d’une autre au gouvernement chinois, qui devient cotée aux États-Unis, est un risque en soi. De fait, une bonne partie des documents soumis par Didi avant son entrée boursière traitent des risques. Comme si la firme avait préparé son introduction sans rien dire au Parti et savait que ce dernier essayerait de la punir par la suite.

Une question de direction et de financement ?

*À noter que la fusion en 2015 entre Kuaidi (快的), basé à Hangzhou, et Didi avait été orchestrée en partie par Jack Ma, mais aussi d’autres associés de la clique de Jiang Zemin.
Cheng Wei (程维), le PDG de Didi, est un associé de longue date de Jack Ma. La colère de Pékin contre le fondateur d’Alibaba et la clique de Hangzhou expliquerait-elle ce qui arrive à Didi, deuxième affaire liée à une gigantesque entrée en bourse ? Difficile à dire, mais pas impossible du tout.
*Les sociétés de ce genre sont souvent comparées au « parti Donglin » (Donglindang, 东林党) qui existait principalement sous les Ming. Ce mouvement regroupait principalement des bureaucrates et des membres de la noblesse en faveur de réformes et impliqués dans les luttes de faction à l’époque.
Que penser de Liu Qing (柳青), la présidente de Didi ? Liu est la fille de Liu Chuanzhi (柳传志), le fondateur de Lenovo, lui-même fils de Liu Gushu (柳谷书), un ancien de la Banque centrale chinoise et un proche de « l’Ancien régime », le réseau de pouvoir de l’ex-président Jiang Zemin. Dans la mesure où Xi Jinping est en froid avec plusieurs compagnies du secteur de l’information, on peut penser qu’il n’apprécie guère les liens entre proches d’Alibaba ou les associations privées comme Liu Chuanzhi et l’ancienne « association de Taishan » (Taishanhui, 泰山会), qui incluait aussi Lu Zhiqiang (卢志强), PDG du conglomérat Oceanwide, et Jack Ma*. La rancune contre ces sociétés de l’ombre et l’héritage de Jack Ma est-elle suffisante pour que Pékin de manière calculée vienne nuire à Didi moins de 72 heures après sa cotation en bourse ?
*Certains parlent même de plus de 20 investisseurs étatiques depuis son lancement. Plus d’une centaine d’actionnaires sont ici en jeu. **Tous les présidents de Poly Group, du premier (He Ping 贺平) jusqu’à Xu Niansha (徐念沙), de 2013 à mars 2021, sont des « princes » du Parti. ***L’un des « huit immortels », Wang Zhen, fut vice-président de la République populaire de 1988 à 1993.
Autre interrogation comme dans le cas d’Ant Financial : les investisseurs stratégiques de Didi sont-ils en cause ? Sur les 14 investisseurs stratégiques que nous avons pu identifier*, se trouvent des institutions classiques telles que la Communication Bank, la Merchants Bank, la China Investment Corporation (中投公司) ou CITIC Capital. On retrouve également de plus petits fonds d’investissement dont le Poly Group**, une entité étatique autrefois dirigée par Wang Jun (王军), le fils de l’ex-président chinois Wang Zhen (王震)*** et l’un des partisans les plus importants de Bo Xilai, ainsi que Sailing Capital (赛领资本), dirigé par Liu Xiaodong (刘啸东), un proche de l’élite shanghaïenne, dont la famille de Jiang Zemin. Dans le conseil d’administration de Didi se trouve également le fonds d’investissement Boyu (博裕资本), dirigée par Jiang Zhicheng (江志成), le petit-fils de l’ancien numéro un chinois.
*Le gouverneur et secrétaire du Parti de la Merchants Bank depuis 2013 est Tian Huiyu (田惠宇), un des associés de Wang Qishan. La Merchants Bank est très investie dans Didi depuis 2016. **Le président du groupe, Ma Mingzhi (马明哲), est un ami de Xi Yuanping (习远平), le frère de Xi Jinping. ***Yang Mingsheng était à la tête du groupe entre 2012 et 2018.
Didi a clairement reçu une quantité d’aides non négligeable de la part des grandes banques chinoises, mais surtout de la Merchants Bank*, la Construction Bank et la Communication Bank, ainsi que des groupes d’assurance comme Ping’an (中国平安)** et China Life (中国人寿)***. Tous ces groupes ont investi des milliards dans Didi entre 2015 et 2017. En outre, durant la levée de fonds de 2016, deux autres petites sociétés de capital-investissement se sont jointes à la fête : Primavera Capital (春华资本), dirigée par Hu Zuliu (胡祖六), un proche de Jiang Zhicheng, et CDH investment (鼎晖资本), dont le patron est Wu Shangzhi (吴尚志). Il ne faut pas oublier que c’est en partie aussi grâce à Alibaba et Tencent que Didi a pu reprendre les parts de marché d’Uber en Chine entre 2015 et 2016, après les multiples enquêtes ouvertes par plusieurs provinces contre la filiale chinoise du géant américain des VTC en 2014 et 2015. Malgré tout, l’acquisition par Didi d’Uber Chine ne posait pas de problème en matière de réglementation anti-monopole en 2016. Des accusations à ce sujet feront néanmoins surface surtout à partir de 2019.
À noter aussi que Didi, tout comme Alibaba, est une entité à détenteurs de droits variables. Autrement dit, l’investisseur majoritaire n’est pas automatiquement celui qui contrôle la société. Ce qui permet à Didi de contourner certaines régulations en Chine, comme par exemple les restrictions sur l’investissement et le contrôle par une entité étrangère d’une compagnie chinoise.

Qui voudra encore des cotations boursières chinoises ?

*Ce commentaire pose la question du lissage des rapports fiscaux avant cotation (ce qui semble être une pratique commune), ainsi que celle des profits malgré la pandémie et les zones de quarantaine.
Didi semblait avoir le vent dans les voiles. La plateforme avait le plein soutien des principaux acteurs de l’économie chinoise. À l’instar d’Ant Financial, elle se retrouve à présent dans une situation embarrassante et tendue, tant sur le plan politique que financier. D’autant que les comptes du groupe interrogent quand on les regarde de près : comment des pertes de 35,3 milliards de yuans (5,4 milliards de dollars) entre 2018 et 2020 sont-elles parvenues à produire un profit de 5,5 milliards de yuans (850 millions de dollars) durant le premier semestre de 2021 ? Même Chen Xin (陈欣), professeur à l’Institut supérieur de finance de l’Université Jiaotong à Shanghai, se posait des questions sur l’exactitude des chiffres, dans un commentaire publié par le magazine Caixin le 21 juin dernier*. Du côté politique, Didi a bien essayé de se montrer patriote et loyal envers le Parti. La firme a par exemple organisé des séances « d’éducation patriotique » pour ses chauffeurs et mené une campagne d’affichage des « chauffeurs membres du Parti ». Apparemment, Didi n’a pas convaincu.
*En ce sens, les enquêtes « anti-monopole » contre Didi n’ont pas pour but de protéger le consommateur, mais bien de protéger la Parti et son accès aux données.
Pour autant, le problème ne vient pas seulement du financement du groupe provenant du réseau de « l’Ancien régime » de Jiang Zemin. Il vient aussi de l’étendu des services de Didi et de la quantité de données personnelles collectées, en particulier en matière de géolocalisation et de finance. Le cas d’Ant Financial l’a bien montré : le Parti ne peut pas accepter de compétition dans le domaine de l’information et des données personnelles. Un domaine qui relève de la sécurité nationale pour Pékin*.
*Il est grandement possible que Didi, comme Ant Financial, ne soit qu’un pion de plus dans la lutte par procuration entre les alliés de Jiang Zemin et Xi Jinping.
Bien entendu, le Parti ne peut pas donner de raisons politiques. Alors comme dans l’affaire Alibaba, il se retranche encore une fois derrière le système de réglementation, sa deuxième arme après la Commission de discipline. Ce qui revient à passer de nouveau de la sous-réglementation à la surenchère de règles afin de montrer l’efficacité de l’appareil mis en place par le Parti-État. Didi pourrait ainsi servir d’exemple aux autres, malgré les pertes encourues par les banques et autres acteurs étatiques chinois. Car le Parti – surtout Xi Jinping – est prêt à consentir de lourds sacrifices afin de couper les vivres, voire même détruire, ce qui reste de « l’Ancien régime »*.
Pour l’heure, ceux qui n’ont pas consulté avant d’investir n’ont pas forcément tout perdu. Didi pourrait encore se tirer d’affaire, notamment grâce au retrait de certains investisseurs, dont Boyu. Mais regagner la confiance des investisseurs sera difficile, car une enquête en cache souvent une série d’autres.
Enfin, pour les investisseurs, les gouvernements et les régulateurs occidentaux – pour ne pas dire « étrangers » -, se pose au bout du compte le problème de la confiance générale dans les entrées en bourse d’entreprises chinoises. Sans parler de l’exportation des conflits entre factions du Parti sur les marchés étrangers. En ce moment, les tensions entre Xi Jinping et les alliés de Jiang Zemin sont plus que palpables : de nombreux acteurs étrangers risquent d’en faire les frais. Il est permis de se demander si le Parti avait donné son accord pour que Didi soit côté aux États-Unis. Vu la réaction de Pékin, il se pourrait que non. Le timing devient alors problématique : Didi entre à la bourse de New York durant les célébrations du centenaire du Parti, ce qui lui fait perdre la face. Était-ce une bonne idée à ce moment-là ?
Résultat: le doute existe désormais. Comment les marchés étrangers sauront-ils si le Parti approuve ou non la cotation et si la compagnie est fiable ? Les cas d’Ant Financial et de Didi pousseront surement les gouvernements étrangers à moins facilement accepter de coter des compagnies chinoises. D’autant que ces dernières ont, semble-t-il, la fâcheuse tendance à dépendre des sautes d’humeur du Parti.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.